Nous étions finalement ce soir-là dix pères
de famille du quartier, deux pères (l'un d'origine française,
l'autre d'origine arabe) s'étant joints au noyau initial
de huit pères (quatre d'origine française, trois
d'origine arabe et un d'origine africaine).
Par-delà le contexte un peu particulier de cette première
expérience, dû à l'importance des médias
nous entourant ce soir-là, nous avons pu commencer de mettre
en uvre nos trois tâches :
1. Nous adresser aux habitants pour donner confiance en une capacité
collective du quartier à s'organiser contre la drogue ;
2. Nous adresser aux jeunes pour les prévenir du piège
de la drogue ;
3. Nous adresser aux toxicomanes pour leur demander de ne pas
empoisonner la vie du quartier et pour les interroger sur ce qu'il
nous est possible de faire pour les aider à sortir de leur
enfer.
Rappel : nous ne nous adressions pas aux dealers, lesquels relèvent
de l'intervention de police, non de la nôtre. Nous demandons
depuis septembre dernier que la police fasse son travail ordinaire
de répression des truands et ne songeons nullement à
le faire à sa place.
Nous avons parcouru ce soir-là les rues suivantes :
bd de la Villette, rue d'Aubervilliers, rue Bellot, rue de Tanger,
rue du Maroc, quai de Seine, rue du Fg-St-Martin, rue Chaudron,
rue du Château-Landon, bd de la Chapelle, rue Caillé,
rue du Département.
Notre tournée-rue a duré environ deux heures.
Cette tournée s'est déroulée sans aucun incident
et l'ambiance générale, hormis la difficulté
pour nous de gérer le tourbillon médiatique qui
nous entourait, était plutôt détendue. Cet
exercice étant pour notre groupe tout nouveau, il nous
faut apprendre à circuler collectivement, à discuter
ensemble avec les personnes rencontrées, mais cette première
soirée nous a déjà permis de voir que les
échanges avec les habitants comme avec certains toxicomanes
étaient dans ce contexte faciles à nouer.
Avec les jeunes
Finalement, ce qui s'avère le plus délicat à
mener dans ce type de contexte, ce sont des discussions un peu
soutenues avec des jeunes. Il est vrai que ce soir-là les
jeunes présents dans les rues fuyaient devant les caméras
et que nous n'avons pu parler vraiment qu'à deux ou trois
d'entre eux.
L'une de ces discussions s'est avérée intéressante
: un jeune africain nous disait que le fait de ne pas prendre
de drogue tendait à l'isoler dans sa bande de copains.
Il ne savait trop comment s'adresser à eux sur ce terrain
de la drogue et envisageait de venir nous rejoindre le prochain
mardi. Nous le lui avons plutôt déconseillé,
pensant que ce type d'action (tournées-rue la nuit tombée
en groupe) était une action adéquate à notre
position de pères de famille mais inadaptée à
la sienne. Plutôt que de proposer aux jeunes de «
faire comme nous », il faudrait donc inventer avec eux de
nouvelles pratiques collectives susceptibles de constituer une
identité des « jeunes de Stalingrad contre la drogue
». Mais nous ne savons pas encore quelles pourraient être
ces pratiques. L'enjeu de nos prochains échanges avec des
jeunes sera, entre autres, de faire avancer ce point.
Avec les habitants
Nous avons rencontré des habitants circulants dans les
rues jusqu'à 21 h 30 environ. Ensuite les contacts se sont
limités aux commerçants encore ouverts à
cette heure tardive et aux gens sortants des salles du cinéma
MK2 (pour une raison bien compréhensible, ces derniers,
assez étrangers aux réalités quotidiennes
du quartier, se sont avérés peu intéressés
par notre propos ; il n'y a donc sans doute pas sens à
répéter ce geste).
Avec les habitants proprement dits, l'accueil a toujours été
positif : l'initiative est considérée comme allant
dans le bon sens, même si les gens restent plutôt
sceptiques sur sa capacité à changer à elle
seule la situation du quartier en matière de trafic de
crack.
Nous répondions alors que ces tournées-rue sans
doute ne feraient pas sensiblement refluer le trafic sur le quartier
mais que tel n'était pas vraiment leur objectif. Notre
objectif est plutôt de mobiliser et organiser le quartier
contre la drogue, de montrer que cela est possible, d'indiquer
une voie pour tous, y compris pour les toxicomanes, de susciter
l'envie d'inventer d'autres initiatives (par les mères,
les jeunes, les personnes âgées, les commerçants)
à charge ensuite aux pouvoirs publics (police, maires,
ministres) d'assumer leurs responsabilités propres.
