le moment du sublime dans Parsifal
(24 janvier 2006)
François Nicolas
Résumé
Ce cours sur Parsifal dégage progressivement le principe de ce qu’on propose d’appeler une Moment-analyse : une analyse de l’opéra comme constellation de moments (de natures très diverses).
À ce titre, on a déjà examiné le moment-faveur (2° cours) et ses moments-relais (4° cours), le moment de départ de l’œuvre et bientôt le moment de sa fin. Seront prochainement abordés les moments singuliers que constituent les trois grands monologues (de Gurnemanz, d’Amfortas et de Klingsor) et les deux confrontations Klingsor-Kundry et Parsifal-Kundry.
On propose ce mardi (6° cours) d’examiner s’il y a dans Parsifal ce qu’on appelera « un moment du sublime » : non pas tant un moment sublime mais un moment structuré autour de la question du sublime.
Pour cela, on entendra par sublime non le concept philosophique homonyme (dont on rappellera les grandes scansions, Kant et Schiller en particulier) mais une catégorie musicienne qu’on caractérisera ainsi : est musicalement sublime le geste qui outrepasse le beau par la soustraction improbable d’un pas de côté plutôt que par un saut qualitatif faisant culmination prévisible d’une accumulation quantitative. Le sublime musical tiendrait ainsi à une scission affirmative entre une prolongation et un retrait latéral.
On se demandera à ce titre ce qu’il en est de deux moments : le climax de tout l’opéra quand, au milieu de l’acte II, Parsifal se souvient de l’enjeu subjectif de toute cette affaire (le désastre Amfortas) contre une mémoire nostalgique déployée par Kundry (surgissement d’un grand silence par retrait du tutti) et surtout le moment concluant le second acte de Parsifal, au point précis où Parsifal se saisit de la lance jetée par Klingsor, lorsque la musique, loin de s’exacerber, se rétracte au fil de la harpe autour des trompettes et trombones.
On analysera ces moments avant d’en comparer quelques interprétations magistrales (Pierre Boulez, Armin Jordan, Kent Nagano).
On discernera sur cette base la contribution de ces moments à la Moment-analyse de l’œuvre.
*
Moment-analyse, ou µ-analyse
Moment-analyse ?
Remarque
Moment-faveur
Moments-limites
Moment du départ = moment de la préécoute
Moment de la fin = moment de la conclusion
Moments-relais
Moments de modulation
Moments de la mélodie sans fin (ou
moments-monologue)
Moments de synthèse (ou moments-dialogue)
Moment(s) du sublime ?
Schéma provisoire
« Constellation de moments »
La question du sublime
La singularité Schoenberg
Schoenberg
Sillages
Caractérisation du sublime musical
Le sublime en philosophie
Étymologie
Longin
Boileau
Kant : Critique de la faculté de juger
Friedrich von Schiller : Du Sublime
Hugo
Nietzsche
Rilke
J.-L. Nancy
À retenir…
Le sublime musical
Notre catégorie du sublime
Moments du sublime dans Parsifal
Le moment du renversement subjectif
Écoute comparative
Le moment de la victoire
Écoute comparative
Fonction de ces moments dans Parsifal ?
Nouveau programme
Annexe : µ-analyse
Cf. petit récapitulatif de notre analyse de Parsifal et de sa méthode.
Analyse du point de l’écoute musicale (1° année). Analyse musicienne (cf. intellectualité musicale : 2° année), plutôt que musicologique.
Écoute, pas audition. Éviter donc de s’arrêter aux analyses « architectoniques » et systématique (du type de celle de Lorenz). Nécessaire bien sûr, comme le savoir l’est aux quêtes de vérité, mais précisément pour le diagonaliser, non s’y installer.
Cf. l’écoute peut être dite une synthèse selon une modalité bien particulière (celle d’une intégration d’une équation différentielle le long d’un fil d’écoute…).
Cf. thèse plus vaste : analyser une œuvre du point de son écoute (au double sens de l’écoute qu’on peut en avoir et de l’écoute immanente que l’œuvre a de cette musique qui la traverse et la visite) passe par ce que je propose d’appeler une Moment-analyse (comme Stockhausen parle d’une Moment-Form) c’est-à-dire par une analyse de différents types de moments à l’œuvre plutôt que par une analyse systématique de la structure.
