alliance française

Wagner, notre contemporain

 

Wagner: visionnaire ou fossoyeur ?

(New York, 1° mai 2006)

 

Schoenberg, l’avenir de Wagner ?

 

François Nicolas (compositeur, professeur associé à l’Ens)

 

Par-delà quelques traits communs des personnalités qui les ont composées, les musiques de Wagner et de Schoenberg sont nettement dissemblables, comme le sont leurs places dans l’histoire : ainsi Debussy a vu en Wagner un crépuscule, quand Berg a présenté Schoenberg comme une aurore.

Comment évaluer les rapports entre un crépuscule-Wagner et une aurore-Schoenberg, et que penser de la nuit musicale qui les aurait séparés ?

 

·       Wagner a-t-il bien été un crépuscule ?

Sans doute, si l’on conçoit un crépuscule comme l’ultime moment où le jour résiste à la nuit qui menace, non comme un instant de renoncement. Et, comme on le verra, Wagner, en effet, est un parachèvement prophétique plutôt qu’un trou noir.

·       Schoenberg a-t-il bien été cette aurore que déclarait Berg ?

Si son second quatuor à cordes (1908) semble d’autant plus une aurore que le poème chanté en son quatrième mouvement le déclare, une telle, aurore effaçant la nuit qui s’achève, est-elle pour autant oublieuse des jours qui l’ont précédée ? On examinera à ce titre en quoi Schoenberg se rappelle ici de Wagner et ce qu’il y réactive de sa musique.

·       Enfin quelle sorte de nuit musicale a séparé le crépuscule-Wagner de l’aurore-Schoenberg ?

Le thème schoenbergien de la « nuit transfigurée » (1899) nous suggère qu’il s’est agi, à la charnière des 19° et 20° siècles, de transfigurer la nuit romantique en une nouvelle figure de la nuit, à l’école d’une différence irréductible des sexes (comme le programme littéraire au principe de la Verklärte Nacht l’indique très précisément) et non plus de leur fusion (comme dans Tristan).

 

Finalement, Schoenberg aura bien été un des avenirs de Wagner, singulièrement par l’appui compositionnel repris en la voix en vue de déplacer les frontières musicales et conquérir de nouveaux territoires sonores.

Au total, Schoenberg aura transfiguré le principe que Wagner avait parachevé et par là transmis aux jours futurs : « la musique ne pense pas seule. »

 

 

 

Qu’ont-ils en commun ?

Analogies

Continuation

L’intervalle de temps qui les sépare

Trois temps

Le crépuscule-Wagner

Qu’est-ce qu’un crépuscule ?

Résistance, parachèvement et prophétie chez Wagner

L’aurore-Schoenberg

Qu’est-ce qu’une aurore ?

Le deuxième quatuor comme aurore

Aurore musicale

L’entre Wagner-Schoenberg

Les références wagnériennes chez Schoenberg

Dans le deuxième quatuor

Distance

Références

Avant 1908, pendant « la nuit »…

Nuit transfigurée ?

L’argument

Deux nuits

Nuit romantique

Nuit transfigurée

La musique

Petite analyse

Parsifal transfiguré par Schoenberg ?

Quelle transfiguration ?

La musique ne pense pas seule.

Wagner et le drame

Schoenberg et la diagonale

 

 

Schoenberg, l’avenir de Wagner ?

(New York, 1° mai 2006)

 

Que s’est-il passé entre Wagner et Schoenberg ? Quelle continuité, quelle rupture entre les deux ?

« Entre Wagner et Schoenberg » ? Cet « entre » doit s’entendre de deux manières :

·       comme ce qu’ils peuvent avoir en commun,

·       comme l’intervalle de temps qui les sépare.

Soit deux questions :

- qu’est-ce que Schoenberg et Wagner ont en commun ?

- comment Schoenberg relaie-t-il la problématique musicale déployée par Wagner ?

Qu’ont-ils en commun ?

Faisons d’abord une liste des traits communs entre les deux hommes et entre leurs deux Œuvres.

Analogies

·       Les deux ont écrit les livrets de leurs opéras (voir ainsi Moïse et Aaron pour Schoenberg).

·       Les deux ont associé composition et activité théorique.

