Bilan de Parsifal (Qui est Kundry ?)
(30 mai 2006)
Si l’enjeu de Parsifal
est la réactivation d’un processus collectif ensablé (Montsalvat) et sa relève
par l’incorporation d’une innocence générique (Parsifal), son effet paradoxal
tient au salut de Kundry bien plus qu’à celui d’Amfortas. D’où la double question :
1) Comment le collectif de Montsalvat est-il transformé
(relevé ?) de l’acte I à l’acte III ?
2) Finalement qui est ici Kundry ?
I. Que penser musicalement
de la thèse d’Alain Badiou sur Parsifal
selon laquelle son sujet toucherait à la question du cérémonial, donc à la
représentation du collectif comme tel ? (cf. www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1248)
On articulera cette question au statut dans Parsifal d’une réverbération proprement musicale - celle qui est composée, non pas livrée à l’espace
architectural, et qui affirme : « Maintenant, l’espace
devient temps » -. Cette
réverbération, structurant la pré-écoute de l’œuvre, opère en effet comme une auto-représentation de la
musique.
D’où un examen de son destin tout au long de l’opéra — tout
particulièrement lors de l’entrée en scène du chœur (homophonique et
diatonique) des Chevaliers — et une analyse des différences musicales entre les
trois chœurs de l’opéra (chœurs masculins des actes I & III, chœur
féminin de l’acte II).
II. Wagner a
indiqué en 1860 que le sujet de son Parsifal s’était soudainement
clarifié quand il a compris que la servante (des actes I et III)
était – devait être – le même personnage
que la corruptrice (de l’acte II). Cette Kundry, synthétisant deux figures
restant disjointes dans Tannhäuser
(Élisabeth & Vénus), constitue dans Parsifal une énigme : énigme de tessiture
(soprano/mezzo), de diversité vocale (Kundry pleure, chante, crie, parle,
gémit, rit…), de présence dramatique (Kundry, presque tout le temps présente et
principale figure de l’acte II, est souvent invisible dans l’acte I, et
presqu’entièrement muette à l’acte III), d’individualité (Kundry circule
« de monde en monde » et rassemble différents visages féminins de
toutes époques).
Pour éclaircir cette énigme-Kundry, on examinera ce qu’il en est de la voix en musique.
On soutiendra qu’en musique la voix ne se conforme pas au
modèle instrumental : elle ne relève pas de la trace d’un corps-à-corps
mais d’un tracé au fil d’un
souffle traversant un résonateur.
Ainsi le rapport de la voix au corps qui la configure
s’avère un rapport de disjonction (ne
dit-on pas d’une personne qu’elle est un corps mais qu’elle a
une voix ?) quand celui d’un son instrumental à sa base corporelle est de conjonction.
Cette disjonction vocale s’ajuste dans Parsifal à la disjonction-Kundry pour l’y constituer en emblème de la vocalité.
On éclairera en ce point l’enjeu-Kundry par la notion de « pulsion invocante »
avancée par Lacan en 1964, qui réactive celle de prière : il s’avère dans Parsifal que la véritable prière est une fois de plus
l’affaire de Kundry (acte III), non d’Amfortas (acte I) (« la
vraie prière, celle qui ne sollicite rien », Samuel Beckett).
Au total ceci fera apparaître Kundry comme figure de l’in-vocation (cette modalité musicale de la subjectivation, en
amont de la diversification des subjectivités effectives), donc comme figure
logique plutôt qu’ontique (à proprement parler, Kundry n’est pas un personnage, n’étant pas un personnage…).
III. Au total,
il apparaîtra que Parsifal se déploie dans la triangulation
instaurée par la voix-Kundry (à la fois
individuelle et multiple), le chœur-Chevaliers (à la fois pluriel et unifié) et la figure-Parsifal. Ainsi Parsifal, Kundry et le collectif constituent
les enjeux véritables du drame quand les quatre personnages stricto sensu —
Titurel, Amfortas, Klingsor et Gurnemanz — en figurent plutôt les opérateurs.
*
On conclura le travail de cette année en subsumant Parsifal comme opéra crépusculaire où convergent une résistance (à l’obscurantisme de la musique vocale à effets),
un parachèvement (de la synthèse
wagnérienne), et une prophétie
(l’aurore du XX° siècle – qui se nommera Schoenberg/Debussy
– aura bien pour tâche propre de réinterpréter cette œuvre : voir La
Nuit transfigurée, les
Gurrelieder & le second quatuor/Pelléas, Le Martyre de saint Sébastien & Jeux).
–––––
Puzzle
Double puzzle :
celui d’une moment-analyse
celui du « sujet » de l’opéra
Les pièces du/des puzzle (s)
Cérémonie ?
La réverbération
Réverbération de…
Elle est postérieure
« Maintenant, l’espace devient temps »
Une représentation
Changement ?
Le Collectif
Il est l’enjeu du livret
Trois moments
Deux types sexués de collectif
Un collectif masculin lié à un lieu
Transformations du collectif masculin
Polyphonisation
Chromatisation
Disparition de L5
Élargissement de l’étagement spatial
La question de Kundry
Plis & replis…
Un pli
Un dépli
Exemples mathématiques
Repli disjonctif
Recension rapide
Arrivées
Au total…
Départs
Sommeil
Servante
Corruptrice
Son maître
Transformations de Kundry
Cris
Gémissements
Rires
Synthèse de nombreuses femmes
Errance entre différents mondes
Figure sans nom
Invisible
Silencieuse
Au total…
Syberberg
Registres
Mon hypothèse
Un foyer de rapports
Dilemme aliénant…
Le salut de Kundry ?
De quelle nature est donc le salut pour Kundry ?
Musicalement ?
La voix
Corps-accord
Souffle-obstacle
Différents instruments
Résonateur ?
La voix : tracé plus que trace
Voix de la Callas / piano d’Argerich
Voix & subjectivation musicale ?
Qui est Kundry ?
La pulsion invocante !
Lacan : Séminaire XI
La voix du dividu…
La voix : service/corruption
Prière ?
Vocalisation et invocation
L’invocation musicienne
La vocalisation musicale
Les musiciens, passeurs de musique…
La déception du III° acte…
De l’invocation à la vocalisation…
Triangle
Une triple différence de la seconde cérémonie par rapport à la
première
Parsifal, un opéra
crépusculaire
Un crépuscule
Quatre figures généalogiques
Annexe : µ-analyse de Parsifal
Il nous faut monter un puzzle, plus exactement un double
puzzle.
Le fil d’écoute est une manière de « relier » le
collier de moments, de lui donner forme de constellation.
Des « pièces » de cette moment-analyse (des
moments donc) ne sont pas clairement intégrés à la constellation-Parsifal.
Alain Badiou a ainsi mis l’accent sur les moments collectifs des actes I et III
comment moments de cérémonie. Il nous lègue donc une question : qu’en
est-il musicalement de ces moments de cérémonie ?
On retrouve ici la thématique proposée par Badiou : Parsifal comme interrogation sur la possibilité de cérémonies
d’un type nouveau.
Mais la question du sujet de cet opéra touche aussi à cette
question qui me taraude : « Mais qui est exactement Kundry ? ».
Kundry n’est clairement par un personnage comme les autres, et son rôle exact
dans l’interprétation que j’ai proposée ici du livret (la réactivation d’un
processus collectif ensablé par la relève d’un jeune innocent venant
génériquement s’y incorporer) n’est pas explicité.
· la
question de la cérémonie (c’est-à-dire de la représentation du collectif)
· la
réverbération (et ses fonctions : rétroaction, espace…)
· le
collectif
· la
voix (& le corps)
· la
question de Kundry
Alain Badiou a
thématisé le sujet de Parsifal comme tournant autour de la question de la
possibilité d’un nouveau cérémonial, qui opère comme auto-représentation du
collectif.
Je propose
d’éclairer musicalement cette question par la problématique, déjà introduite
dans ce cours, de la réverbération car celle-ci, comme on va le voir, peut être
conçue comme une manière pour la musique de s’autoreprésenter. Voyons comment.