Avec le moment-faveur (2° cours), les moments-relais (4° cours), le moment du départ (4° cours) et le « moment de la fin » (à faire), on aurait donc une Moment-analyse en différents types.
Du point de la théorie des topos, trois de ces moments font penser à l’objet central, à l’objet initial et à l’objet terminal d’un topos.
Mais ma thèse n’est nullement qu’une œuvre est un monde, ou qu’une œuvre « fait monde » (comme certains écrivains peuvent par contre le soutenir concernant un roman qui « ferait monde »). Ma thèse est que la musique forme un monde et qu’une œuvre est un acteur de ce monde (le musicien n’en étant que le passeur).
Cf. 2° cours
moment du départ / moment de la fin
Traité dans le cours n°4
Cf. son importance pour une préécoute « au futur antérieur »
Il faudra examiner ce qu’il en est du moment de la fin dans Parsifal, ce moment toujours si crucial (cf. mon livre sur Schoenberg), et ici marqué par le fameux énoncé « Rédemption au rédempteur » (qui indique bien que Parsifal n’est pas le Christ – peut-être est-ce là son sens en dernier énoncé du livret).
Cf. cours n°4 : Filles-fleurs (II), Prélude (III), musique de la transformation (III)
Cf. moments explicites comme moments singuliers dans l’opéra wagnérien et souvent reçus comme « tunnels » : ces monologues récapitulant une situation. Dans Parsifal les grands monologues de Gurnemanz (à l’acte I : 20’ !), d’Amfortas (au même acte : 8’) et de Klingsor (à l’acte II).
Ces moments sont ainsi attachés non pas tant aux 2 personnages principaux constituant la polarité fondamentale de l’opéra (Parsifal et Kundry) mais aux trois personnages « secondaires » Gurnemanz, Amfortas et Klingsor.
On les appellera « moments de la modulation comme mélodie sans fin » ou « moments de la modulation mélodique »
Il s’agira d’analyser les différences de « modulations » mélodiques selon les subjectivités de Gurnemanz (le gardien de la mémoire avec ce que ceci implique de non-puissance subjective), d’Amfortas (l’agent du désastre par impuissance subjective) et de Klingsor (l’homme de pouvoir qui profite du désastre subjectif pour jouer d’apparences trompeuses). Soit trois figures : non-puissance, impuissance, pouvoir…
Cf. les moments de dialogue-confrontation. ici principalement la grande confrontation Parsifal-Kundry (25’) autour de laquelle pivote l’opéra tout entier, mais aussi le dialogue-confrontation Klingsor-Kundry (10’) au début du second acte.
Que s’y joue-t-il musicalement ? Dramatiquement ? Synthèse disjonctive/conjonctive de la musique et du drame ?
Hypothèse : moments de synthèse !
On les appellera « moments de la modulation comme synthèse » ou « moments de la modulation dramatique ».
Il faudra lier les traits musicaux caractéristiques de ces deux « moments » à leurs traits dramatiques du point du livret :
· Klingsor/Kundry se joue à l’intérieur du camp profitant du désastre
· Parsifal/Kundry se joue sur le contenu même du travail mémorial, sur le travail subjectif sur le passé…
5 types de moments. Les trois premiers (moment-faveur, début / fin) sont, par définition, des moments uniques. Les deux suivants (moments de modulation) sont pluriels ou du moins pluralisables.
Question : y ajouter le(s) moment(s) du sublime ? Hypothèse : le climax de l’opéra (quand Parsifal au second acte se souvient d’Amfortas) et le moment à la fin du second acte où Parsifal arrête en plein vol la lance jetée par Klingsor et dissout d’un geste l’illusion trompeuse engendrée par le désastre-Amfortas.
Voir en annexe
On aurait l’œuvre comme constellation de moments (Adorno !) traversée par le fil de l’écoute. Soit l’écoute comme mise en chaîne d’une constellation de moments par un fil d’écoute.
Aujourd’hui question du sublime.
Pourquoi cette question ?
Elle m’importe depuis longtemps.
La troisième acception du mot qui manque à Moïse
[après « prière » et « Juif »] est le mot
« beauté ».