·       Les deux ont fait un gros effort pour dépasser leurs œuvres de jeunesse (voir la rupture chez Wagner autour de 1849, et la rupture autour de 1923 chez Schoenberg).

·       Les deux ont dû connaître l’exil, étant chassé de leur pays (comme révolutionnaire proscrit dans le cas de Wagner, comme Juif dans le cas de Schoenberg).

·       Les deux se sont intéressés de près à la politique pendant tout un temps pour ensuite s’en écarter (de 1849 à 1851 pour Wagner, de 1933 à 1938 pour Schoenberg).

·       Les deux ont été passionnés par l’amour, la différence des sexes et ont amplement composé directement sur ce thème (ainsi par exemple La Nuit transfigurée, que l’on écoutera ce soir).

·       Les deux se sont désintéressés de la science de leur temps.

·       Les deux furent des émancipateurs de la dissonance et du chromatisme.

·       Les deux ont misé sur un thématisme renouvelé pour s’émanciper des autres dimensions musicales.

·       Les deux se sont proposés de composer une « musique de l’avenir ».

·       Les deux ont créé leur propre institution musicale : Bayreuth pour Wagner, la Société d’exécutions musicales privées pour Schoenberg.

·       Les deux ont misé sur le rapport de la musique à l’étrangeté de la prose et de la voix pour encourager la musique à s’émanciper (cf. exemplairement pour Schoenberg le deuxième quatuor que l’on écoutera également ce soir).

Continuation

Schoenberg a conscience de cette proximité avec Wagner. Il déclare ainsi explicitement [1] s’être inscrit dans les pas de Wagner :

« De Wagner, [j’ai appris] :

1. La façon dont il est possible de traiter les thèmes pour en obtenir le maximum d’expression ; l’art de les écrire à cet effet.

2. Les parentés entre les notes et les accords.

3. La possibilité de traiter les thèmes et les motifs […] en sorte qu’on puisse les superposer à une harmonie sans se soucier des dissonances résultantes. »

Plus précisément, Schoenberg est souvent vu comme ayant constamment oscillé entre Wagner et Brahms, entre ces deux figures majeures de la musique dans la seconde moitié du XIX° siècle.

Ainsi, par exemple, selon Boulez [2] :

« Chez Schoenberg, le cordon ombilical avec Wagner-Brahms ne sera jamais tout à fait coupé. Une oscillation lente du premier au second de ces prédécesseurs serait même la caractéristique la plus remarquable de sa longue carrière. »

L’intervalle de temps qui les sépare

Voyons rapidement ce que recouvre l’entre-temps qui les sépare.

Rappelons quelques dates :

·       Parsifal est créé en 1882 et Wagner meurt un an plus tard, en 1883.

·       La première œuvre significative de Schoenberg – la Nuit transfigurée – date de 1899 (c’est son opus 4, précédé de trois opus consacrés à des lieder).

Ainsi près de vingt ans séparent le fin de l’œuvre de Wagner du début de celle de Schoenberg, soit un intervalle de temps que je vous proposerai d’envisager ce soir comme une sorte de nuit séparant le crépuscule-Wagner de l’aurore-Schoenberg.

Debussy a en effet initié l’idée que Wagner aurait été un crépuscule, et Zemlinsky [3] puis Berg [4] celle que Schoenberg aurait été une aurore.

Il y aurait donc eu, entre Wagner et Schoenberg, une nuit de près d’un quart de siècle si l’on considère que l’aurore-Schoenberg commence surtout avec son 2° quatuor (1908) que l’on entendra ce soir.

Telle est donc l’hypothèse que je vous propose maintenant d’examiner : l’enchaînement d’un crépuscule-Wagner et d’une aurore-Schoenberg par-delà une nuit singulière puisqu’elle va s’avérer transfigurée :

Trois temps

Je procèderai en trois temps, en me demandant successivement :

1.     En quoi Wagner a-t-il bien été un crépuscule ?

2.     En quoi Schoenberg a-t-il bien été une aurore ?

3.     Quel lien y a-t-il entre un tel crépuscule et une telle aurore ? En quoi le jour naissant Schoenberg doit-il être associé au jour finissant Wagner via cette nuit qu’aurait été la charnière entre 19° et le 20° siècles ?