Qu’est-ce d’abord que la réverbération ?
La réverbération est la contribution de l’espace à la
musique, c’est-à-dire au temps musical. Or dans Parsifal, il existe une composition musicale d’une
« réverbération », qu’on appellera « réverbération musicale » (pour la distinguer de la réverbération sonore ou acoustique ordinaire) : dès les premières mesures du Prélude, Wagner compose
une sorte de réverbération musicale
de L1 (prenant modèle sur une réverbération acoustique ou purement sonore).
Cette réverbération musicale intervient quatre fois dans le Prélude : mes.
6-8, 14-19/25-27, 33-38 (ce qui compose un total de 2*3+6 = 18 mesures).
Qu’est-ce qu’une réverbération ? C’est au moins quatre
choses.
C’est d’abord quelque chose qui est attaché à une source,
une origine : il s’agit toujours de la réverbération de ceci ou de cela, de tel ou tel « objet » sonore.
C’est un peu comme une ombre, et non pas une pénombre :
une ombre est ombre de quelque chose, ce que n’est pas une pénombre ;
c’est d’ailleurs ce qui permet de compter-pour-un « une »
ombre : à partir de l’un de ce dont elle est ombre ; plus difficile,
on le voit, de parler d’une pénombre, si
ce n’est en comptant ici le « un » à partir d’un lieu : par exemple « la pénombre qui règne
dans telle partie de tel lieu »…
C’est ensuite une réalité qui suit chronologiquement une
première réalité sonore : autant on peut découvrir visuellement une chose
en commençant par voir son ombre, autant ceci n’est guère possible pour une
réverbération qui est chronologiquement seconde (c’est à ce titre que le
Prélude de L’Or du Rhin ne saurait être
thématisé comme constituant une réverbération). On a vu que cette
caractéristique tendait à configurer un point de pré-écoute selon une logique rétroactive :
quand on comprend une chose sonore du point de sa réverbération, on la comprend
de son bord d’extinction, et donc rétroactivement.
La réverbération a également pour essence d’être une
rétroaction de l’espace sur la musique. Il y s’agit très précisément d’une
inversion de l’énoncé fameux « Ici le temps devient espace » [1] ;
au point de la réverbération, on a : « Maintenant, l’espace devient
temps » puisque la réverbération est une manière pour l’espace de produire
du temps sonore. La réverbération, c’est ainsi de l’espace transformé en temps.
Enfin une réverbération peut être vue comme une
représentation du son par l’espace : en un sens, une réverbération représente du point de l’espace le son qui y a été présenté.
Ainsi, si la réverbération est une sorte de représentation
de la musique par l’espace, alors composer une réverbération (comme le fait
Wagner dans le Prélude de Parsifal)
revient à présenter une représentation.
*
Il m’apparaît qu’il y a là une analogie significative avec
le thème de la cérémonie tel qu’Alain Badiou l’a avancé lors de la récente
journée Parsifal.
En effet on peut dire que la réverbération musicale de Parsifal est une manière pour la musique de se représenter dans sa puissance
spatiale propre (la musique compose un équivalent de ce que l’espace réalise
sur un plan sonore : soit une musicalisation de l’interaction du son avec
l’espace), un peu comme la cérémonie est une manière pour un collectif de se
représenter à soi-même.
Si cette analogie est pertinente, alors la question de
Badiou – y a-t-il une différence entre les deux cérémonies, qui attesterait que
le sujet de Parsifal (une cérémonie
est-elle aujourd’hui possible ?) soit affirmatif ? – devient : y
a-t-il une différence de réverbération musicale entre les actes I &
III ?
Difficile de le discerner : l’opération de composition
d’une réverbération musicale est cantonnée aux premières mesures de l’œuvre et
n’a plus d’équivalent strict dans la suite de la partition.
Il faut donc nous demander plutôt : y a-t-il changement
dans la figure collective du chœur des Chevaliers entre l’acte I et l’acte
III ? Donc y a-t-il des changements dans ce qui est représenté plutôt que
dans la représentation comme telle ? Non pas : y a-t-il un changement
du type de cérémonial ?, mais y a-t-il un changement de son
« contenu » ?
On peut discerner une modification du chœur d’hommes, qui va
apparaître comme une amplification, non comme une inflexion ou une altération
véritable.
Rappel : le
collectif est l’enjeu du livret, puisque ce qu’il s’agit de réanimer est un
processus subjectif (collectif) ensablé.
Dans Parsifal, il y a
trois moments collectifs, un par acte :
I : collectif
de Montsalvat
II : collectif
des Filles-fleurs
III : collectif
de Montsalvat
Il y a donc un
collectif d’hommes et un collectif de femmes.
Or il y a un énorme
contraste entre collectif masculin et collectif féminin.
Comme on l’a vu, le
groupe des Filles-fleurs est marqué par une mobilité musicale sans équivalent
dans le reste de l’opéra, un dynamisme plaisant et innocent à l’exact antipode
du chœur massif, statique et ténébreux des chevaliers ensablés dans un rite
raréfié.
Dans le collectif
féminin, le « je » trouve sa place, en une rivalité de séduction. Le
collectif masculin, lui, ne connaît que le « nous ».
L’apparition du
collectif d’hommes est toujours nettement délimitée par une coupure qui la
précède et y introduit : la « scène de la transformation » (I)
puis la « musique de la transformation » (III).
Cette coupure a pour
sens explicite que le collectif est celui d’un lieu singulier, exempté des lois
ordinaires de l’espace indifférencié (« ici, le temps devient espace »).
C’est à la fois le collectif qui fait la singularité du lieu Montsalvat et la
singularité subjective du lieu qui fait la spécificité du collectif de ses chevaliers.
Alain Badiou a posé
la question de la transformation entre la première et la seconde apparition du
collectif de Montsalvat.
Musicalement, cette
transformation est assignable aux quatre traits suivants :
Il y a d’abord une
polyphonisation : d’une part la monodie frappante de la première apparition
dans l’acte I (voir exemple musical un peu plus loin) n’a pas son équivalent
exact dans l’acte III ; d’autre part le nombre de voix musicales distinctes
s’accroît : on passe de 7 (I.1567) et 8 (I.1410) à 11 (III.1106…).
Il y a ensuite une
chromatisation, ou du moins une dédiatonisation : la première apparition
du chœur monodique d’hommes donne lieu à une des très rares pages de Parsifal qui soient
sans aucune altération (13 mesures : I.1160-1172).
Dans le Prélude,
l’absence d’altérations n’était attachée qu’à la fin de L1 suivie de sa
« réverbération » en La bémol majeur (soit seulement 7 mesures :
I.4-10/I.14-20).
13 mesures sans altération
(I.1160-1172) !
(attention : les fa # des cors et
trompettes doivent s’entendre comme des si bécarres)
soit en réduction :
Paradoxalement, le
retour dans l’acte III d’un chœur moins diatonique s’accompagne d’une
disparition du leitmotiv central (L5) qui était pourtant porteur de
chromatisme.
L5 jouait un rôle
important dans le chœur de l’acte I.
Je vous rappelle
qu’il venait structurer le moment-faveur (au cœur de la scène de la
transformation). L5 apparaît pour la première fois « dans la voix »
en I.1204 (voix des jeunes gens), et à nouveau en I.1213. Ensuite il réapparaît
lié à la voix d’Amfortas (I.1259) et à celle de Titurel (I.1475) puis, à la fin
de l’acte I, dans l’orchestre (I.1599).
Au cours de l’acte
III, L5 intervient encore (seulement un peu) et cette fois uniquement à
l’orchestre ou brièvement lié à la voix de Gurnemanz (III.369). Le chœur
d’hommes n’entre plus en rapport avec ce motif, étant en un sens
« épongé » par le salut apporté par Parsifal.
Dernière
transformation : il y a un élargissement de l’espace occupé par le collectif
puisqu’au double étagement dans l’acte I (coupole & scène) succède à l’acte
III un triple étagement : voix des chevaliers sur scène, voix des jeunes
gens désormais à mi-hauteur et voix des enfants en coupole.