Avec les toxicomanes
Nous avons parlé finalement assez facilement avec une
poignée d'entre eux. Il y a bien sûr ceux qui filent
sur le trottoir car ils sont en quête de leur dose et nullement
disposés à retarder ce moment par quelque conversation.
Il y a ceux qui s'avèrent déjà sous l'emprise
de la drogue et tiennent un discours trop incohérent pour
que nous puissions nous y inscrire. Mais il y a aussi ceux qui
trouvent là, dans la rencontre avec nous, une occasion
de déverser ce qu'ils ont sur le cur et qui ne demande
qu'à jaillir.
La difficulté pour nous est alors de soutenir avec eux
un face à face sans agressivité bien sûr mais
aussi sans complaisance. Il s'agit, là encore, d'inventer
une position et non pas d'exploiter des recettes toutes prêtes.
Inventer la bonne distance pour soutenir ce face à face
n'est pas facile. Il ne s'agit pas exactement de nous substituer
à des éducateurs-rue ayant pour objectif de nouer
des contacts durables avec tel ou tel en sorte de pouvoir, au
bon moment (choisi bien sûr par le toxicomane) l'orienter
vers une structure de sevrage puis de postcure. De même
qu'il n'est pas question pour nous de nous substituer à
la police, de même nous ne songeons pas à nous substituer
aux responsables du travail social ou sanitaire : « la police
doit faire son travail » (de répression des dealers),
« les municipalités doivent faire leur travail »
(de prévention des jeunes), « les ministères
doivent faire leur travail » (de soins aux toxicomanes pour
les aider à conquérir l'abstinence).
Il ne s'agit pas non plus à proprement parler de faire
la morale aux toxicomanes : cela ne servirait à rien et
chacun de nous à mieux à faire le soir venu.
Deux objectifs
1) Il s'agit d'abord de demander aux toxicomanes qu'ils n'importunent
plus les gens du quartier. C'est le premier point, indépassable.
Ce sont les toxicomanes qui agressent les femmes et vieux pour
15 euros, pas les dealers qui ont d'autres objectifs. Ce sont
les toxicomanes qui sont allongés dans les cages d'escaliers
et les cours d'immeubles, y font leurs besoins, pas les dealers.
C'est donc aux toxicomanes qu'il nous faut rappeler ces règles
élémentaires de la vie commune.
2) Le second point consiste à leur demander : « Vous
déclarez vous-même que vous êtes piégés
dans un enfer. Peut-on vous aider à en sortir et si oui
comment ? »
Une discussion
Une discussion menée ce soir-là avec un jeune
(25 ans ?) toxicomane prénommé Hassan a été,
de ce point de vue, assez caractéristique.
Il s'est présenté comme étant depuis vingt
jours de suite dans le crack. Il s'est dit toxicomane depuis longtemps
(héroïne) mais ayant tout arrêté pendant
quelque temps pour plonger ces dernières semaines dans
le crack. Il décrivait sa situation comme une misère
complète, couchant dans les rues, et accro à un
produit (le crack) qu'il décrivait comme minant le cerveau.
Il associait deux énoncés : « le crack me
détruit et je sais qu'en le prenant je me détruis
» et « c'est parce que je n'ai pas de papiers et de
travail que j'en suis là, à me détruire en
prenant du crack ». D'où qu'à la question
: « Que pouvons-nous faire pour vous aider à sortir
de cet enfer ? » il nous ait répondu : « Me
donner des papiers ! ».
Nous lui avons d'abord dit qu'il n'était pas en notre
pouvoir de lui donner des papiers ; ensuite nous lui avons indiqué
qu'il existait des associations luttant pour que les sans papiers
ne le soient plus et que nous pouvions lui donner leurs adresses
pour qu'il s'y rende puisque nous-mêmes n'étions
pas un tel type d'association. Nous avons surtout tenu face à
lui qu'il n'était pas vrai que le fait d'être sans-papiers
implique ipso facto la consommation de crack : beaucoup de sans-papiers
ne sont pas pour autant des crackés ! On ne saurait entériner
un tel amalgame. Et idem pour le travail : ce n'est pas parce
qu'on est sans travail qu'on devient cracké. C'est d'ailleurs
en général plutôt l'inverse : c'est parce
qu'on devient toxicomane qu'on s'enfonce progressivement dans
la spirale d'une marginalisation sociale, qu'on perd sa femme,
son travail, son logement, etc. Et donc le point-clef pour lui,
que nous soutenions, consistait en sa propre décision de
vouloir ou non sortir de ce piège, et ne résidait
pas dans le fait d'avoir ou non des papiers et un travail (travail
qu'il reperdrait alors bien vite s'il continuait de passer ses
nuits avec le crack).