Le crépuscule-Wagner

Associer l’image du crépuscule à l’Œuvre de Wagner a été clairement, pour Debussy, une opération de dénigrement. C’était pour lui une manière de suggérer que la musique de Wagner était sans avenir et que son destin était clos.

En vérité Debussy ne croyait guère à ce diagnostic : il suffit pour s’en rendre compte de découvrir combien sa musique s’inspire intimement de Tristan et Parsifal, singulièrement dans ses chefs d’œuvre que sont Pelléas et Jeux – en ce point, le livre de Robin Holloway Debussy and Wagner nous est très précieux, éclairant minutieusement combien l’écriture de Debussy s’inspire de très près de celle de Wagner.

S’il est bien vrai que Wagner a été un crépuscule, je voudrais relever ici cette notion de crépuscule en montrant qu’un crépuscule n’est pas forcément ce qu’en suggère Debussy.

Qu’est-ce qu’un crépuscule ?

Le crépuscule, en effet, n’est pas forcément un moment de renoncement ; ce n’est pas nécessairement l’instant d’un « no future », tout au contraire. Le crépuscule peut être vu – doit être vu – comme un moment associant intimement une résistance, un parachèvement et une prophétie.

·       Le crépuscule en effet résiste à la nuit qui vient plutôt qu’il ne s’y abandonne. Comme l’écrit René Char, « pour l'aurore, la disgrâce c'est le jour qui va venir; pour le crépuscule c'est la nuit qui engloutit. » [5] Le crépuscule résiste à la nuit qui menace ; le crépuscule protège encore quelque temps le jour menacé. Le crépuscule n’est donc pas un appétit de nuit - un moment d’obscurcissement voire d’obscurantisme – car, comme l’écrit René Char, pour le crépuscule, la nuit est une disgrâce, non une apothéose ou une chance.

·       Ensuite le crépuscule résiste à la nuit qui vient en protégeant jusqu’au dernier moment le jour qui finit. Comment le protège-t-il ? En le parachevant, en terminant son ouvrage, en portant à leurs ultimes conséquences les tâches entreprises en sorte qu’elles ne soient pas laissées inaccomplies.

·       Enfin le crépuscule prophétise, non pas qu’il annonce ce qu’il y aura demain, plus tard – le crépuscule ne sait pas ce qui suivra la nouvelle et lointaine aurore – mais ce qui restera du jour qu’il parachève ; le crépuscule est une prophétie non au futur simple mais au futur antérieur : « ce jour aura été un vrai jour digne de postérité à mesure de ce qu’il lègue à la postérité. »

Résistance, parachèvement et prophétie chez Wagner

Wagner est bien un tel type de crépuscule car l’Œuvre-Wagner – singulièrement son dernier opus (Parsifal) – noue bien une résistance, un parachèvement et une prophétie.

·       D’abord l’œuvre de Wagner résiste en ce qu’elle résiste à une conception superficielle et frivole de la musique à son époque, soit comme simple divertissement, soit comme jeu académique replié sur soi.

·       Ensuite l’œuvre de Wagner parachève : elle parachève ce que Wagner a appelé « l’opéra comme drame », c’est-à-dire l’affirmation que la musique peut parler au monde et avec le monde, qu’elle peut être autonome tout en n’étant pas autarcique.

·       Enfin l’œuvre de Wagner prophétise : elle prophétise non pas l’avènement du chromatisme (et donc de Schoenberg) mais bien que ce qui se joue dans cette œuvre demeurera et restera à même d’interroger les compositeurs et les créateurs du prochain siècle c’est-à-dire du XX° siècle. J’ai à ce titre donné cette année un cours (à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris) qui explicite en quoi Parsifal est une œuvre musicale pour aujourd’hui et non pour les musées.

Voir dans le crépuscule-Wagner non une pièce de musée mais bien une occasion musicale d’espérer, c’est somme toute ce que Charlie Chaplin nous dit quand, dans son film Le Dictateur, il nous indique qu’il faut arracher Wagner aux mains d’Hitler et que l’espoir d’un avenir libre passe par la directive : « Écoutez Wagner ! » (en l’occurrence : « Écoutez le prélude de Lohengrin et ce qui suit ! »).

