proposition

(Ens, 14 février 2004)

Séminaire « Musique et histoire »

François Nicolas

 

 

« En Histoire, ce qui compte, ce sont les monographies. »

Jacques Rancière (décembre 2003).

 


Propositions

Rappel : distinguons pensée musicale et pensée musicienne.

Thèse : la pensée musicale ignore purement et simplement la pensée historienne. La pensée musicienne, par contre, ne saurait l’ignorer. Quels rapports peut-elle alors — doit-elle ? — entretenir à la pensée historienne ?

Le premier travail du séminaire me suggère deux points ;

Une directive

Une directive, prenant acte de l’autonomie de la pensée musicienne par rapport à la pensée historienne : en musique, pratiquer l’anachronisme ! Ou l’indifférence musicienne à l’interdit historien. Cf. s’émanciper du chronologique comme logique musicienne (le chronologique n’est nullement une logique musicale, pas plus que le chronométrique n’est le mètre musical).

Exemples :

·          En concert, la logique musicale d’enchaînement des œuvres n’est nullement chronologique, ce qui n’impose pas d’oublier la date de création des œuvres jouées (date mentionnée par exemple sur les notes de programme).

·          Une « citation-allusion-évocation » peut être anachronique : la mazurka posthume (op. 68 n° 4, en fa mineur) de Chopin « citant » l’accord célébrissime de Tristan… Chopin (sa toute dernière œuvre, dictée…) évoquant en 1849 une œuvre créée en 1865 : voilà un anachronisme qui peut musicalement donner à penser, et donc à écouter…

Une proposition

Établir des monographies historiques d’œuvres musicales, soit un changement de terrain par rapport au terrain historien des hommes (individus et sociétés).

Enjeu : traiter musicalement d’une œuvre, ce n’est pas la décontextualiser. De même, penser l’autonomie du monde de la musique, ce n’est pas le déhistoriciser, l’absolutiser, l’autarciser, le purifier. Il s’agit donc de restituer l’insertion complexe d’une œuvre comme projet musical dans un monde (celui de la musique) et dans le chaos général des temps.

Monographie ?

Qu’est-ce que la monographie d’une œuvre musicale ?

Dimensions intrinsèques

Il y a bien sûr son « contenu » propre. D’où deux dimensions :

·          une analyse musicale de la partition,

·          une typologie de ses interprétations.

Dimensions extrinsèques

L’enjeu de ces monographies serait d’associer cette dimension « intrinsèque » de l’œuvre à sa contextualisation, d’abord musicale, puis musicienne. Il ne s’agirait là à proprement parler ni de genèse de l’œuvre, ni de sa réception (au sens historien du terme). Ce serait l’articulation des quatre dimensions que j’ai proposées de distinguer : généalogie, archéologie, historicité et historialité.

Contextualiser ? L’œuvre musicale n’est pas à proprement parler autonome, et moins encore « indépendante » (ce qui à mon sens est autonome, c’est le monde de la musique, lequel n’est pas pour autant sans dépendances : il est simplement à lui-même son propre « nomos », sa propre loi).

·          L’œuvre, si elle est générée et reçue, c’est essentiellement par d’autres œuvres plutôt que par des musiciens. Cela, c’est sa généalogie.

·          Ce réseau généalogique d’œuvres est situé dans une configuration donnée du monde de la musique qui en constitue la première condition de possibilité, sa condition proprement musicale de possibilité. Cela, c’est l’archéologie.

·          Le réseau d’œuvres musicalement situé peut être — doit être — également situé plus largement dans une certaine configuration plus générale de la pensée, configuration plus ou moins unifiée ou disparate, plus ou moins conflictuellement nouée ou au contraire dispersée dans l’indifférence réciproque. Le réseau des œuvres et leur situation musicale est donc lui-même conditionné par un certain type de configuration de la pensée. Cela, c’est son historicité.

·          Enfin le monde de la musique tel qu’il conditionne musicalement le réseau d’œuvres est comme tel conditionné par un état plus général des savoirs, techniques, idéologies, pratiques des autres mondes et plus largement de ce que je préfère appeler « chaosmos » qu’« Univers » pour indiquer l’impossibilité de compter pour un l’ensemble de ces pratiques. Cela, c’est l’historialité.

