Wagner et la musique de film

(4 avril 2006, Ens – Cours sur Parsifal)

 

Denis Lévy

 

1. Un mot d’abord sur la généalogie de la musique de film : elle s’inscrit dans la tradition des musiques spectaculaires, depuis la musique de cour (Royal Fireworks) ou le ballet jusqu’à la musique de scène (Grieg, Sibelius), en passant par le poème symphonique (abondamment pratiqué par les romantismes « nationaux ») et évidemment l’opéra, y compris Wagner.

L’ascendance stylistique immédiate de la musique hollywoodienne me paraît, plutôt que Wagner directement, celle du néoromantisme d’Europe Centrale (‘néo’ désignant l’influence wagnérienne) importé par des compositeurs comme Erich-Wolfgang Korngold, Max Steiner, Miklosz Rozsa, Franz Waxman, Frederick Hollander, Bronislau Kaper. L’influence de Wagner est donc médiée, sauf cas particuliers, comme chez Bernard Herrmann, qui la revendique plus directement.

 

2. La thèse que je soutiendrai sur la musique de film, et qui est en un sens une radicalisation des thèses d’Eisler, est qu’elle ne relève aucunement de l’art de la musique, mais de l’art du cinéma. C’est une technique musicale, certes, mais entièrement au service du film, comme la photographie, ou le jeu d’acteur. Il n’y a donc pas sens à exiger d’elle qu’elle soit de la Musique (qu’on puisse l’écouter en concert, etc). La plupart des musiciens de film le savent bien, d’ailleurs. La musique de film ne produit ni œuvre ni pensée musicales mais il lui arrive de produire des idées-cinéma. À la limite, on pourrait dire qu’elle est toujours décorative, sans péjoration (« C’est du papier peint », en disait Stravinsky).

Ce que l’art du cinéma demande à sa musique, c’est d’ajouter quelque chose à l’image : non pas de la « traduire », puisqu’il n’y a évidemment pas d’équivalence (et en ce sens, il y a toujours face à face : il y en a qui sont attendus, et d’autres qui sont inventifs), mais de la supplémenter de quelque façon que ce soit. Donc on peut lui demander de remplir des fonctions très diverses : caractérisation, signal, amplification, ironie, voire « atmosphère », etc. En somme, participer à la constitution de ce que j’appelle la « tonalité » d’un film. Rien qui implique des conséquences musicales.

 

3. Quant au rapport à Wagner, il reste principalement technique : les « leitmotive » sont plutôt des thèmes destinés à variations plus qu’à organiser un réseau. Leur usage relève surtout de la nécessité de mélodies facilement reconnaissables, repérables et répétables.

Pour ce qui est de la synthèse, c’est davantage l’affaire du film que du type de musique. Sur ce point, j’objecterai à Eisler qu’on ne peut prescrire musicalement une musique de film en écart à l’image. Ce qui me pose problème dans ses thèses, c’est l’idée de musique « illustrative » : en quoi une musique peut-elle illustrer quelque chose ? Y a-t-il vraiment une imagicité de la musique, sinon de façon aussi métaphorique que la « musicalité » d’un film ? Qu’est exactement le mickeymousing, qu’est-ce que la musique peut « singer » de l’image ? Des rythmes ou des mouvements, ce qui est assez peu pour la musique.

En corollaire, qu’est-ce qu’une musique distante ? Parce que l’expérience démontre que, comme dit Kagel, « es geht alles », tout colle — ce qui ne veut pas dire que tout ait le même sens, mais que tout fait sens, parce que le film est toujours perçu comme un ensemble cohérent (même si énigmatique).

Donc la musique peut s’abstenir du mickeymousing, mais c’est à peu près la seule distance qu’elle peut prendre. Ainsi, si sur une scène d’amour on remplace les violons par une fanfare, tout ce qu’on obtiendra c’est une tonalité de fête plutôt que de sentimentalité, etc ; si sur un enterrement on met une musique de cirque, on aura l’effet « clown triste » (voir L’ange bleu), et peut-être un effet de plus grande présence de la musique (ce qui est peut-être l’essentiel), mais jamais un effet d’écart à proprement parler. Tout au plus peut-on parler d’écart par rapport à une norme, mais alors c’est une norme cinématographique : les moments musicaux convenus, par exemple : le vrai écart consisterait alors à ne pas mettre de musique sur une scène d’amour ; quand Bresson met la grand-messe de Mozart sur la scène de vidange des tinettes dans la prison d’Un condamné à mort s’est échappé, ce n’est pas Mozart qui est distant, c’est Bresson qui nous donne à entendre/voir un écart (parce que ce n’est pas une scène qui « normalement » appellerait de la musique), qu’aussitôt on réduit en interprétant ça comme une association (une idée du genre « le vent souffle où il veut », par exemple).

 

Finalement, la généalogie wagnérienne de la musique de film, surtout hollywoodienne, est d’ordre superficiel, stylistique : le « grand style » (mais ça vaut pour tout l’opéra), les sonorités orchestrales, le chromatisme (dans son double sens, musical et pictural).

Et il est vrai que globalement, et malgré quelques exceptions, la musique de film ne vaut, musicalement, pas grand-chose : on ne peut la « sauver » qu’en la soustrayant à la Musique pour l’assigner au Cinéma.

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