Ce qui manque à Moïse pour convaincre son peuple, pour
le rallier à sa cause, pour le fasciner de sa puissance, c’est la beauté. Cette
beauté qui manque à Moïse, et dont use Aaron par son bel canto, par la
confection d’une statue en un matériau précieux entre tous, cette beauté vient
à manquer à Moïse car il choisit cette fois de s’en priver.
Le véritable point de victoire musicale se joue
là : si l’œuvre vise l’idée, si l’œuvre vise à se déployer comme partie prenante
de la pensée musicale et non pas comme divertissement anodin, alors elle doit
se priver de la beauté. Cet impératif est moderne : c’est ce que nous dit
le Moïse des années trente de ce siècle, non celui de l’âge baroque, ou classique
ou romantique.
Se priver de beauté ne veut pas dire la « sacrifier ». Les sacrifices sont l’œuvre du second
acte et il n’y a pas lieu de défendre quelque sacrifice que ce soit, pas plus
celui de la beauté que celui des hommes. Il n’y a pas de vertu au sacrifice.
Car le sacrifice, c’est ultimement la destruction d’un sujet après l’avoir
transformé en objet. Le sacrifice passe par l’anéantissement de quelque sujet
préalablement réduit à l’état de pur et simple objet : c’est la jeune fille
qu’on égorge sur l’autel sacré… Il n’y a pas lieu de sacrifier la beauté, de
s’en prendre à elle pour la réduire au statut d’un objet prêt au sacrifice.
Mais il y a lieu de s’en priver. Car s’en priver n’est pas l’anéantir. C’est
s’en écarter.
Pourquoi alors s’en écarter ? Pourquoi se priver
des services incomparables de la beauté, en particulier de son pouvoir de
fascination sur les hommes ? Pourquoi l’œuvre moderne devrait-elle se
priver de ce pouvoir de ralliement, de cette force de propagande, de l’impact
de l’objet fascinant le regard ? Ce que répond ici Moïse, c’est-à-dire
aussi bien Schoenberg, est je crois ceci : il faut se priver de beauté
parce qu’il faut vouloir le sublime.
Le sublime, c’est l’au-delà de la beauté, c’est ce qui
l’outrepasse, ce qui la diagonalise ; c’est dans « l’accès à
l’excès » le poids mis sur l’excès là où la beauté met
le poids sur l’accès. Le sublime n’est pas l’absolu de la beauté. Il est ce qui
reste excessif au point même où s’ouvre un accès.
Le sublime échappe à l’objectivation dont la beauté
est toujours menacée.
Une œuvre peut être belle mais ne saurait être
sublime ; elle peut seulement toucher au sublime, car ce qui en elle est sublime
n’est pas l’œuvre mais la musique telle que cette œuvre la touche en un de ses
moments.
Vouloir le sublime, et se priver pour cela de la
beauté c’est refuser l’idolâtrie de l’œuvre, de la belle œuvre, celle du bel objet
d’art comme celle de l’œuvre d’art totale. C’est la mise de l’œuvre au service
de son art et non pas l’inverse.
Mais pourquoi devoir se déprendre de la beauté pour
vouloir le sublime ? Essentiellement parce qu’il y a là un danger subjectif :
le danger d’aimer la beauté. Aimer la beauté, c’est un peu comme aimer l’amour.
C’est ce qui interdit d’aimer en vérité. Aimer la beauté, c’est en fin de
compte l’affaire de l’esthète, et ceci Schoenberg l’a souvent dénoncé. Le
compositeur ne saurait être un esthète. Aimer la beauté, cela peut être affaire
de dandy, de celui qui se refuse à admettre la séparation entre œuvre et vie,
et qui tente de faire œuvre de sa vie.
C’est en ce point que l’œuvre Moïse et Aaron remporte une
victoire de portée considérable, cette victoire qui ouvre à une espérance qui
ne trompe pas pour les temps futurs, pour notre temps musical. Le Moïse
religieux se trouvait privé de la ressource de la prière. Le Moïse politique
découvrait qu’il n’y avait plus d’usage que privé du mot
« Juif ». Mais le Moïse
musical décide de se priver de la beauté, non de la sacrifier car il ne s’agit
pas tant de la fuir que d’y être indifférent, de cette indifférence propre à
qui regarde plus haut et plus loin, à qui veut le sublime. C’est à mes yeux la
supériorité du Moïse musical sur le Moïse religieux et politique que de
décider, de trancher là où les deux autres restent suspendus en un point indécidable.