Ce point a son
importance : la répartition des voix dans l’espace architectural en un
sens se substitue à la résonance musicale composée lors du Prélude (cette résonance
constitutive de la pré-écoute). On dira : depuis le moment-faveur et la
constitution donc d’un véritable point d’écoute, ce qui oriente l’oreille n’est
plus la réverbération de la pré-écoute mais ce qui s’est joué lors du
moment-faveur et plus globalement durant la scène de la transformation (qui ne
touche plus guère à la problématique de la réverbération).
*
Au total, on peut
donc dire que le collectif d’hommes amplifie son occupation de l’espace, tant
musical (occupation des degrés intermédiaires de l’échelle des hauteurs,
prolifération des voix musicales) que scénique (diversification de l’étagement
vertical).
*
Comment ce traitement
vocal du collectif se rapporte-t-il à celui de Kundry, à cette figure
énigmatique de l’opéra ?
Pour éclairer la
question « Qui est Kundry ? », je vais proposer la double
méthode suivante :
1) Considérer
d’abord que l’enjeu du salut, dans Parsifal, concerne
Kundry plus encore qu’Amfortas.
2) Nous demander
ensuite : qu’est-ce que le salut pour Kundry ? C’est de la réponse à
cette question que s’éclaircira le statut exact de sa figure.
Kundry est une disjonction : c’est cela qui me semble
son trait singulier –. À ce titre, elle est en un sens une synthèse disjonctive
(Deleuze)
Disjonction de deux figures féminines : la servante
(actes I & III) & la corruptrice (acte II).
On sait que Richard Wagner a d’un coup « compris »
le sujet de son opéra quand il a vu que ces deux figures ne devaient composer
qu’un seul et même personnage :
« Vous ai-je déjà dit que la messagère fabuleusement
sauvage du Graal ne doit faire qu’un avec la séductrice du deuxième acte ?
Depuis que cette idée s’est levée en moi, je me sens maître de presque toute ma
matière. » Lettre à Mathilde Wesendonk
d’août 1860 [2]
L’acte qui scelle la consistance du livret tient ainsi au
repli d’une figure féminine sur une autre.
Notons, à l’inverse, que l’acte scellant la consistance de
la représentation de l’opéra par Syberberg, tient, lui, à un dépli, à une
scission du personnage théâtral de Parsifal en deux acteurs : l’un
masculin, l’autre féminin.
Dépli/repli des plis… La puissance singulière de ce type de
gestes m’a toujours frappé en mathématiques :
· dépli ? :
cf. la distinction, durement conquise au 19° siècle, de la continuité et du
caractère dérivable d’une fonction
· repli ? :
cf. les différentes figures découvertes au début du 20° siècle du nouvel axiome
de choix. Voir le livre de Gregory H. Moore : Zermelo’s axiom of
choice. Its origins, development, and influence. (Springer-Verlag, 1982). La recension résumée des équivalences de cet
axiome occupe à elle seule 13 pages du volume (p. 322-334).
Donc Kundry comme repli de deux figures féminines, comme
synthèse disjonctive d’une servante et d’une corruptrice.
Pourquoi cette synthèse, ce repli, reste disjonctif ?
Car il reste un vide entre les deux termes du repli. Ce vide est très explicite
dans Parsifal : il prend la forme
de la disparition de Kundry (elle s’efface plutôt qu’elle ne part), et
inversement de son arrivée « d’on ne sait jamais où » (elle émerge –
par exemple du sommeil — plutôt qu’elle n’entre en scène, comme le fait par
contre Parsifal à trois reprises).
Faisons pour cela une recension des occurrences de Kundry
dans l’opéra.
Acte I : arrivée « volant dans les airs sur
une monture diabolique » (R6…) ; elle dira venir d’Arabie (R17). Elle
se jette ensuite à terre (R17) et refuse plus tard de s’en relever (R28).
Elle est réveillée au début de l’acte II par Klingsor et
apparaît donc comme sortant du sommeil.
Et pour sa seconde apparition de l’acte II, il est bien
précisé (R284) qu’elle réapparaît progressivement.
Acte III : elle sort à nouveau du sommeil, en
gémissant…
Au total, 2 sur 4 de ses apparitions sont des éveils
(actes II.1 et III), une est progressive (acte II.2) et une seule est
une véritable arrivée (acte I).
Elle disparaît, s’efface plutôt qu’elle ne part.
Acte I : elle disparaît derrière un buisson
(R100).
Acte II : après sa confrontation avec Klingsor,
elle « pousse un cri et disparaît » (R155)
Importance du sommeil comme figure de l’évanouissement, du
passage à une présence inactive, sans aucune intensité.
Ainsi à l’acte I, elle s’allonge, se cache, s’endort (R100)
Klingsor la réveille (R131) au début de l’acte II. On ne
sait d’ailleurs trop comment elle est passée de la forêt de Montsalvat à celle
du domaine de Klingsor.
Voir aussi le « sommeil de mort » auquel Klingsor
la condamne (R131)
Le sommeil, pour Kundry, est une figure de salut car c’est
lui qui lui permet d’échapper au dilemme servir/corrompre : « Sommeil
éternel, unique salut, comment te gagnerai-je ? » (R148). Mais, comme
on va le voir : il y a sommeil et sommeil, car il y a le sommeil d’avant
le baptême (celui qui lui permet d’oublier son destin de servante corruptrice)
et celui d’après le baptême (quand, à la fin de l’opéra, Wagner écrit que
« Kundry tombe sans vie ») qui est plutôt une résolution, nous
verrons comment.
« servante inlassable et craintive », « ta
fidélité » (Amfortas, R29)
« Elle nous sert, — tout en se servant. »
(Gurnemanz, R38)
Elle apporte un baume à Amfortas (R15), de l’eau à Parsifal
(R98)
« Là-bas j’ai servi. » Kundry (R136)
Au « service » de Klingsor (R155)
« Servir… Servir ! » (R326) = ses seuls
mots de tout l’acte III ! Elle va chercher de l’eau à la source et
« se met au travail dans la hutte ». Elle asperge Parsifal d’eau à
son retour (III) : R339 ; elle détache ses jambières, lui lave les
pieds (R343)
Noter qu’une fois baptisée (donc « sauvée »),
Kundry ne sert plus : elle n’a plus à servir et elle n’en prend plus
l’initiative (il faut remarquer que dans le lieu Montsalvat, la question du
service ne se pose pas [3]).
Corruption ?
« Ils sont tous à vendre, pour peu que j’y mette le
prix. » Klingsor (R137)
« Corruptrice ! » Parsifal (R309)
« Je suis ton maître./Par quel pouvoir ?/Parce
qu’envers moi seul, ton pouvoir ne peut rien. » Klingsor/Kundry (R143-145)
Clef subjective de Kundry : c’est pour cela que
Parsifal va changer la donne pour elle, en écartant le pouvoir de Kundry sur
lui. D’où un nouveau « maître » pour Kundry.
Au passage, ceci indique bien que Kundry ne s’inscrit pas
dans la logique hégelienne du maître et de l’esclave, car être esclave ne dote
pas Kundry d’un pouvoir en retour sur son maître.
Acte II : Elle est « une jeune femme de la
plus grande beauté – Kundry – totalement transformée » (R298)
Ni Gurnemanz, ni Amfortas (!) ne semblent voir que c’est la
même !
· Gurnemanz :
voir R40 (« Où errais-tu, au jour où notre maître perdit la
lance ? » !), R44 (il n’a pas vu la « femme d’une effrayante
beauté » qui a ravi Amfortas…)
· Amfortas
la remercie pour sa fidélité (voir R29) !
« Kundry crie d’une voix rauque » (R87)
« Cri atroce » au début de l’acte II quand
Klingsor la réveille (R131)
« Hurlement de plainte » (R131)
R155 : II.348
R320 : cf. mélodie terminant l’acte II
R131
R325 (début acte III)
R87
R155 : II.344
R310 : elle a ri en voyant le Seigneur.