Il est important de remarquer que ce prélude de Lohengrin qui conclut le film sur une tonalité d’espoir avait précédemment accompagné la célèbre danse du dictateur, jouant avec un ballon-mappemonde, ce qui souligne que, pour Charlie Chaplin, il convient de se réapproprier la musique de Wagner qu’Hitler voulait s’accaparer.

L’aurore-Schoenberg

En quoi, maintenant, Schoenberg a-t-il été une aurore ?

Qu’est-ce qu’une aurore ?

Une aurore, qu’est-ce exactement ?

Voici ce que le théâtre français nous en dit :

[La femme Narsès :] « Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? »

[Électre :] « Demande au mendiant, il le sait. »

[Le Mendiant :] « Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. »

Giraudoux (Électre, II.10)

L’aurore, c’est l’annonce que quelque chose est en train d’arriver derrière la nuit, opaque, sourde et brutale.

Et une aurore, subjectivement, c’est ceci :

« Pied sûr, cœur léger, j’attaque la grand-route,

Bien portant, libre, le monde devant moi,

La longue piste brune devant moi me conduisant partout où je le décide. »

 Walt Whitman (Chanson de la grand-route ; 1856 – Feuillets d’herbe)

Une aurore, c’est l’enthousiasme d’un nouvel élan, c’est l’exaltation d’un nouveau territoire à s’approprier à grandes enjambées.

Le deuxième quatuor comme aurore

Le deuxième quatuor que vous allez entendre ce soir est explicitement une telle aurore, et, plus précisément, ce type d’aurore qui se déclare telle puisque le 4° mouvement – Extase [Entrückung] – de ce qui constitue au départ un classique quatuor à cordes voit une soprano chanter les mots que voici :

« Je sens l’atmosphère d’autres planètes.

                        […]

Je vois monter les douces nuées,

Dans un espace libre, clair et empli de soleil

Qui nimbe seulement les pics les plus lointains. »

Plus encore, cette aurore que déclare le quatrième mouvement suit un troisième mouvement clairement mis, par le poème Litanie, sous le signe d’une nuit désolée :

« Profond est le chagrin qui m’accable.

                         […]

Long fut le voyage, las sont mes membres,

                         […]

Mes mains sont vides, ma voix fiévreuse.

                         […]

Daigne ta fraîcheur […] apporter la lumière ! »

Aurore musicale

Comment ce 4° mouvement effectue-t-il musicalement l’aurore que le poème déclare ?

·       D’abord par l’irruption inattendue d’une soprano dans un quatuor à cordes, ce qui en soi suffit à « éclairer » toute l’œuvre.

·       Par l’atonalité ensuite : c’est le premier morceau de musique – le premier important parce que la Bagatelle sans tonalité de Liszt que nous entendrons ce soir est une petite pièce, sans véritable ambition musicale, une curiosité, non un chef d’œuvre comme le second quatuor de Schoenberg – à être sans armure, c’est-à-dire sans dièses ou bémols à la clef, c’est-à-dire sans tonalité définie. L’aurore prend donc ici la forme d’un congé donné à la tonalité.

*

Qu’est-ce que cette aurore doit ou non à Wagner ? Cette aurore serait-elle, comme l’aurore que déclarait également être Debussy, une aurore séparée de l’ancien crépuscule-Wagner, une nouvelle jeunesse du jour oublieuse de l’ancien jour, lui définitivement enterré ?

Bref, entre le crépuscule-Wagner et l’aurore-Schoenberg, un pont est-il jeté par-dessus la nuit qui les sépare ?

L’entre Wagner-Schoenberg

Ceci ouvre deux questions :

·       Les ressources musicales que Wagner a enfouies dans Parsifal sont-elles d’une certaine manière réactivées par Schoenberg ?

·       Et réciproquement, les ressources mobilisées par Schoenberg pour son nouveau jour tiennent-elles en partie à celles que Wagner avait mobilisées dans son Œuvre ?

Commençons par la seconde.

Les références wagnériennes chez Schoenberg

Dans le deuxième quatuor

Commençons par examiner ce qu’il en est des références à Wagner dans le second quatuor de Schoenberg.