Et cette supériorité du Moïse musical rejaillit sur le
Moïse musicien car pour le compositeur comme pour le musicien en général, la beauté
est l’impensable, ce qui ne peut venir que par surcroît, tel un
bonheur — Schoenberg énonce cela très clairement à différentes
reprises —. Pour le musicien, la directive est de ne pas s’occuper de la
beauté. Pour l’œuvre la directive serait plutôt de s’en écarter, ce qui est
autre chose. Car la beauté est une tentation pour l’œuvre bien plus que pour le
musicien.
· « Apprendre à voir la beauté dans cette lutte éternelle pour la vérité. » [1]
· « L’artiste n’a pas besoin de la beauté. La vérité lui suffit. » [2].
· « C’est à l’artiste que la beauté se donne sans qu’il l’ait voulu, tendu qu’il est dans sa quête d’une vérité. » [3]
· « Le vrai poète ne méconnaît pas la vérité. » « Plus l’esprit créateur déploie ses aspirations, moins cela suffit au jouisseur. Entre ce plus et ce moins se livrent les combats de l’art. D’un côté la vérité : chercher ; de l’autre l’esthétique : le présumé trouvé, la réduction de l’effort dans sa digne tension à un pur objet accessible. » [4]
Cf. expérience compositionnelle de ma dernière œuvre : Sillages.
Cf. basculement (de D2 en D3) : quand une lente accumulation se poursuit pour culminer quantitativement (accumulation de pupitres du grand orchestre) en même temps que les dynamiques par contre se rétractent. D’où une dissociation à l’intérieur d’un mouvement jusque-là synchrone entre deux dimensions évoluant jusque-là parallèlement : le nombre d’instruments et leurs dynamiques.
Voir le schéma très simple suivant :
|
D1 |
D2 |
D3 |
Densité instrumentale |
+ |
++ |
+++ |
Dynamiques |
≺ |
≪ |
≫ |
Rapport |
parallélisme |
contrariété |
Après-coup, j’ai pris mesure de ce geste, intuitivement composé, en particulier par quelques réactions d’incompréhension : pourquoi ne pas avoir poussé l’accumulation jusqu’à son climax attendu, en un tutti orchestral plein d’effet ?
Il ne s’agissait pas pour moi de frustrer le public d’un effet attendu, de me « priver » de quelque délice du grand orchestre. Tout au contraire : je percevais ce geste (pas de côté) comme une puissance affirmative bien supérieure à celle qui aurait découlé du climax attendu (mais non annoncé !).
Il apparaissait une force singulière du pas de côté instauré par un retrait dynamique au point même où l’accumulation instrumentale atteignait son apogée. Le nom de sublime ici s’imposait, non comme « moment sublime » - on verra que cette nomination n’a à vrai dire pas de sens – mais comme moment où le sublime pointe comme question, comme « moment du sublime ».
Le sublime sera ici musicalement indexé comme inflexion soustractive dans une accumulation, au point donc où le beau se prépare à devenir culminer, le sublime donc comme geste de retrait face à la perspective d’une surabondance du beau, le sublime comme excès de type paradoxal (non comme manque) car prenant figure d’excès en pas de côté, non en prolongation ou en transformation du quantitatif en un qualitatif : le sublime comme excès qui ne procède pas d’une accumulation quantitative mais d’un retrait latéral et soustractif par rapport à une logique d’accumulation quantitative.
D’où cette caractérisation : sera dit musicalement sublime le geste qui outrepasse le beau par la soustraction improbable d’un pas de côté plutôt que par un saut qualitatif faisant culmination prévisible d’une accumulation quantitative. Le sublime musical tiendrait ainsi à une scission affirmative entre une prolongation et un retrait latéral.
Je ne souhaite nullement me lancer dans une discussion esthétique sur le sublime à partir de l’histoire philosophique de ce concept et surtout de sa destinée kantienne. Notre enjeu est de nommer ce type de mouvement musical et la proposition est de le faire au moyen du mot « sublime » en un usage tout à fait musicalement circonscrit.
Entre la catégorie musicale et le concept philosophique, il n’y a pas « transfert », ou transposition. Il y a homonymie et cette homonymie instaure des résonances qu’il s’agit ici de traiter en raisonances.