À cela Hassan répondait tantôt agressivement
(en nous disant que c'était pour nous facile de dire cela
puisque nous avions femme, travail et logement), tantôt,
une fois la charge agressive épuisée, en affirmant
qu'il pouvait s'arrêter quand il le voulait, qu'il n'était
pas en fait prisonnier de la chose et qu'il gardait sa liberté
intérieure qu'il décrivait alors avec une certaine
grandiloquence d'expression qui le conduisait jusqu'à se
positionner comme étant « un saint ». Cette
tentative de restaurer une image de lui-même non dégradée
se faisait alors sur le dos des autres et il déclarait
se considérer comme supérieur à la masse
des gens (dans un grand flou quand à ceux qu'il délimitait
ainsi).
Nous lui répondions que nous discutions avec lui à
égalité de paroles et de pensées et que nous
tenions toute déclaration de supériorité
comme incapable d'établir un rapport fructueux avec qui
que ce soit. Quand à avoir femme, travail et logement,
on ne voyait pas bien en quoi ce serait là une tare dont
on aurait à se justifier ou s'excuser.
Le point fondamental restait à nos yeux qu'il se tenait
pour piégé dans le crack et que ce piège
était son piège, non celui des sans-papiers,
ni le nôtre, et que c'était de cela qu'il fallait
à l'évidence repartir si l'on voulait parler en
vérité des moyens pour l'aider à sortir de
sa situation.
Quelques tentatives pour mettre à l'épreuve de la
pensée la consistance de ses considérations «
philosophiques » (à dire vai d'ordre plutôt
théosophique et d'inspiration ésotérique)
ont très vite échoué sur le caractère
passablement exalté et confus de ses propos.
Après un certain nombre d'allers et retours entre ces différents
arguments, la discussion s'est clairement installée sur
une boucle pouvant indéfiniment se répéter
et nous l'avons quitté en lui souhaitant bon courage.
Le face à face
Exemple donc de ce que peut vouloir dire pour nous que de tenir le face à face, de soutenir la distance avec exigence, sans agressivité (le face à face n'est pas un tête contre tête) ni complaisance (le face à face n'est pas un côte à côte).
Son efficacité ?Pour le toxicomane ?
Quelle peut en être l'efficacité pour le toxicomane
qui nous fait ainsi face (avec d'ailleurs un courage certain car
il ne doit pas lui être facile d'avoir ainsi à soutenir
le face à face avec des habitants, fût-ce tranquillement)
?
Nous ne le savons pas.
Ceci dit, visiblement, l'interlocution l'intéressait et
nous ne sommes pas directement comptables des raisons de son intérêt.
Il est clair que si cela ne l'intéressait pas, il pouvait
partir et que nous n'allions pas le poursuivre, pas plus d'ailleurs
que nous ne l'avions « dragué » ou que nous
ayons réclamé de lui cet échange : nous le
lui avions proposé et il s'y était librement engagé.
Peut-être que cet échange agrandira l'espace de ses
références et que cet agrandissement pourra lui
servir, à un moment qu'il choisira.
Pour nous ?
Quel en est l'intérêt pour nous, pères
de famille du quartier qui sommes loin d'être seuls et isolés,
qui avons des amis avec lesquels les échanges sont quand
même bien plus fructueux que ceux tenus ce soir-là
au coin de la rue d'Aubervilliers et du Bd de la Villette, au
croisement même de nos trois arrondissements, nous qui avons
somme toute d'autres choses plus passionnantes à faire
le soir venu ?
L'intérêt nous semble tenir au fait que cela contribue
à apaiser les rues : que de telles discussions puissent
se tenir, avoir lieu le soir dans les rues du quartier, sans incidents,
sans agression, dans le désaccord certes mais somme toute
calmement (là où on nous promettait la guerre, la
castagne, les insultes à nous qui ne sommes pas formés
pour ça et qui sommes bien naïfs pour croire qu'il
n'y a besoin de nulle formation professionnelle - laquelle, d'ailleurs
??? - pour qu'un homme parle sur cette planète à
un autre homme), tout cela ne peut qu'ajouter à la vie
collective sur le quartier un nouveau rapport (qui n'est pas un
lien), des paroles échangées, des idées et
points de vue qui se frottent les uns aux autres et que tout ceci
ne peut être qu'une chance pour le quartier (même
si on ne sait pas encore très bien laquelle) et non pas
une menace.
C'est sur cette chance qu'en tous les cas nous parions.