Distance

Il est vrai qu’il y a dans ce quatuor tout une part de l’aurore-Schoenberg qui ne doit guère au crépuscule-Wagner.

·       Ainsi la manière dont Schoenberg épure progressivement son matériau – qu’il suffise pour cela de comparer les effectifs gigantesques (wagnériens précisément) des Gurrelieder à ceux de notre quatuor – ne relève guère d’un geste wagnérien : Schoenberg a besoin d’une telle économie de moyens pour serrer au plus près le nouveau type de discours musical qu’il veut inventer, à distance des sécurités jusque-là offertes par la tonalité.

·       Le désir même d’atonalité, d’une musique en apesanteur, libérée des appuis tonaux, ne doit pas non vraiment à Wagner, toujours resté solidement campé sur l’architecture tonale.

Références

Cependant, ce quatuor reste imprégné d’un parfum harmonique wagnérien. Donnons-en deux exemples.

·       On peut remarquer que ce quatuor s’engage sous le signe de ce travail séquentiel que Wagner avait porté à une très vaste échelle : ainsi les toutes premières mesures du quatuor répètent la même phrase, d’abord en fa # mineur puis en La majeur via un unisson sur do bécarre (soit l’exploitation de tierces mineures empilées) ; somme toute, Wagner n’avait guère fait différemment au tout début de Tristan (la mineur, puis do mineur…).

Exemples

Schoenberg : début du second quatuor

Wagner : début de Tristan

·       Ensuite, dans ce quatuor, Schoenberg soumet ses thèmes à un traitement qu’on pourrait dire leitmovique puisque non seulement le premier thème du premier mouvement est repris, varié comme thème du troisième mouvement – logique cyclique – mais il y réapparaît superposé à sa seconde partie – logique également wagnérienne, cette fois de tressage d’une polyphonie à partir d’un réseau thématique -.

Exemple (2° quatuor) : le 3° mouvement contrepointe les thèmes précédents (réseau thématique)

 

Il est donc vrai que l’ombre de Wagner continue d’abriter le geste de l’aurore.

Mais qu’en a-t-il été d’une influence wagnérienne sur Schoenberg avant ce deuxième quatuor ? Qu’en a-t-il donc été pendant la « nuit » séparant le crépuscule 1882 de l’aurore 1908 ?

Avant 1908, pendant « la nuit »…

Ce qui est ici frappant, c’est qu’une fois de plus Schoenberg nous répond très explicitement puisqu’il compose une œuvre qui se déclare comme étant une nuit transfigurée !

À ce titre comme à d’autres, le programme de ce soir est intelligemment conçu puisqu’il nous permettra d’entendre deux œuvres de Schoenberg non seulement qui éclairent musicalement le rapport de Schoenberg à Wagner mais qui, de plus, disent explicitement ce qu’elles font – deux œuvres qu’on pourrait dire « performatives » : disant ce qu’elles font, et faisant ce qu’elles disent – puisque l’une (l’opus 4 de 1899) déclare transfigurer la nuit (donc, comme on va le voir, émanciper la nuit de l’obscurité post-romantique) et que l’autre (l’opus 10 de 1908) déclare passer d’une nuit vide et lasse (Litanie) à un nouveau jour ouvert sur de nouveaux horizons (Extase).

Nuit transfigurée ?

Pour Schoenberg, qu’est-ce donc qu’une nuit transfigurée, qu’est-ce donc que sa Nuit transfigurée [Verklärte Nacht] ?

L’argument

Partons d’abord de l’argument de cette œuvre, certes sans chant et sans paroles mais cependant explicitement référée à un poème de Richard Dehmel.

Ce poème évoque la rencontre la nuit de deux amants. La femme, désolée, apprend à l’homme qu’elle porte l’enfant d’un autre. L’homme déclare à la femme que son amour saura faire sien cet enfant étranger.

Deux nuits

                          Nuit romantique

On voit combien ce petit drame condensé échappe à la logique de la nuit romantique (dont Tristan fixe le modèle éternel) où deux amants fusionnent sous horizon d’une mort revendiquée : la nuit romantique était exemplairement sans aurore.