*
L’histoire philosophique de ce concept a quelques grandes scansions : essentiellement ici Longin, Giambattista Vico, Boileau, Edmund Burke, Kant, Schiller…
Étymologie pas claire, elle-même scindée (le signifiant est mixte, comme son signifié…).
Sublimis : ce qui nous porte vers le haut ?
Mais sub marque un déplacement vers le haut ou désigne un « sous ».
Sub/limis (oblique, de travers) ou sub/limen (limite, seuil).
Soit une ambivalence : sublime désigne soit une position sous la limite, soit un geste qui surmonte de travers !
Mon usage musical privilégie clairement ce second sens.
Le pseudo-Longin : apparition de ce Grec inconnu au second tiers du I° siècle après J.-C.
N’a été vraiment connu qu’à la seconde Renaissance.
À défaut d’inventer le substantif, c’est lui qui donnera au substantif « le sublime » (et non plus seulement à l’adjectif) une nouvelle place. [5]
Le sublime pourra être trouvé en un objet informe, pour autant que l’illimité sera représenté en lui. (118)
Le sublime a plus à voir avec l’informe qu’avec la forme : il se tient à l’écart du formellement beau…
La satisfaction qui procède du sublime ne comprend pas tellement un plaisir positif que bien plutôt admiration ou respect, et elle mérite ainsi d’être dite un plaisir négatif. (119)
Cf. négativité des affects d’admiration et de respect selon Spinoza… Le sublime est affectivement marqué d’une contrariété, en tous les cas d’une contrariété des affects liés à la simple beauté.
Nous nommons sublime ce qui est absolument grand, grand au-delà de toute comparaison (123)
Le sublime est absolument grand… Ce n’est pas tant un plus grand que le grand, un grand majoré (ou superlatif) qu’un grand absolu, donc non relatif. D’où – comme on le verra – l’importance d’un pas de côté. L’absolu n’est pas au-dessus mais à côté.
Il ne faut pas nommer sublime l’objet mais la disposition de l’esprit suscitée par une certaine représentation. (127)
Le sublime n’est pas une propriété d’un objet. Ce n’est pas non plus un état.
L’esprit se sent mis en mouvement dans la représentation du sublime dans la nature ; en revanche, dans le jugement esthétique sur le beau dans la nature, il est dans une calme contemplation. Ce mouvement (en son début particulièrement) peut être comparé à un ébranlement. (138)
Le sublime déstabilise car il n’est lui-même pas une stabilité, ce qu’est par contre la beauté.
Le sublime est un ébranlement de la statique du beau.
Le sublime est ce qui plaît immédiatement par la résistance qu’il oppose à l’intérêt des sens. (150)
Le sublime se joue au lieu d’une résistance, non de l’apogée d’un emport.
Le beau nous prépare à aimer quelque chose d’une façon désintéressée, et le sublime à l’estimer contre notre intérêt. (151)
Intéressante gradation : il faut de la contrariété (du « contre ») pour qu’il y ait du sublime.
La raison doit faire violence à la sensibilité. Dans le jugement esthétique sur le sublime cette violence est représentée par l’imagination elle-même en tant qu’instrument de la raison. (152)
Le sublime au lieu d’exercice d’une violence, ce qui n’a guère de sens pour la beauté…
N’avoir pas besoin de la société, sans cependant être insociable, c'est-à-dire la fuir, est quelque chose qui s’approche du sublime. (162)
Cf. la figure de l’écart intérieur qui nous sert en musique…
Le sentiment du sublime est un sentiment mixte. (18)
Différence importante avec la beauté qui, elle, se tient dans l’homogénéité, et même est un opérateur d’homogénéisation…
États pénible / joyeux. Réunion de deux sensations contraires. Comme il est absolument impossible que le même objet soit avec nous dans deux rapports contraires, il s’ensuit que c’est nous-mêmes qui soutenons avec l’objet deux rapports différents. (18)
La contrariété se loge au cœur du sublime.
Le sublime comme contrariété et division du beau. En ce sens, le sublime passe par le beau, présuppose un beau qui va se trouver diviser…
[Avec le sublime], nous éprouvons le sentiment pénible de nos limites. (19)
Cf. la différence d’accent dans « l’accent à l’excès » : le sublime met l’accent sur le fait que cet accès conduit bien à un excès : l’accès ne réduit pas l’excès. La sensation d’excès est même majorée par le fait d’y accéder.
