CHRONIQUE DE LA PREMIÈRE TOURNÉE-RUE CONTRE LA DROGUE DES PÈRES DE FAMILLE DU QUARTIER STALINGRAD
(mardi 12 mars 2002)

Nous étions finalement ce soir-là dix pères de famille du quartier, deux pères (l'un d'origine française, l'autre d'origine arabe) s'étant joints au noyau initial de huit pères (quatre d'origine française, trois d'origine arabe et un d'origine africaine).
Par-delà le contexte un peu particulier de cette première expérience, dû à l'importance des médias nous entourant ce soir-là, nous avons pu commencer de mettre en uvre nos trois tâches :
1. Nous adresser aux habitants pour donner confiance en une capacité collective du quartier à s'organiser contre la drogue ;
2. Nous adresser aux jeunes pour les prévenir du piège de la drogue ;
3. Nous adresser aux toxicomanes pour leur demander de ne pas empoisonner la vie du quartier et pour les interroger sur ce qu'il nous est possible de faire pour les aider à sortir de leur enfer.
Rappel : nous ne nous adressions pas aux dealers, lesquels relèvent de l'intervention de police, non de la nôtre. Nous demandons depuis septembre dernier que la police fasse son travail ordinaire de répression des truands et ne songeons nullement à le faire à sa place.

Nous avons parcouru ce soir-là les rues suivantes : bd de la Villette, rue d'Aubervilliers, rue Bellot, rue de Tanger, rue du Maroc, quai de Seine, rue du Fg-St-Martin, rue Chaudron, rue du Château-Landon, bd de la Chapelle, rue Caillé, rue du Département.
Notre tournée-rue a duré environ deux heures.
Cette tournée s'est déroulée sans aucun incident et l'ambiance générale, hormis la difficulté pour nous de gérer le tourbillon médiatique qui nous entourait, était plutôt détendue. Cet exercice étant pour notre groupe tout nouveau, il nous faut apprendre à circuler collectivement, à discuter ensemble avec les personnes rencontrées, mais cette première soirée nous a déjà permis de voir que les échanges avec les habitants comme avec certains toxicomanes étaient dans ce contexte faciles à nouer.


Avec les jeunes

Finalement, ce qui s'avère le plus délicat à mener dans ce type de contexte, ce sont des discussions un peu soutenues avec des jeunes. Il est vrai que ce soir-là les jeunes présents dans les rues fuyaient devant les caméras et que nous n'avons pu parler vraiment qu'à deux ou trois d'entre eux.
L'une de ces discussions s'est avérée intéressante : un jeune africain nous disait que le fait de ne pas prendre de drogue tendait à l'isoler dans sa bande de copains. Il ne savait trop comment s'adresser à eux sur ce terrain de la drogue et envisageait de venir nous rejoindre le prochain mardi. Nous le lui avons plutôt déconseillé, pensant que ce type d'action (tournées-rue la nuit tombée en groupe) était une action adéquate à notre position de pères de famille mais inadaptée à la sienne. Plutôt que de proposer aux jeunes de « faire comme nous », il faudrait donc inventer avec eux de nouvelles pratiques collectives susceptibles de constituer une identité des « jeunes de Stalingrad contre la drogue ». Mais nous ne savons pas encore quelles pourraient être ces pratiques. L'enjeu de nos prochains échanges avec des jeunes sera, entre autres, de faire avancer ce point.


Avec les habitants

Nous avons rencontré des habitants circulants dans les rues jusqu'à 21 h 30 environ. Ensuite les contacts se sont limités aux commerçants encore ouverts à cette heure tardive et aux gens sortants des salles du cinéma MK2 (pour une raison bien compréhensible, ces derniers, assez étrangers aux réalités quotidiennes du quartier, se sont avérés peu intéressés par notre propos ; il n'y a donc sans doute pas sens à répéter ce geste).
Avec les habitants proprement dits, l'accueil a toujours été positif : l'initiative est considérée comme allant dans le bon sens, même si les gens restent plutôt sceptiques sur sa capacité à changer à elle seule la situation du quartier en matière de trafic de crack.
Nous répondions alors que ces tournées-rue sans doute ne feraient pas sensiblement refluer le trafic sur le quartier mais que tel n'était pas vraiment leur objectif. Notre objectif est plutôt de mobiliser et organiser le quartier contre la drogue, de montrer que cela est possible, d'indiquer une voie pour tous, y compris pour les toxicomanes, de susciter l'envie d'inventer d'autres initiatives (par les mères, les jeunes, les personnes âgées, les commerçants) à charge ensuite aux pouvoirs publics (police, maires, ministres) d'assumer leurs responsabilités propres.