                          Nuit transfigurée

La nuit transfigurée est le surmontement de cette nuit romantique puisque l’amour est précisément ce qui non pas ce qui fusionne le couple d’amants mais fait vérité de sa disjonction au gré d’un enfant qui circule de l’une à l’autre.

La nuit transfigurée est ainsi à la fois une émancipation de l’amour de sa figure romantique fusionnelle et l’émancipation de la vision romantique de la nuit comme alpha et oméga du jour qui la précède. La nuit transfigurée est celle qui porte l’enfant engendré par le jour passé à la lumière du nouveau jour qui s’annonce.

Comment ne pas voir en tout ceci une allégorie transparente, surtout si l’on se souvient que pour Wagner, la musique était précisément femme, une femme fécondable par le poète ? Comment ne pas voir en l’enfant porté par la femme et adopté par l’amant l’œuvre venue du romantisme – l’œuvre wagnérienne précisément – que la musique transmet au nouveau siècle !

La musique

De quelle manière l’œuvre musicale ainsi nommée Nuit transfigurée effectue-t-elle bien ce « programme » ? Que transfigure-t-elle, en particulier de la musique de Wagner ? De quelle manière entre-t-elle en composition rétroactive avec le second quatuor et singulièrement avec l’aurore que constitue son quatrième mouvement ?

                          Petite analyse

Schoenberg lui-même nous met sur la piste quand il écrit :

« Ma Nuit transfigurée se réclame de Wagner dans son traitement thématique d’une cellule développée au-dessus d’une harmonie très changeante ». [6]

Cette harmonie était si neuve que l’œuvre fut un temps refusée en raison de la présence d’un accord non classé, d’une dissonance « non cataloguée » !:

Exemple musical : l’accord « non classé » de la Nuit transfigurée

Ainsi Schoenberg en 1898 s’écartait déjà à grands pas des sentiers balisés de la tonalité. Mais, comme indiqué, ce n’est qu’en 1908 qu’il franchira le Rubicon.

Il est facile de voir que Schoenberg ne fait ainsi que prolonger d’un pas de plus ce que Wagner avait largement déployé non seulement dans Tristan mais également dans son Parsifal (ce qui est moins souvent rappelé), par exemple dans la seconde scène de la transformation, au cœur du troisième acte, où le chromatisme est échevelé.

La transfiguration proprement musicale de la Nuit transfigurée est associée à l’éclaircie apportée par le Ré majeur dans la quatrième partie de l’œuvre, au moment même où le poème servant de programme sous-jacent à l’œuvre met ces mots dans la bouche de l’homme :

« L’enfant que vous avez conçu,

ne sera pas un fardeau pour votre âme ;

oh, regardez, comme l’univers scintille !

Il y a un rayonnement pour toute chose ;

[…]

une chaleur spéciale vous éclaire.

[…]

Elle transfigurera l’enfant étranger.

[…]

Vous m’avez apporté la lumière. »

En un sens, il faut reconnaître que cette œuvre annonce une transfiguration plutôt qu’elle ne l’effectue musicalement : une modulation tonale du mineur au majeur est en effet une opération musicale trop convenue pour pouvoir constituer par elle-même une transfiguration c’est-à-dire l’apparition par transparence d’une nouvelle figure musicale. Une telle modulation déclare une transfiguration, sans à proprement parler réaliser musicalement ce qu’elle dit.

Il faudra donc attendre le second quatuor pour que Schoenberg aboutisse à transfigurer Wagner.

Parsifal transfiguré par Schoenberg ?

En un certain sens, on peut en effet entendre le dernier mouvement du second quatuor, celui où une voix soprano se lève et émerge du sein d’un quatuor à cordes, comme une transfiguration de Parsifal.

En effet, le contraste absolu des effectifs entre le grand orchestre wagnérien et l’épure d’un quatuor à cordes constitue un cadre ajusté au principe d’une idée réapparaissant sous un nouveau jour, d’une idée musicale transfigurée par son arrimage à un nouveau corps.

Quelle transfiguration ?

Quelle est l’idée, venue de Parsifal, qui se trouve transfigurée dans le quatuor de Schoenberg ?