En présence de la beauté, la raison et la sensibilité se trouvent en harmonie. […] En présence du sublime, au contraire, la raison et la sensibilité ne sont point en harmonie, et c’est précisément cette contradiction qui fait le charme du sublime. (20)
Cf. harmonie de la beauté, pas du sublime. Le sublime est essentiellement contradictoire.
Ce n’est pas peu à peu, c’est soudain et par secousse que le sublime arrache (22)
La soudaineté du sublime, pas son action progressive…
La beauté a ensorcelé Ulysse (22)
La beauté ensorcelle, pas le sublime…
Le trouble (25)
Le sublime, à la différence du beau, est ce qui trouble, qui trouble précisément la beauté…
Ce manque absolu de liaison, de communauté, cette anarchie (26)
Le sublime délie, disjoint la beauté. Il la scinde (cf. contradiction p. 20).
Un abîme qui s’ouvre à nos pieds (55)
Dimension vertigineuse du sublime…
Une masse de rochers suspendue au-dessus de nous, comme si elle allait tomber à l’instant même (55)
Le silence de toute une réunion de fidèles (58)
le sublime d’un stade bourré à ras-bord et entièrement silencieux…
« Cette face à jamais étonnée du vaincu de la lumière. […] Tomber dans la vérité et se relever homme juste, une chute transfiguration, cela est sublime. C’est l’histoire de Saint Paul. » [8]
Le sublime dans une chute, dans un écart…
Le sublime [9] comme « domptage artistique de l’horrible » [künslerische Bändigung des Entsetzlischen]
Lien classique du sublime avec l’horrible
« Wagner, « plus que tout autre », ne pouvait « respirer librement que dans le sublime et le supra-sublime » [im Erhabenen und Über-Erhabenen] [10]
Lien bien sûr de Wagner au sublime…
« Car le beau n’est rien / que le commencement du terrible »
Le terrible est un mot pour le sublime.
Dans la beauté, il s’agit de l’accord, dans le sublime, il s’agit d’une syncope.
La syncope, comme le vertige, a à voir avec le sublime.
Le sublime n’est pas au-delà du beau : il n’en est que le débordement, sur le bord même, pas plus loin que le bord.
Cf. le sublime se joue sur le bord, sur le pas de côté plutôt que sur la prolongation.
À la fin, il n’y a
peut-être pas d’art sublime, et pas d'œuvre sublime — mais le sublime a
lieu là où des œuvres touchent.
Le sublime touche, il y a un toucher du sublime : cf. caractère local et passager. À la fois cela vous atteint et cela reste de l’ordre du toucher, non de s’emprare de vous pour ne plus vous lacher.
Le sublime se caractérise au regard du beau.
Il se singularise par le mixte, la contrariété/contradiction interne, la disharmonie, la soudaineté de son surgissement, son effet vertigineux et troublant, sa logique de déliaison (il délie ce que le beau a lié).
Il est l’outrepassement du grand, son débordement : non pas l’ultra-grand (car il n’a pas même mesure que le grand : ce n’est pas comme un cardinal de taille supérieure) mais la capacité même d’outrepasser la grandeur sans pour autant se « déposer » en ultra-grand, en une concrétion de même nature stable que le grand. Soit : le beau est objectivable, pas le sublime. Le sublime relève donc d’un geste : c’est un geste qui peut être sublime, pas une chose. Une chose peut être belle, mais un geste (une opération) peut être sublime. En particulier le silence peut être sublime, lui qui difficilement chosifiable (d’où au passage le nihilisme proprement désastreux d’un Cage, tentant précisément de le chosifier avec ses médiocres 4’32 de silence !).
Catégorisons le sublime musical moins comme moment sublime que comme moment du sublime, moment du geste (musical) sublime, moment de l’opération (musicale) sublime.
L’opération – le geste – relevant du sublime en musique aura donc pour traits :
· de scinder, d’introduire du mixte, de la contrariété, de la disharmonie, de délier
· de le faire soudainement, par surprise
· d’opérer sur du déjà beau
· de se présenter comme une opération surmontant la grandeur
· d’affirmer moins par prolongation que obliquement, en surmontant par débordement.
5 traits donc : opération brusque scindant le beau et s’en écartant pour affirmer une nouvelle voie de la grandeur.
