Séminaire penser la musique contemporaine avec / sans / contre l’histoire ?

(ENS, bd Jourdan, un samedi matin par mois de 10h à 12h30)

Responsables : Gilles Dulong et François Nicolas

 

Les histoires de « la musique contemporaine » sont confrontées à une alternative :

• D’un côté, le projet historiciste qui, en matière de musique contemporaine, s’autorise depuis l’après-guerre d’Adorno (Philosophie de la nouvelle musique). Historiciser la musique contemporaine, c’est relativiser son autonomie de pensée en mettant en avant l’adhérence du monde de la musique aux sociétés qui le supportent. D’où cette prédilection de l’historicisme pour la genèse et la réception des œuvres, sa thématisation du « matériau » et des techniques utilisées par la musique, sa mise en avant des musiciens, de leurs sociétés et institutions, son rehaussement des « fonctions » attachées à la musique, sa contextualisation des pièces de musique, etc.

• D’un autre côté, l’attitude postmoderniste relativisant la pertinence de la distinction entre présent et passé, dissolvant l’idée même de présent au profit de l’actualité indéfiniment renouvelable d’un quotidien, jouant du passé comme d’une zone indifférenciée de chalandise, soupçonnant tout projet d’être une dangereuse utopie plaquée sur le futur… Traiter la musique contemporaine de manière postmoderniste, c’est remplacer le passé/présent de l’histoire par l’avant/après d’une chronologie. C’est déconstruire le principe même d’œuvre musicale et par là l’opérateur rendant possible l’incise d’un présent. C’est réduire l’autonomie du monde de la musique à un jeu capricieux de musiciens. D’où cette fois une chronique encyclopédique de l’actualité (juxtaposant l’infinie dispersion du « il y a ») et une chronologie du quotidien valant relevé du passé…

Le hasard de la publication de deux forts volumes (une histoire, celle de Célestin Deliège : Cinquante ans de modernité musicale, et une encyclopédie, celle d’Actes Sud : Musiques du XXème siècle) réactive la confrontation de ces deux orientations (même si aucun de ces deux ouvrages ne se réduit à l’un des termes de l’alternative).

Ce dilemme embrasse-t-il bien les possibles en matière d’histoire de « la musique contemporaine » ? Est-on ainsi condamné à penser la musique avec ou sans l’histoire ?

 

Desserrer l’étau des prescriptions historicistes et postmodernistes implique d’examiner la question historique comme telle :

• Peut-on soutenir en matière de musique la validité d’une distinction présent/passé sans pour autant historiciser la situation musicale (« tout relève de l’histoire, et toute prétention à l’universel doit être, au titre de l’histoire, raturée ») ? Soit : est-il possible de penser historialement la musique sans l’historiciser ?

• Comment comprendre la manière dont le présent de la musique fait son passé — plutôt que l’inverse — et comment donner droit à plusieurs conceptions contradictoires du présent/passé musical sans sombrer dans l’éclectisme inconsistant (« tout énoncé relève de l’infinie variété des goûts et des opinions »…) ? Soit : est-il possible de rendre raison de la diversité des stratégies musicales dans une situation donnée sans se contenter d’une juxtaposition postmoderniste ?

• Plus généralement l’histoire de la musique saurait-elle être autonome ? Et si elle ne saurait l’être (l’histoire de la musique étant, par définition même de ce qu’est l’histoire, étroitement dépendante de l’histoire des sociétés), ceci infirme-t-il pour autant l’autonomie relative du monde de la musique ? Soit : à quel titre épistémologique l’autonomie de la musique devrait-elle se mesurer à une impossible autonomie de son histoire ?

Pour discerner le passé de la musique à partir de son présent (un présent décidé subjectivement plutôt qu’objectivement constaté), faut-il alors dégager de nouvelles méthodes de travail et de pensée ?

Plus particulièrement, si toute histoire de la musique tend à relativiser l’autonomie de la musique, soutenir l’approfondissement d’une autonomie musicale au cours du XX° siècle implique-t-il de penser contre l’histoire en sorte de comprendre les rapports musicaux pouvant s’établir avec le passé comme des singularités plutôt que des régularités ?

 

Il est proposé de centrer la réflexion méthodologique de ce séminaire autour des œuvres musicales contemporaines :

— C’est en effet avec « la musique contemporaine » (principal champ d’épreuve des thèses évoquées) que s’éclaire le mieux comment seul un projet au présent peut ouvrir à compréhension d’un passé.

— C’est ensuite avec les œuvres musicales — localisables en un état donné du monde de la musique — que se comprend mieux ce qu’est une singularité musicale et donc ce qu’autonomie musicale veut dire.

— Enfin, c’est autour d’un présent incertain — tel celui que connaît actuellement « la musique contemporaine » (entendons par là, a minima, la musique qui s’enracine en des œuvres écrites et pas seulement en des pièces jouées) — que se ressent le plus vivement l’urgence d’inventer de nouvelles manières d’articuler présent et passé.

 

S’agissant de confronter non les histoires de la musique contemporaine comme telles mais leurs méthodes, leurs axiomes, leurs logiques, leurs épistémès, on se demandera alors :

— Est-ce qu’une investigation archéologique et plus encore généalogique (telle celle qu’un Michel Foucault a engagée à partir des années 70 — Il faut défendre la société… — au moment même donc — coïncidence ? — où le postmodernisme prenait forme…) pourrait constituer une alternative à l’approche historicisante ?

— Que serait une archéologie/généalogie des œuvres contemporaines centrée sur les rapports entre œuvres musicales et donnant ainsi droit aux logiques d’interprétation (phraser Wozzeck comme du Wagner, l’Offrande musicale comme du Webern) et de programmation des concerts (éclairer Berio par Schubert ou Bach, Beethoven par Barraqué ou Boucourechliev)… ?

— De quelle manière une œuvre musicale contemporaine, soucieuse de composer son présent, se constitue-t-elle aujourd’hui « son » passé (si « passé » désigne autre chose que les célèbres « poubelles de l’histoire ») ?

— Peut-on ainsi circuler d’une œuvre musicale contemporaine vers les œuvres qui constitueraient son présent/passé par déplis archéologiques et stratégies généalogiques ?

 

Sur tous ces points, les deux volumes mentionnés plus haut fourniront l’occasion d’intéressants exercices de lecture.

 

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