R316
« Elle vit ici, maintenant – peut-être pour expier
encore une faute d’une vie antérieure ». Gurnemanz (R38)
« Titurel la connaît depuis plus longtemps. »
Gurnemanz (R40)
« Elle qui a vu tant de choses ! » Gurnemanz
(R97)
« Tu fus Hérodiade, tu fus tant d’autres femmes »
Klingsor (R131)
« Lointaine est ma patrie » (R302)
« Je l’ai vu – Lui – Lui – et j’ai ri. » (R310)
Elle est décrite comme errante (voir R40 ci-dessus).
Surtout, elle erre de monde en monde : « De monde
en monde, je le cherche » [le Christ] (R310)
C’est donc une figure générique, qui renvoie à celle du Juif
errant !
Au passage, sa non-inscription dans un monde particulier
indique bien qu’il ne saurait s’agir d’un personnage au même titre que les
autres de Parsifal – d’un individu ou
d’un dividu – qui sont tous
attachés à des situations spécifiques.
« Toi qui n’as pas de nom […] Tu fus Hérodiade, tu fus tant d’autres femmes, Gundryggia
là-bas, Kundry ici. » Klingsor (R131)
comme Parsifal ? — « est-ce moi que tu as appelé,
moi qui n’ai pas de nom ? » Parsifal (R299) – Pas tout à fait, car
elle est radicalement sans nom (voir sa généricité) ou, mieux, son nom propre
est en fait un nom commun.
Parsifal, lui, s’il n’a pas de nom, c’est simplement qu’il
ne le connaît pas. Et ce sera Kundry qui précisément va lui apprendre ce
nom : « Je t’ai nommé Fal parsi.
Je te nomme Parsifal. »
(R300)
Acte I : Elle disparaît derrière un buisson et
reste « unbemerkt » R100
(juste avant la scène de la transformation). Ensuite c’est l’espace qui va
changer : c’est le lieu où Kundry réside invisible qui disparaît, non Kundry
elle-même.
R281 : « Parsifal entend la voix de Kundry
jaillissant d’une haie de fleurs ». R284 : « Kundry, devenant
progressivement visible »
Kundry est silencieuse une bonne partie de l’acte I (avant
la scène de la transformation).
À l’acte III, Gurnemanz lui parle et elle « acquiesce
d’un léger mouvement de tête » (R332)
Elle sert silencieusement Parsifal (lui apporte de l’eau,
détache ses jambières, lui lave les pieds, les lui oint…).
Elle est silencieusement baptisée.
Elle suit silencieusement Gurnemanz et Parsifal et pénètre
dans le domaine de Montsalvat (R353). Elle assiste à la guérison d’Amfortas
(R365).
À la fin, elle « tombe lentement à terre, sans
vie » (R367) [Morte ? Ce n’est pas dit explicitement…]
Deux figures associées mais non fusionnées : un vide
les sépare (sommeil).
Il y a au principe même de Kundry l’association non
fusionnante d’une voix et d’un corps. Kundry comme synthèse disjonctive non
seulement de deux figures féminines mais à chaque fois d’un corps & d’une
voix.
Kundry : une présence scindée ; cf. corps visible
mais muet/voix audible mais corps invisible
|
Corps
visible |
Corps
présent mais invisible |
Corps
absent |
Voix
audible |
Acte II |
Un
moment acte II (cf. fin des Filles-fleurs) |
|
Voix
muette |
Acte I
(1°) et surtout acte III |
Acte I
(1°) |
Acte I (2°) |
Même sa voix est l’association non fusionnante de
différentes caractéristiques : [paroles], chants, cris, gémissements,
rires, [murmures]…
Donc Kundry comme replis de replis…
Soit la profonde légitimité du parti pris de
Syberberg :
« diviser Kundry en corps et voix […] de telle manière
que l’apparition de la personne soit divisée en elle-même, et sur un mode non
psychologique […] ; une déchirure réunie dans une seule personne, le son
qui traverse un être humain sous forme de femme. » [4]
Et, comme l’écrit Michel Chion [5] :
l’« utilisation du play-back nous dit aussi qu’il n’y a
pas d’homogénéité du corps à la voix ».
Ainsi, cette division corps/voix s’appuie sur la
non-homogénéité de l’une à l’autre : il ne s’agit donc pas d’un
arrachement accidentel mais bien de l’accentuation d’un partage essentiel qu’il
nous faut expliciter.
Noter que Kundry est aussi la conjonction de registres
vocalement disjoints : mezzo/soprano. Du sol grave au si aigu (plus de 2
octaves). Plutôt mezzo à l’acte I. Soprano dramatique à la fin de l’acte II. Parcours
de mezzo vers soprano…
· sommet :
ré (1° intervention : I.220-237) – fa (I.360) – sol b (I.986) – sol
(II.311) – la b (II.318) – la # (II.891) – si à 4 reprises (II.1183 :
« rire » ; II.1357 ; II.1406 ; II.1486)
· grave :
si b (1° intervention : I.220-237) - sol (I.1053)
· registre
clairement mezzo : I.1046-1053, I.1066-1071
Kundry est la subjectivation comme telle : non pas
telle ou telle subjectivité mais ce qui fait qu’il y a une subjectivité, qu’il
y a du subjectivé.
De même qu’il convient de distinguer le sujet de
l’énonciation du sujet d’un énoncé, de même Kundry pointerait un sujet de la
subjectivation différent des sujets des différentes subjectivités convoquées
dans l’opéra.
Noter que Kundry est le seul « personnage » à
avoir rapport à tous les protagonistes :
· à
Titurel (il l’a bien connue : R40),
· à
Amfortas,
· à
Klingsor,
· à
Gurnemanz,
· à
Parsifal,
· même
au « Seigneur » à l’origine du processus (R310).
Elle est le trait d’union subjectivé de toute cette
constellation !
Cf. le diagramme suivant :
Parsifal n’a pas rapport à Titurel, Gurnemanz guère à
Klingsor… Aucun n’a eu rapport direct au Christ…
Kundry est donc le point de congruence des rapports
subjectifs.
Kundry est un foyer de rapports. On peut dire d’elle ce que
Leibniz disait de l’être [6] :
Kundry, n’étant pas véritablement un
personnage, n’est pas non plus véritablement un personnage, ou un dividu…
Donnons un tour d’écrou supplémentaire.
Le dilemme de Kundry « servir ou corrompre »
s’avère ce type de « ou bien… ou bien… » que Lacan appelle
« aliénant » [7]
pour l’opposer à deux autres figures alternatives : le « ou »
exhaustif (quand les deux termes de l’alternative sont à la fois disjoints et
épuisent les possibles) et le « ou » d’indifférence (quand « ou…
ou… » veut dire : peu importe en fait que ce soit l’un ou l’autre).
Le « ou » qu’il appelle « aliénant », il
en trouve le modèle dans le fameux « La bourse ou la vie ! » puisqu’il
fait remarquer que si on choisit de garder la bourse, on est sûr de perdre
aussi la vie en sorte que l’alternative est entre la mort ou une vie privée de
bourse.
Dans le cas de Kundry, « Le service ou la corruption ! »,
le dilemme est de même nature pour une raison précise qui est que lorsque
Kundry corrompt, c’est en fait parce qu’elle est au service forcé de
Klingsor ! Ainsi si elle choisit la corruption, elle aura de toutes les
façons aussi le service !
Son vrai dilemme serait donc plutôt : « Servir le
Graal ou servir Klingsor ! ».
Voir ce point, finalement très important : Kundry a
aussi à être sauvée, et ce salut à l’évidence ne réside pas dans le seul fait
de servir le Graal à Montsalvat.
Soit les deux points suivants :
1) Une thèse : finalement le véritable salut en jeu
dans Parsifal est celui de Kundry, plus
encore que celui d’Amfortas.
2) Une question : à quoi le salut de Kundry tient-il
exactement ? De quelle nature est-il s’il n’est pas une conversion à la
logique du service, s’il ne consiste pas à se mettre au service exclusif du
Graal, s’il ne consiste pas à effacer la Kundry de l’acte II pour simplement
exhausser la Kundry de l’acte I ?