Articulations

Explorer ces contextes, ces conditionnements extrinsèques, pourrait alors conduire à une forme de « synthèse » que j’ai proposée d’appeler « mode du présent » c’est-à-dire une manière pour l’œuvre monographiée d’articuler les quatre dimensions extrinsèques à la fois entre elles et aux deux dimensions intrinsèques, bref une manière pour l’œuvre considérée de prendre position sur le présent musical, de l’affecter, de l’infléchir, de dessiner un possible jusque-là inaperçu ou inexploré, de fermer au contraire une perspective (en la saturant, en l’épuisant ou en en montrant l’infécondité). Il s’agirait donc, en cette « synthèse », d’examiner comment un type de prise de position musicale s’articule à une manière particulière d’assumer les conditionnements musicaux et extra-musicaux.

*

Détaillons tout ceci sur une œuvre en sorte de clarifier la méthode. Repartons pour cela de la pièce d’orgue de Jean-Sébastien Bach (BWV 572) présentée par Gilles Dulong lors de notre première séance.

Généalogie de l’œuvre

Il s’agit là d’examiner les rapports qu’entretiennent les œuvres entre elles (et non pas les rapports que les humains entretiennent aux œuvres). Soit deux dimensions au moins : d’abord les œuvres qui pointent vers BWV 572, ensuite les œuvres vers lesquelles pointe BWV 572. Appelons les premières les œuvres-sources (constitutive d’une généalogie ascendante) et les secondes les œuvres-atteintes (constitutive d’une généalogie descendante).

Généalogie ascendante

Gilles Dulong nous a suggéré une méthode d’investigation pour cette œuvre : à quel type d’unité la diversité intérieure de BWV 572 (trois parties dissemblables et contrastées) renvoie-t-elle ? Si BWV 572 fait un de ses trois (parties), a priori disjointes et hétérogènes, à quelle manière de faire un se réfère-t-elle ?

D’où un double examen généalogique, à la fois de chaque partie et de leur ajointement.

L’anachronisme consistera ici à ne pas exclure a priori la référence à des œuvres chronologiquement postérieures.

Généalogie descendante

Quelles œuvres font explicitement / implicitement référence à BWV 572 ?

Références explicites ?

Il peut s’agir de citations, mais aussi d’allusions ou de références plus globales (inspiration…) :

·          Citation

·          Allusion-évocation

·          Inspiration

Références implicites ?

Quel protocole ici mettre en place qui conserve rigueur musicale et n’ouvre pas la porte à tous les délires ? je propose ici un protocole musical essentiel, quotidiennement pratiqué : celui du concert. Le matérialisme de l’investigation généalogique doit avoir pour support matériel la possibilité ou l’impossibilité de mettre des œuvres en rapport. Cette possibilité / impossibilité est clairement référée à un système de conditions : c’est un certain type d’interprétation musicale, un certain type de mise en ordre qui révèle ces rapports d’influence réciproques.

On aurait donc quatre types de généalogie :

 

Généalogie

ascendante

descendante

explicite

références de Œ

références à Œ

implicite

appuis pris par Œ

appuis pris sur Œ

 

Notons : l’explicite n’a nullement la priorité. C’est peut-être même le moins intéressant musicalement : cf. les références qui comptent le plus souvent ne sont pas représentées, et elles sont d’autant plus actives qu’elles ne sont pas « nommées ». D’autre part l’activité musicale ne se réduit nullement à la partition : ce qui compte est donc l’activation possible. À ce titre, l’absence de références est un fait (historiquement situé) plutôt qu’une norme : en droit, toute œuvre peut se référer à toute autre, toute référence concevable est musicalement activable sous certains conditions (bien précises) ; c’est donc ce système de conditions du réseau référentiel que la généalogie doit explorer.

Archéologie de l’intension à l’œuvre

Cette mise en réseau généalogique de BWV 572 a des conditions musicales de possibilité, j’entends par là qu’elle s’enracine dans un état donné du monde de la musique : état du « langage musical » (harmonie, mètre, thématisme, contrepoint…), état organologique de l’orgue et des instruments de musique, état de l’écriture et des notations (la partition de BWV 572 est une des rares — la seule ? — où l’agogique soit notée en français), état des formes musicales, etc.