Quelle est cette idée musicale, parachevée par le crépuscule-Wagner et rejaillissant transfigurée dans l’aurore-Schoenberg ?

La musique ne pense pas seule.

Elle me semble celle-ci : la musique ne pense pas seule ; la musique ne saurait durablement penser toute seule. La musique pense avec d’autres pensées, singulièrement avec la pensée poétique, et ce tout spécialement lorsqu’il s’agit pour la musique de franchir une nouvelle étape de son déploiement.

Or la manière musicale de penser avec le poème passe chez elle par la voix.

En effet la puissance de synthèse dont dispose la musique passe par la voix, car c’est bien en musique la même voix qui chante et qui parle simultanément.

Ainsi, le point spécifique qui relie Schoenberg à Wagner tient ici à l’usage de la voix et du texte qu’elle chante lorsqu’il s’agit pour la musique d’accéder à de nouvelles lois.

Quand il s’agit proprement de franchir un pas au-dessus du vide, non plus d’occuper un nouveau monde (comme le fit par exemple Jean-Sébastien Bach avec son Clavier bien tempéré) mais bien d’ouvrir une porte vers ce qui deviendra un nouveau monde, lorsqu’il s’agit de déplacer une frontière musicale, de gagner à la musique de nouveaux territoires sonores – soit l’image proprement américaine de la « nouvelle frontière » qui se déplace en incorporant de nouvelles contrées -, alors le traitement musical de la voix prenant appui sur un texte peut constituer un opérateur crucial.

Wagner et le drame

Wagner a fait de la voix son opérateur principal de synthèse, autant dire son opérateur dramatique par excellence puisque le mot « drame », pour Wagner, désigne la synthèse visée entre musique, poème et théâtre. Pour mettre en œuvre cette synthèse par la voix et autour de la voix, Wagner a brisé la vieille logique de l’air et de la jolie mélodie et inventé la « mélodie infinie ». Parsifal parachève cette nouvelle logique musicale.

Schoenberg et la diagonale

Schoenberg, lui, transfigure dans Extase cette idée d’une voix comme opérateur de nouvelle synthèse. Il réalise en effet cette idée, et je voudrais conclure sur cette dernière remarque, non plus sous la modalité d’une mélodie infinie mais sous celle de ce que je propose de nommer une diagonale puisque la voix de la soprano parcourt une diagonale tracée au milieu du quatuor, de son harmonie, de ses motifs, de son rythme.

Schoenberg crée ainsi un nouvel opérateur de synthèse – la diagonale – qui relève, « transfigure » les opérations matérialisées chez Wagner par la mélodie « sans fin ».

En voici un exemple :

4° mouvement (exposition : transition entre les deux thèmes)

Cette guirlande, reprise variée un peu plus loin, s’avère ainsi tricoter le maillage du quatuor

(voir les notes agrandies) :

Je ne vous le ferai pas entendre, vous laissant le soin éventuel de la reconnaître au cours du concert de ce soir.

Je m’interromprai donc sur ce relais passé au concert de ce soir.

 

––––––––



[1] en 1931 dans Le Style et l’Idée (p. 140)

[2] Trajectoires : Ravel, Stravinsky, Schoenberg (1949), p. 252

[3] « Regardez-le bien, car le monde va parler de lui » Zemlinsky en 1900. (Stuckenschmidt, 110)

[4] « L’œuvre que Schoenberg nous a donné jusqu’à présent [1924] assure, outre la suprématie de son art personnel, celle de la musique allemande pour les 50 prochaines années. » Pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre ? (p.92)

[5] Dans la marche - Quitter - La Parole en archipel (Pléiade, 1960 ; p.411)

Je poserai pour ma part que ce que René Char dit de l’aurore s’appliquerait mieux à l’aube, laquelle précède l’aurore. L’aube, en effet, c’est la fin de la nuit, quand l’aurore, c’est le début du jour (noter, au passage, que le crépuscule est bien la fin du jour, mais que le début de la nuit est à ma connaissance sans nom spécifique). C’est pour l’aube, que le jour est une disgrâce.

Si Schoenberg est bien une aurore, qui a été l’aube ?!

[6] Comment j’ai évolué…