Wagner a réuni en une figure unique deux figures séparées
dans Tannhäuser : Élisabeth (la
Kundry de l’acte I) et Vénus (la Kundry de l’acte II) mais ce qui est
intéressant est que cette « synthèse disjonctive » ne reconstitue
nullement le poncif de « la maman et la putain »…
Deux indications nous mettent sur la voie.
Klingsor dit (R149) : « Qui te résisterait pourrait
te libérer. »
Le salut, la libération de Kundry passe par la résistance à
son désir de séduire.
Parsifal dit (R311) : « J’ai été envoyé pour ton
salut aussi, si du désir tu te détournes. […] Jamais salut ne te sera donné
avant qu’en toi la source du désir tarisse. »
Il me sied – j’admets tordre par cette interprétation la
problématique wagnérienne du désir – d’entendre ici qu’il va s’agir pour Kundry
de se libérer non seulement du désir de séduire mais aussi du désir de servir.
Le salut pour Kundry réside, me semble-t-il, dans le fait de
se détacher de la figure de la servante tout autant que celle de la
corruptrice. Je l’ai déjà indiqué en faisant remarquer que Kundry une fois baptisée,
ne sert plus, n’a plus lieu de servir car la problématique du service n’a plus
lieu d’être dans le lieu auquel elle accède pour la première fois – c’est même
la première fois qu’une femme y accède - : le lieu du processus subjectif
collectif dont il est question dans le fameux « Ici, le temps devient
espace ».
À ce titre, je ne m’accorde pas avec ce qu’indique Wieland
Wagner dans sa fameuse « croix » en parlant de Kundry
« Son salut : libre au service d’autrui »
Il me semble tout au contraire que son salut passe par un
abandon de cette problématique « aliénante » du service. Son salut
est son incorporation quelconque dans le grand corps collectif. Wagner nous
indique que ceci se donne, une fois encore, en une figure d’évanouissement, de
disparition « sans vie » (ce qui n’est pas exactement dire « une
mort »…).
Soit : il y a évanouissement de la figure logique une
fois celle-ci remplacée par l’effectivité « ontologique » (ou
« ontique ») du procès subjectif concret.
*
Reprenons donc mon hypothèse : Kundry serait la
subjectivation comme possibilité et nécessité, bref comme mode ou logique quand
les personnages masculins seraient une mise en œuvre particulière de cette possibilité
et de cette nécessité, une concrétisation ontique particulière de ces
possibilités logiques, des figures particulières de subjectivité.
De même que l’axiome de choix a été dégagé comme
proto-décision inaperçue présidant à la possibilité même qu’il y ait tel ou tel
type de construction mathématique, de même donc qu’on a découvert les décisions
implicites qui rendaient seules compte de telle ou telle construction
mathématique concrète, de même Kundry matérialiserait l’espace logique d’une
proto-subjectivation rendant compte que telle ou telle subjectivité
particulière puisse se déployer dans un tel espace.
Ou encore : Kundry serait une figure logique de la subjectivation quand les hommes figureraient
ici des subjectivités particulières.
Qu’est-ce que cette hypothèse peut signifier
musicalement ? Qu’est-ce qu’une subjectivation proprement musicale ?
Mon hypothèse (la seconde) est que cela va toucher au statut
musical de la voix : Kundry serait moins une voix parmi d’autres qu’elle
ne figurerait « La » voix en musique : elle présenterait ce
qu’il en est d’une logique musicale de la voix, logique résidant
(implicitement) au principe de toute figure concrète de voix (telles que celles
portées par les personnages masculins de l’opéra). Kundry serait une figure de
la vocalisation.
Voyons pour cela ce qu’est la voix en musique.
Dernière pièce de notre puzzle.
Le point important me semble celui-ci : s’il y a bien
rapport d’une voix à un corps, ce rapport a pour particularité d’être là aussi
une disjonction, non une conjonction.
Une voix n’est pas à proprement parler la voix d’un corps donné. Ceci se projette dans cet effet de langue :
si l’on est un corps (plutôt
qu’on ne l’a), par contre on a
une voix (plutôt qu’on ne l’est). Ceci a pour conséquence que
« notre » voix est détachable de nous et donc de notre corps.
Par contre, nous ne sommes pas détachables de notre corps.
Ce qui de notre corps sera détachable de nous ne pourra être qu’une image de
notre corps, non ce corps lui-même : une trace, une photo… Par contre
notre voix est essentiellement détachée de notre corps c’est-à-dire de
nous-mêmes. Pourquoi ? Parce que notre voix est faite par l’air qui nous
traverse, non par une vibration particulière de notre corps !
Ceci s’avère en musique très important car cela veut dire
qu’il y a en fait deux paradigmes musicaux (et pas un seul) :
· il
y a le paradigme du corps-accord,
· et
il y a le paradigme de la voix.
Soit le vieux couple de la lyre et de la flûte-voix…
Le son instrumental en musique est la trace d’un
corps-accord entre un corps physiologique entrant en contact avec un corps
instrumental pour le faire vibrer. D’où un son comme trace de cette mise en
vibration. Dans l’instrument, la son (vibration de l’air) procède d’une mise en
vibration mécanique du corps instrumental.
Le son vocal, lui, n’est plus la trace d’un
corps-accord : il n’y a plus à proprement parler rencontre de deux corps.
Et de plus la vibration sonore (de l’air) est produite par un courant d’air
(qui est transformé par sa circulation dans un résonateur). Le son vocal est
donc de nature souffle-résonateur.
Dans le son vocal (vibration de l’air), c’est une
translation du médium (courant d’air) qui génère son oscillation-vibration.
Au passage, ceci inciterait à distinguer parmi les
instruments de musique ceux qui sont à vent des autres, à distinguer donc le
fait musical de souffler du fait de frapper, pincer ou frotter : dans les
instruments à vents, l’action de départ se déploie dans un médium homogène à
celui d’arrivée (l’air).
J’inclus ici dans le terme
« résonateur » le bec et les anches. En effet, ils sont là
(immobiles - flûtes… - ou mobiles – anches simples ou doubles… -) pour
agiter l’air dans le résonateur, non pour eux-mêmes (comme l’est par contre la
corde frottée/pincée/frappée ou la cymbale frappée) : les fréquences de
vibration des anches ne sont pas « ce qu’on entend » : les
anches sont des outils dont le mouvement propre (fréquences) ne s’identifie pas
aux mouvements de l’air qu’il génère.
De même la vibration de la corde vocale n’est
pas à proprement parler ce qu’on entend : elle est là pour agiter
convenablement l’air qui passe à travers. La corde vocale n’est donc pas une
corde résonante qui serait mise en mouvement par un frottement de l’air comme
d’autres le sont par frottement d’un archet.
Le rapport d’une voix au corps qui d’un côté met en
mouvement le souffle (appareil respiratoire : poumons…) et qui de l’autre
constitue le résonateur (appareil résonateur et articulatoire : larynx,
gorge…) [8] est différent
du rapport d’un son frappé à l’instrument d’origine. Dans le cas de
l’instrument frappé, c’est la vibration mécanique de l’instrument qui est la
base du son. Dans le cas de la voix, ce qui importe est la vibration directe de
la colonne d’air. Cette vibration n’est pas de nature mécanique : elle
mobilise directement le fluide-air. La voix est une manière de jouer
directement du fluide-air, de le mettre en mouvement.
On ne saurait donc dire de la voix qu’elle équivaut au geste
d’un corps physiologique mettant en branle un corps mécanique.
Une conséquence importante est alors qu’une voix enregistrée
est toujours cette voix puisque cette
voix n’a jamais été qu’une colonne d’air mise en vibration (à partir de sa
translation dans un corps) — alors que le son d’un piano enregistré n’est plus
qu’une image sonore du piano originaire puisque le piano est, lui, une
structure mécanique qui vibre et qui entraîne ainsi l’air à faire de même.