Comment BWV 572 prend appui sur cet état, s’y réfère pour éventuellement l’infléchir localement ? Que penser de la polyphonie sans thème de la partie centrale ? Quel rapport spécifique ce discours musical original entretient-il à l’instrument-orgue de l’époque ? Si la généalogie suggère par exemple un lien entre telle ou telle partie et telle ou telle danse, à quel titre l’orgue est-il ou non susceptible de mettre à l’œuvre cette référence ?

On voit ici que l’archéologie est en partie éclairée par (si ce n’est dépendante de) la généalogie précédente : celle-ci exhausse les traits qu’il s’agit de situer archéologiquement.

Soit, dans le vocabulaire proposé lors de mon intervention précédente : quelles sont les conditions musicales de possibilité de l’intension à l’œuvre (dans BWV 572 et dans les autres pièces généalogiquement corrélées) ?

Ceci dit, l’investigation archéologique ne se réduit pas à cette intension. Elle peut et doit aussi porter sur les traits plus génériques — plus quelconques — de BWV 572.

Historicité du style de pensée

Mettre au jour l’historicité en question dans BWV 572 concernera la manière dont les éléments musicaux précédemment rehaussés ont également des conditions non musicales d’existence, prennent place dans un contexte plus large que celui du monde de la musique : dans notre cas peut-être un état et une dynamique des questions théologiques et liturgiques — l’orgue nous le suggère — mais aussi (si l’on suit une des hypothèses suggérée par Gilles Dulong) un état des rapports de la musique à la danse, et une certaine configuration de la prise rhétorique sur la musique, etc.

Là encore une dimension me semble à privilégier dans l’investigation de cette historicité : celle du style de pensée à l’œuvre dans le réseau généalogique des œuvres constitué autour de BWV 572.

Historialité de l’état du monde de la musique où l’œuvre se situait

Enfin il s’agit aussi de dégager l’historialité non pas cette fois de BWV 572 et de son réseau généalogique mais plutôt du monde de la musique dans lequel ce réseau s’insère. On est ici plus loin de l’œuvre examinée : on n’examine plus ses conditions de possibilité (musicales ou non musicales) mais quelque chose comme ses méta-conditions, ou conditions des conditions (soit les conditions non musicales des conditions musicales). Il s’agit concrètement de prendre en compte la manière dont un certain état de l’orgue (dont BWV 572 tire partie) s’enracine en un état des techniques, mais aussi à quel titre par exemple la langue française a-t-elle pu se présenter à Jean-Sébastien Bach comme propice à la notation d’une agogique, etc.

Méthode

Il s’agirait donc d’établir de telles monographies. D’où deux questions :

·          Quelles œuvres sélectionner ?

·          Comment mener le travail sur les œuvres retenues ?

Quelles œuvres ?

Je propose de retenir en priorité des œuvres qui ne soient ni des « chefs d’œuvre », ni des œuvres « génériques », de sélectionner donc des œuvres qui soient à la fois singulières (en sorte d’avoir à faire à des traits originaux) mais qui pour autant ne soient pas une somme, ou un tournant avéré et reconnu, bref d’élire des œuvres dont le statut musical est problématique plutôt qu’établi, des œuvres « posant question ».

Pour donner des exemples, je proposerai, dans le corpus des œuvres de Schoenberg, de retenir moins le Pierrot Lunaire que le trio opus 45. Concernant Boulez, sélectionner peut-être Messagesquisse. Retenir Night Fantasies d’Eliot Carter. Pour Brahms, je proposerai bien le deuxième quatuor avec piano en do mineur opus 60. De Schumann, retenir peut-être les Gesange der Frühe. De Mozart, un divertimento pour cordes, etc.

Journées

Comment travailler à cela ? La proposition serait celle d’une journée consacrée à l’œuvre retenue, journée interdisciplinaire mettant en relation des interventions de musiciens bien sûr — compositeurs, musicologues, interprètes jouant si possible l’œuvre examinée — mais aussi des historiens, philosophes, sociologues, etc.

L’objectif serait de mettre en route une collection publiable de monographies.

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