Je propose de chercher les moments où se pose la question du sublime dans Parsifal dans deux moments du second acte :
· le climax de tout l’opéra : le moment où Parsifal se rappelle du désastre dont il est subjectivement question, contre la mauvaise mémoire dont Kundry l’ensorcelle (la mémoire nostalgique de son enfance) ;
· le moment terminant le second acte lorsque Parsifal saisit en plein vol la lance jetée par Klingsor. La lance figure dans l’opéra le désastre subjectif nommé Amfortas (plutôt que Klingsor qui, lui, n’en est que l’effet : le pouvoir de Klingsor vient de l’impuissance d’Amfortas, non l’inverse ; c’est pour cela qu’il sera si facile pour Parsifal de révéler l’inanité de ce pouvoir, une fois la véritable puissance difficilement reconquise). Sa réappropriation par Parsifal ouvre à une dissolution instantanée du mirage et opère comme résurrection du processus Graal.
L’opération sublime est donc convoquée aux deux moments-clef de mutation subjective.
Acte II, mesures 994 et suivantes :
Suspensions sur des accords de 7° diminuée (+ 9° bémol), en séquence ascendante d’un tierce mineure, qui restent sans résolution et arrivent (mes. 1003) sur un accord 5+ toujours tonalement incertain. Voir ce qu’en dit Adorno dans son Essai sur Wagner (p. 87) :
« Si Wagner jugeait l’appel de Parsifal “Amfortas ! – la plaie !” plus violent que la malédiction de l’amour par Tristan, il mettait alors au centre de son œuvre huit mesures qui d’après leur facture atteignent immédiatement le seuil de l’atonalité. Mais seulement le seuil. »
Atonalité ? Pas vraiment ! Suspension de la résolution (grâce à L9, le motif de Kundry), qui va déboucher d’ailleurs – point remarquable – sur L5 (mes. 1005) lequel va initier un travail séquentiel ascendant (mes. 1008-1014).
Orchestralement, on a le contraste entre grands tutti massifs (nombreux unissons et doublures) et silence (silence orchestral sur la voix de Parsifal – mes. 995/999 -, puis silence général avec point d’orgue – mes. 996 -).
L’effet de silence est bien sûr saisissant : voir le potentiel sublime non du silence (voir Cage l’idiot !) mais du faire brusquement silence.
· Boulez (1970) : décevant ! Il ne joue guère le point d’orgue
· Kent Nagano (2004) : ne joue quasiment pas les silences !
· Armin Jordan (1982) : le mieux, mais il ne joue guère lui non plus le point d’orgue.
Geste plus spécifique.
Soit en groupes ici synchrones (de haut en bas) :
· les flûtes et timbale.
· les hautbois, bassons, cors et altos
· les clarinettes (+ cor anglais), violoncelles et contrebasses
· les trompettes et trombones
· les cordes
· la harpe
· [les deux voix]
Cf. Effacement progressif (II.1493) :
· d’abord les clarinettes (+ cor anglais), violoncelles et contrebasses
· ensuite les hautbois, bassons, cors et altos
· enfin les flûtes et timbale
· et bien sûr la harpe (en decrescendo)
Restent (II.1494) : les violons (piano) + les trompettes & trombones (en crescendo).
Cependant ce crescendo des cuivres ne conduit pas à une nuance forte : rien n’est ici indiqué et l’interprétation de ce crescendo reste donc très ouverte.
Ma thèse est que ce crescendo devrait être (très) retenu (conduire à un simple mf) - ce qu’il n’est malheureusement pas chez Boulez (1970 du moins) – pour être vraiment à hauteur de la question du sublime.
Voici de ce moment une réduction piano :
· Boulez (1970) : décevant ! Il faudrait écouter sa nouvelle interprétation (cf. transformation-amélioration de son Moïse et Aaron)
· Kent Nagano (2004) : beaucoup mieux, mais la mise en scène est ici faiblarde.
· Armin Jordan (1982) : le plus convaincant, mais l’effet de la mise en scène y est non négligeable.
Ces deux moments indexent donc les retournements subjectifs cruciaux d’un geste sublime. Le sublime touche à la capacité de s’écarter de la mémoire nostalgique pour renouer avec le fil subjectif oublié, à la puissance subjective qu’une telle décision autorise contre le pouvoir d’apparences trompeuses (« Le roi est nu ! »).