Enregistrer une voix (qui travaille directement sur l’air)
permet de la restituer par un haut-parleur alors qu’enregistrer un piano ne
permet que de restituer son effet rayonnant sur l’air.
Ainsi la voix enregistrée de la Callas et restituée par haut-parleur
est bien la voix de la Callas alors que le piano d’Argerich enregistré et
restitué par le même haut-parleur ne sera plus le piano d’Argerich mais une
simple image sonore de ce piano…
C’est aussi en ce sens qu’on « a » une voix, ce
qui implique que cette voix peut se détacher en sorte qu’on ne
l’« ait » plus…
La voix est moins la trace d’un corps-accord (car elle n’est pas la trace dans l’air d’un corps
vibrant sous l’effet d’une interaction entre deux corps) qu’un tracé réalisé directement dans l’air, dans le médium du
transport.
On passe donc de la trace aérienne d’un corps-accord au tracé au fil d’un souffle traversant un résonateur.
C’est un peu la différence entre la gravure et le dessin sur
du sable : la gravure est la trace laissée d’un coup sur une feuille par
le dessin fixé dans la plaque de cuivre ; un dessin sur le sable est la
marque fragile, mobile, éphémère tracée par un doigt qui circule dans le sable,
le déforme, le déplace et modèle son profil.
Quel rapport de cette voix avec la subjectivation comme
point ?
Mon hypothèse (la troisième) est que la voix serait pour la
musique son point de subjectivation !
Cf. d’ailleurs la notion de « voix »
musicale : la polyphonie – par laquelle naît la musique occidentale comme
telle, au moyen de l’écriture… — est pluralisation de voix qui vont se
matérialiser dans des instruments et plus seulement selon des voix humaines.
Voix humaine/voix instrumentale : il y a là un partage
proprement musical de la catégorie de voix.
En musique la vocalisation serait le principe même de la
subjectivation, le subjectivé effectif étant alors dans un rapport à cette
subjectivation comme l’énoncé l’est à l’énonciation.
Si la vocalisation désigne ainsi la mise en voix (comme
l’énonciation désigne la production d’énoncé, et la subjectivation la
constitution de subjectivités), on a alors les équivalences suivantes :
« logique » |
« ontologique » |
énonciation |
énoncé |
subjectivation |
subjectivités |
vocalisation |
voix |
mode de croyance |
contenu de la croyance [9] |
Il apparaît alors que Kundry incarne dans Parsifal le principe musical même de cette vocalisation. Non
seulement elle est le modèle par excellence de « la voix » mais plus
encore elle figure l’amont vocalisant de cette voix. Voyons comment.
On a vu la diversité des voix concrètes qu’elle seule
matérialise, 4 a minima :
· chants,
· cris,
· rires,
· gémissements
· et
même paroles : II.166 (R132 : « Ah ! Ah ! »
« Oh ! » — Wagner précise ici « parlant par bribes, comme
si elle cherchait à retrouver le langage »).
Comme on l’a vu, elle exemplifie la disjonction voix/corps.
Elle serait non pas exactement la voix de chacun (de chacun
des protagonistes) mais cet amont de toute voix, le principe même en musique de
toute voix.
Cet amont de toute voix, ce principe même de toute voix,
appelons-le « pulsion invocante » en mobilisant ici une catégorie de
Lacan.
« La pulsion invocante est la plus proche de
l’expérience de l’inconscient. » (96) 4 mars
1964
« Ce que je souligne, c’est la distinction totale du
registre scopique par rapport au champ invoquant, vocatoire, vocationnel. »
(108) 11 mars 1964
« La pulsion dite orale, l’anale, auxquelles j’ajoute la
pulsion scopique et celle qu’il faudrait appeler la pulsion invocante, qui a,
comme je vous l’ai dit incidemment, ce privilège de ne pas pouvoir se
fermer. » (182) 29 mai 1964
Le terme « pulsion » pointe ce que j’entends ici
par subjectivation, en équivalence
formelle avec l’énonciation. Prenons ici « pulsion invocante » non
pas au sens technique psychanalytique mais comme impulsion à invoquer
c’est-à-dire à mettre en voix une subjectivité donnée, comme invocation.
Encore une fois, Kundry est moins l’incarnation d’une
subjectivité particulière que la figure qui accuse qu’une subjectivation se
noue toujours au point d’une décision, au lieu d’une synthèse disjonctive entre
deux orientations inconciliables entre lesquelles il faut choisir. Ce qu’il y a
de musical dans cette figure tient à la forme vocalique du choix : ce qui
musicalement inscrit la subjectivité, c’est une voix, et Kundry inscrit la
pulsion invocante c’est-à-dire inscrit l’impulsion à matérialiser la décision
subjective dans le médium de la voix, d’une voix ayant puissance de se détacher
du corps qui est à l’origine du souffle.
On perçoit ici que la voix (la pulsion invocante ainsi
conçue) exemplifie ce que j’ai proposé d’appeler le rapport entre un dividu et un sujet : le dividu prête son corps au sujet, s’incorpore au corps collectif.
Ce qui figure adéquatement le prêt et sa collectivisation, c’est bien une
voix !
La voix est ce qui se détache du corps matériel et indexe le
mouvement du dividu au-delà de lui-même.
Kundry est donc la pulsion invocante de la musique,
c’est-à-dire telle qu’elle opère dans la musique. Il faut dire plus
précisément : Kundry est la pulsion invocante du musicien. Elle figure en
effet le musicien non en sa pratique effective mais en son élan originaire,
celui qui le pousse à faire de la musique, à prêter son corps (à ajouter sa
voix !) au concert musical.
Si Kundry est la subjectivation musicienne identifiée à une
pulsion invocante, alors il est patent que la voix ainsi conçue puisse être
simultanément le nom du service rendu à la musique et le nom de sa possible corruption
(quand le musicien attire l’attention sur lui et non plus sur l’œuvre qu’il
chante).
Ceci rééclaire le thème de la prière, lancinant en musique.
On sait que Wagner disait que son travail était sa prière.
J’ai remarqué qu’à proprement parler personne, dans cet
opéra, ne prie vraiment, si ce n’est quelques bribes, peut-être, chez Amfortas,
mais c’est alors une prière de demande assez convenue : rien, en tous les
cas, d’une prière comme pratique même du sujet de la foi :
« Dieu de toute miséricorde, ah, pitié ! Prends-moi
mon héritage, referme la plaie, que je meure saintement, que pur, je guérisse
pour Toi ! » (R113)
Il faut ici infléchir ce constat et dire qu’une seule
« personne » prie véritablement dans cet opéra, et que c’est précisément
Kundry, qui va intensément prier Parsifal comme rédempteur.
On peut remarquer que Wagner explicite ce rapport de Kundry
à Parsifal quand il écrit au troisième acte (R351) :
« Kundry regarde Parsifal avec une prière grave et
tranquille. »
On fera ressortir qu’alors Kundry est déjà baptisée et que
sa prière n’est donc pas de demande, ce qui accuse son caractère de véritable
prière s’il est vrai, comme Beckett l’indique dans Malone meurt que
« la dernière, la vraie prière, enfin, celle qui ne
sollicite rien » [11]
Ceci a pour nous son intérêt : cela tend à circonscrire
le champ de la prière en musique au rapport du musicien à la musique, non au
rapport des œuvres entre elles ou à la musique : ceci revient à poser que
c’est le musicien qui prie à propos de musique, non pas alors qu’il prie en
musique, mais qu’il prie la musique de le sauver, c’est-à-dire de le traverser.
C’est aussi à ce titre qu’il me semble convenable [12]
de tenir que la pulsion invocante en musique est l’affaire du dividu musicien, non de l’œuvre ; autant dire qu’il y
a bien une pulsion invocante musicienne mais qu’il n’y a pas de pulsion
invocante musicale.
Kundry est la voix du musicien plutôt que la voix musicale,
que la voix en musique : elle est cette pulsion invocante musicienne,
cette subjectivation musicienne première, qui rend possible qu’il y ait des
subjectivités musicales (des œuvres).
Kundry figurerait ainsi la subjectivation en musique comme
in-vocation (subjectivation musicienne)
plus que comme vocalisation (subjectivation musicale), modalité musicienne de la subjectivation qui
pointe que le salut est ici de se dissoudre (de s’endormir…) dans la vocalité
proprement musicale.
En effet le musicien n’est pas à proprement parler une voix
de la musique — une voix musicale donc -. Il est bien plutôt traversé par la
musique qui est un grand souffle que son corps module comme le fait un résonateur.
Le musicien est le corps qui supporte la voix.
Pour un musicien, en tous les cas pour le musicien que je suis,
un corps est sans noyau – tel l’oignon de Peer Gynt - ; il est une caisse
creuse qu’il importe de savoir bien orienter en sorte que les courants extérieurs
puissent le traverser, à charge alors pour le corps en question de les faire
résonner d’une manière qui lui soit propre. Un corps de musicien, c’est un
instrument à vent, dépourvu de poumons.
L’in-vocation, c’est cela : une manière de s’orienter,
de s’ouvrir au souffle extérieur et de conformer son espace intérieur en
résonateur ajusté au souffle qui le traverse.
Il y aurait donc l’invocation musicienne et la vocalisation
musicale.
L’in-vocation musicienne (ajustée à la « pulsion
invocante » de Lacan) désignerait la manière dont le musicien traite son
corps en sorte qu’il puisse être traversé par le souffle musical. In-voquer, ce
serait établir la musique via une voix musicienne. Ce serait faire passer la
musique dans le corps-résonateur du musicien.
C’est en ce sens que cette in-vocation peut être dite
« telle » une prière, telle cette « vraie prière » qui
n’est pas de demande — « qui ne sollicite rien » — mais est avant
tout orientation vers là où souffle l’esprit de la musique (toute une tradition
spirituelle et théologique soutient ainsi que la vraie prière est oraison, soit
assez exactement cette manière de s’orienter pour convenablement s’ouvrir et
s’exposer à l’Esprit…).
La vocalisation musicale désignerait par contre la manière
propre pour la musique de ressaisir toute entité (toute mélodie, tout champ
harmonique, tout rythme…) comme « voix » possible, de transformer
tout « énoncé » instrumental en voix musicale susceptible de
« phrasé », de « respiration », de « ponctuation »,
etc. (« phraser » un énoncé instrumental, c’est en effet lui donner
statut musical de voix, c’est le « vocaliser »).
Remarquons bien que dans le phrasé d’une courbe musicale, ce
qui importe n’est plus le geste du musicien, lequel s’efface devant les traits
sensibles de la courbe musicale concernée. Le phrasé est celui de la courbe
musicale, non celui du corps du musicien : l’invocation musicienne s’est
effacée devant la vocalisation musicale qu’elle sert. Soit un service destiné à
s’effacer : le salut du musicien serviteur de la musique est de s’évanouir
comme tel au profit de l’existence proprement musicale de voix. Vous
reconnaîtrez, bien sûr, le destin de Kundry.
Ainsi Kundry figure me semble-t-il non seulement une telle
invocation musicienne mais plus encore son destin (qu’on appellera son
« salut ») de s’évanouir (geste typique de Kundry !) dans
l’invocation musicale : son salut est précisément de ne plus être le jouet
de souffles opposés (ce qui ouvre à cette puissance de corruption consistant à
déformer et détourner le souffle venu du Graal et porté par les Chevaliers
qu’elle dévoie). Son salut est de s’effacer dans le concert collectif des voix
comme doivent s’effacer les musiciens, moins acteurs de musique que ses passeurs…
Il est clair que le grand rôle vocal de Parsifal est bien celui de Kundry (le seul qui ait autant
d’ampleur temporelle est celui de Gurnemanz, mais il n’atteint pas son
intensité ; le seul qui atteigne son intensité est celui d’Amfortas, mais
il n’a nullement son ampleur temporelle). D’où, à mon gré, une baisse
d’intensité à l’acte III (si l’on excepte le splendide prélude pour cordes qui
l’initie) : la pulsion-subjectivation de Kundry n’opère pas tout à fait
comme tremplin. Cet acte III ne « décolle » pas vraiment par rapport
aux splendeurs des deux actes précédents.
Il s’agit là d’une critique plus radicale que celle de
Boulez qui porte spécifiquement sur la fin séraphique, en effet faiblarde.
Il y a à mes yeux une faiblesse de l’épisode dit de
« l’enchantement du Vendredi Saint » ; même la « musique de
la transformation » n’atteint pas à la splendeur tourmentée de la
« scène de la transformation » en raison, à mon sens, de la
disparition de L5. La reprise du chœur des hommes a gagné en amplification (on
l’a vu) mais finalement la massivité homophonique de son entame à l’acte I lui
convenait tout aussi bien, rassasié que nous sommes en matière de mobilité par
le chœur des Filles-fleurs…
Quand à la reprise de la plainte d’Amfortas, elle semble
désormais subjectivement affaiblie et musicalement rendue plus terne par
l’absence de L5 (qui n’est désormais plus approprié que par Parsifal) !
L5 intervenait lors du monologue d’Amfortas de l’acte I (cf.
I.1316, 1335, 1369) ; il n’intervient plus dans ses interventions de l’acte
III (III.922-993 et III.998-1029).
Au total, la faiblesse de l’acte III tient peut-être à ce
difficile passage de l’invocation à la vocalisation : la déposition de
l’invocation (Kundry devenant silencieuse) ne conduit à nulle relève véritable
de la vocalisation – à une transformation des vocalités musicales, des voix
effectives (phrasés, respirations, ponctuations…).
En un sens on peut interpréter ce « défaut » comme
analogue à la représentation d’une nouveauté sans présentation d’une véritable
nouveauté, ce qui nous ramène à la thèse d’Alain Badiou sur la question restant
indécise d’un nouveau cérémonial…
Finalement l’opéra dans son entier prend figure autour du
triangle Kundry-Parsifal-chœur des Chevaliers. À ce titre les figures les mieux
constituées comme personnages (le carré Titurel-Amfortas-Klingsor-Gurnemanz) ne
sont pas les enjeux du drame mais simplement ses opérateurs.
J’infléchis ce faisant une proposition antérieure qui posait
Parsifal-Kundry en polarité centrale de l’opéra puisque je propose ici
d’élargir cette polarisation à une tripolarité dont on peut alors remarquer
qu’à proprement parler, elle ne comporte guère de
« personnage » : le chœur n’est pas un personnage, Kundry non
plus (on l’a vu) et Parsifal, comme Alain Badiou le montrait le 6 mai dernier,
non plus (lui, par défaut d’action et excès de passivité).
*
Au total, on remarquera que la seconde cérémonie diffère
théâtralement de la première – je réponds ici à une question d’Alain Badiou
lors de la journée du 6 mai dernier – à la fois
· par
le fait que la lance y est désormais présente,
· par
le fait que l’officiant est désormais Parsifal (jeune officiant …)
· et
que Kundry y assiste – première femme à le faire, très précisément d’ailleurs
premier spectateur d’une telle cérémonie s’il est vrai que jusque-là n’y assistaient
que les acteurs de cette cérémonie -.
Ceci indiquerait que la nouvelle cérémonie passe par
l’adjonction d’un objet jusque-là manquant, apporté par la nouvelle génération
en même temps que se constitue (grâce aux femmes ?) un public de spectateurs…
*
**
Mais pour conclure ce cours, revenons aux enjeux plus
proprement musicaux de cet opéra.
Comme je l’ai indiqué dans des séances précédentes, je
souhaite ici réhabiliter la figure subjective du crépuscule que Debussy,
perversement, a voulu accrocher à Wagner pour tenter de le dénigrer.
Le crépuscule n’est pas un moment de démission, d’abandon à
l’obscurité : c’est la dernière résistance des Lumières, c’est l’instant
où elles parachèvent la tâche du jour.
Parsifal relève à mon
sens assez clairement d’un tel crépuscule, nullement d’une nuit, ni non plus
d’une aurore.