Le second moment en particulier intervient à la fin du second acte, qui est indubitablement le sommet dramatique – il ne se passe plus grand-chose au troisième acte qui ne soit la conséquence directe de la dissolution du mirage -.
Il va contribuer à disposer ce troisième acte (et la résurrection du Graal) dans une tonalité non triomphante : non comme une revanche ni comme un bonheur mais comme la reprise d’un processus collectif.
Remarquer donc que le moment du sublime n’est pas celui qui conclut l’opéra. Il pointe une direction, et ne vient pas sceller un état (ce qui est bien le propre de la tonalité sublime).
Signification du sublime attachée ici à ce renversement impuissance-pouvoir/puissance reconquise-pouvoir dissous. Ce qui s’efface dans ce moment, c’est le bruit que fait la colère de Klingsor. Ce qui s’affirme, c’est qu’il suffit de peu de choses pour disloquer le pouvoir découlant d’un renoncement, peu et beaucoup à la fois, car celle relève d’une décision immanente, d’un combat contre soi-même (ici celui de Parsifal, et plus globalement celui du sujet-Graal).
Leçon importante par le temps qui courent, où les Klingsor abondent, et les Parsifal se font plus rares…
Changement d’ordre proposé : suspendre la Moment-analyse jusqu’à avril pour se tourner d’abord vers la généalogie de Parsifal.
1. 11 octobre 2005 - Introduction : Parsifal, quels enjeux aujourd’hui ?
2. 8 novembre 2005 - Moment-analyse (1). Écouter Parsifal à partir de son moment-faveur
3. 22 novembre 2005 - La structure globale : musicale (Alfred Lorenz) / théâtrale (Wieland Wagner)
4. 6 décembre 2005 - Moment-analyse (2). De quatre moments relayant l’écoute : Prélude de l’acte I, Filles-fleurs, Prélude de l’acte III, musique de la transformation (acte III)
5. 10 janvier 2006 - Théorie « néphologique » du réseau des leitmotive
6. 24 janvier 2006 - La question du sublime dans Parsifal. Moment-analyse (3) : les moments du sublime
7. 21 février 2006 - Généalogie ascendante : le moment-Parsifal dans l’Œuvre de Wagner [Stein]
8. 7 mars 2006 - Généalogies descendantes (1) : Debussy [Robin Holloway]
9. 21 mars 2006 - Généalogies descendantes (2) : la musique de film
10. 4 avril 2006 - Drame (1) : l’informe (musique & poésie). Modulations « mélodiques » (la mélodie sans fin & la musique modulée par le poème). Les moments de la mélodie infinie (les grands monologues de Parsifal)
11. 2 mai 2006 - Drame (2) : l’hétérogène (musique & non-art : érotico-politique). Modulations « rythmiques » (rythme, mètre et tempo…). Les moments de synthèse dramatique (les grandes confrontations dans Parsifal)
12. 16 mai 2006 - Bilan : Écouter Parsifal ?
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Types de moments (µ) |
Acte I |
Acte II |
Acte III |
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µ-limite |
Prélude |
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« Rédemption au rédempteur » |
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µ-faveur |
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Scène de la transformation |
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µ-relais |
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Filles-fleurs |
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Prélude |
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Musique de la transformation |
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µ du sublime |
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« Amfortas ! » |
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Arrêt de la lance |
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µ de modulation |
mélodie sans fin (monologues) |
Gurnemanz |
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Amfortas |
Klingsor |
|
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synthèse dramatique (dialogues-confrontations) |
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|
Klingor-Kundry |
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Parsifal-Kundry |
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[1] Cf. Traité d’harmonie, p. 54
[2] Cf. Traité d’harmonie, p. 408
[3] Cf. Traité d’harmonie, p. 409
[4] Cf. Traité d’harmonie, p. 402
[5] Baldine Saint Girons : Le Sublime (de l’Antiquité à nos jours) - Desjonquères (2005)
[6] Éd. Vrin — trad. Alexis Philonenko
[7] 1793-1798 (Ed. Sulliver – 2005)
[8] Critique, 275
[9] Cf. La Naissance de la tragédie
[10] Le cas Wagner
[11] L’offrande sublime, in Du sublime (coll.) - Belin (Coll. L’extrême contemporain), 1988