Ainsi, dans le registre métaphorique propre au livret de cet
opéra, le Vendredi Saint est clairement le moment du crépuscule, le Samedi
Saint étant celui de la nuit (le jour le plus vide pour les chrétiens) quand,
bien sûr, le dimanche de Pâques est celui du nouveau jour (« Il n’y a
qu’un matin, Monsieur le Chevalier : celui de Pâques ! » Dialogue
des Carmélites).
On pourrait certes répartir l’opéra en un crépuscule
(acte I), une nuit (acte II) et une aurore (acte III). Le point
essentiel est qu’à mon avis, Parsifal
n’est pas musicalement l’aurore que le livret suggère, et ceci tient au
troisième acte qui, comme on l’a vu, est une reprise non aurorale de bien des
traits de l’acte I.
Parsifal n’est donc
pas musicalement l’aurore que le livret représente. Parsifal n’est pas la réactivation musicale que son théâtre
représente.
Parsifal parachève
l’entreprise wagnérienne. Parsifal
est un crépuscule musical : à la fois dernière résistance du drame
wagnérien, parachèvement de sa synthèse des arts sous la loi de la musique, et
prophétise sur le fait que l’aurore qui succédera nécessairement à la nuit musicale
qui vient devra repartir de cela, qu’il n’y aura d’aurore que d’une nouvelle
lumière jetée sur cette problématique antérieure.
La prophétie crépusculaire, je le redis, n’est pas celle de
Cassandre prédisant les malheurs de la nuit qui vient. Elle n’est pas non plus
« révolutionnaire » ou « utopiste » en relevant les
lendemains qui chanteront. Elle est une prophétie au futur antérieur :
ceci, qui se parachève contre l’obscurantisme, sera la référence du nouveau
jour ; ceci sera ce qui aura vraiment compté de ce jour presque éteint.
Parsifal nous lègue
donc ses réponses : sur la voix, la mélodie infinie, la synthèse faisant
son miel de l’hétérogène du texte parlé, le réseau nuagier des motifs se
formant au contact les uns des autres, etc.
Quoique Claude Debussy ait pu en dire – comme on l’a vu, le
personnage n’égale guère son œuvre -, si Pelléas ressemble à une aurore, c’est bien parce que pour cette œuvre, ce qui
a vraiment compté et par rapport à quoi il fallait absolument se situer,
c’était Wagner et tout particulièrement son Parsifal. Et de même pour Schoenberg, qui a choisi de
transfigurer la nuit le séparant de Wagner pour accéder à l’aurore du second
quatuor et à l’émergence, en plein cœur d’un quatuor à cordes, d’une voix
féminine !
Il s’est bien sûr passé depuis beaucoup de choses du côté de
l’opéra, quatre choses essentiellement :
· d’abord
une saturation progressive de l’opéra tel qu’hérité de Wagner : voir
Richard Strauss d’un côté, de l’autre Schoenberg, puis Berg et enfin Bern-Aloïs
Zimmermann ;
· ensuite
une relève imprévisible du côté du nouvel art du cinéma ;
· ensuite
une reprise inattendue depuis une trentaine d’années du genre « opéra »
qu’on croyait définitivement saturé depuis Die Soldaten : la liste des compositeurs qui s’y sont remis est
impressionnante : Berio, Ligeti, Eötvos, Lachenmann, Ferneyhough sans
compter Steve Reich, Dusapin, Fenelon, Manoury, Jarrell, Sarahio et pourquoi
pas Tom Johnson… À dire vrai, je ne sais trop que penser de ce « retour à
l’opéra » : je suis a priori plus que méfiant, ne serait-ce que parce
que tout opéra me semble devoir nouer un rapport intrinsèque aux enjeux
politiques du temps où il intervient, et qu’à ce titre, seul l’opéra de Lachenmann
(La petite fille aux allumettes)
semble ici à hauteur subjective de la question. Mais il faudrait engager ici
une investigation de grande ampleur pour trancher véritablement ;
· enfin
un déplacement des frontières internes au sensible et par là entre les arts
conduisant à une nouvelle problématique du multi-média qui s’affiche comme
nouvelle modalité de synthèse entre les arts de ce temps.
*
Le point reste : par-delà le XX° siècle et la manière
dont il a pris diversement mesure de Wagner et de son crépuscule parsifalien,
le XXI° siècle devra pour son propre compte ressaisir ce qui a été fait, et
bien fait (parachevé) dans Parsifal.
––––––––
Types de moments (µ) |
Acte I (Gurnemanz) |
Acte II (Kundry) |
Acte III (Parsifal) |
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µ-limites |
Prélude |
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‘ |
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fin |
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µ-faveur |
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Transfor-mation |
‘ |
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‘ |
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µ-relais |
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Filles-fleurs |
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Prélude |
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Transfor-mation |
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µ du sublime |
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Amfor-tas ! |
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Arrêt de la lance |
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µ-Parsifal (arrivées) |
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1 |
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2 |
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3 |
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µ-Kundry |
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µ du collectif |
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Mélodie infinie |
Monologues |
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Gur. |
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Amf. |
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Kli. |
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Confrontations |
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Gur. / Par. |
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Gur. / Par. |
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Kli. / Kun. |
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Kun. / Par. |
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Par. / Kun. |
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Amf. / Par. |
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Autres |
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Gur. |
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Prélude |
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Coda |
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Gur. |
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G/P |
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Amf. |
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Acte I (celui de Gurnemanz)
1. Ouverture : Prélude (12’)
2. Éveil de Gurnemanz
3. Arrivée de Kundry
4. Arrivée d’Amfortas
5. Grand monologue de Gurnemanz (15’)
6. (1°)
Arrivée de Parsifal
7. Scène
de la transformation
8. Marche
des Chevaliers
9. Monologue d’Amfortas (8’)
10. Cérémonie du Graal
11.
Coda : renvoi de Parsifal
Acte II (celui de Kundry)
1. Prélude
2. Monologue de Klingsor
3. Grand dialogue Klingsor-Kundry (10’)
4. (2°)
Arrivée de Parsifal
5. Filles-fleurs (12’)
6. La grande confrontation Kundry-Parsifal (25’). Climax : le baiser.
7. Klingsor-Parsifal
8.
Coda
Acte III (celui de Parsifal)
1. Prélude
2. Gurnemanz
3. (3°)
Arrivée de Parsifal
4. Gurnemanz-Parsifal
5. Musique
de la transformation
6. Mort d’Amfortas
7. Sacre de Parsifal
[1] Je rappelle que j’ai proposé de comprendre cet énoncé, introduisant au domaine collectif de Montsalvat comme indiquant qu’en un instant, on pénètre dans un lieu d’une autre nature, dans un espace structuré en monde autonome qui se distingue du chaosmos amorphe de la forêt.
[2] p. 227
[3] c’est un peu comme les compagnons de route en politique : ils rendent des services « à l’extérieur », service qui n’ont guère de sens de l’intérieur même des lieux politiques.
[4] page 46 de son livre sur Parsifal
[5] La voix
au cinéma, p. 142
[6] « Je tiens pour un axiome cette proposition identique qui n'est diversifiée que par l'accent : que ce qui n'est pas véritablement un être n'est pas non plus véritablement un être. » (lettre à Arnauld du 30 avril 1687)
[7] 27 mai 1964 - Séminaire XI (p. 191…)
[8] Richard
Millet (La structure du chant) insiste
sur le fait que chanter implique avant tout une « coordination » de
ces différents appareils.
[9] Zizek insiste sur la différence entre deux types de transformations : celles du contenu des croyances (croire en ceci ou en cela) et celles, plus fondamentales, dans les manières même de croire, dans ce que veut dire que « croire »… L’important pour lui dans la transformation actuelle des croyances réside moins dans la transformation de leurs contenus que de leurs formes, de leurs modalités, de leurs « logiques »…
[10] “Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse”
[11] p. 172
[12] en partie contre Alain Didier-Weil (voir le séminaire Musique | psychanalyse…)