Avec les toxicomanes

Nous avons parlé finalement assez facilement avec une poignée d'entre eux. Il y a bien sûr ceux qui filent sur le trottoir car ils sont en quête de leur dose et nullement disposés à retarder ce moment par quelque conversation. Il y a ceux qui s'avèrent déjà sous l'emprise de la drogue et tiennent un discours trop incohérent pour que nous puissions nous y inscrire. Mais il y a aussi ceux qui trouvent là, dans la rencontre avec nous, une occasion de déverser ce qu'ils ont sur le cur et qui ne demande qu'à jaillir.
La difficulté pour nous est alors de soutenir avec eux un face à face sans agressivité bien sûr mais aussi sans complaisance. Il s'agit, là encore, d'inventer une position et non pas d'exploiter des recettes toutes prêtes. Inventer la bonne distance pour soutenir ce face à face n'est pas facile. Il ne s'agit pas exactement de nous substituer à des éducateurs-rue ayant pour objectif de nouer des contacts durables avec tel ou tel en sorte de pouvoir, au bon moment (choisi bien sûr par le toxicomane) l'orienter vers une structure de sevrage puis de postcure. De même qu'il n'est pas question pour nous de nous substituer à la police, de même nous ne songeons pas à nous substituer aux responsables du travail social ou sanitaire : « la police doit faire son travail » (de répression des dealers), « les municipalités doivent faire leur travail » (de prévention des jeunes), « les ministères doivent faire leur travail » (de soins aux toxicomanes pour les aider à conquérir l'abstinence).
Il ne s'agit pas non plus à proprement parler de faire la morale aux toxicomanes : cela ne servirait à rien et chacun de nous à mieux à faire le soir venu.


Deux objectifs

1) Il s'agit d'abord de demander aux toxicomanes qu'ils n'importunent plus les gens du quartier. C'est le premier point, indépassable. Ce sont les toxicomanes qui agressent les femmes et vieux pour 15 euros, pas les dealers qui ont d'autres objectifs. Ce sont les toxicomanes qui sont allongés dans les cages d'escaliers et les cours d'immeubles, y font leurs besoins, pas les dealers. C'est donc aux toxicomanes qu'il nous faut rappeler ces règles élémentaires de la vie commune.
2) Le second point consiste à leur demander : « Vous déclarez vous-même que vous êtes piégés dans un enfer. Peut-on vous aider à en sortir et si oui comment ? »


Une discussion

Une discussion menée ce soir-là avec un jeune (25 ans ?) toxicomane prénommé Hassan a été, de ce point de vue, assez caractéristique.
Il s'est présenté comme étant depuis vingt jours de suite dans le crack. Il s'est dit toxicomane depuis longtemps (héroïne) mais ayant tout arrêté pendant quelque temps pour plonger ces dernières semaines dans le crack. Il décrivait sa situation comme une misère complète, couchant dans les rues, et accro à un produit (le crack) qu'il décrivait comme minant le cerveau. Il associait deux énoncés : « le crack me détruit et je sais qu'en le prenant je me détruis » et « c'est parce que je n'ai pas de papiers et de travail que j'en suis là, à me détruire en prenant du crack ». D'où qu'à la question : « Que pouvons-nous faire pour vous aider à sortir de cet enfer ? » il nous ait répondu : « Me donner des papiers ! ».

Nous lui avons d'abord dit qu'il n'était pas en notre pouvoir de lui donner des papiers ; ensuite nous lui avons indiqué qu'il existait des associations luttant pour que les sans papiers ne le soient plus et que nous pouvions lui donner leurs adresses pour qu'il s'y rende puisque nous-mêmes n'étions pas un tel type d'association. Nous avons surtout tenu face à lui qu'il n'était pas vrai que le fait d'être sans-papiers implique ipso facto la consommation de crack : beaucoup de sans-papiers ne sont pas pour autant des crackés ! On ne saurait entériner un tel amalgame. Et idem pour le travail : ce n'est pas parce qu'on est sans travail qu'on devient cracké. C'est d'ailleurs en général plutôt l'inverse : c'est parce qu'on devient toxicomane qu'on s'enfonce progressivement dans la spirale d'une marginalisation sociale, qu'on perd sa femme, son travail, son logement, etc. Et donc le point-clef pour lui, que nous soutenions, consistait en sa propre décision de vouloir ou non sortir de ce piège, et ne résidait pas dans le fait d'avoir ou non des papiers et un travail (travail qu'il reperdrait alors bien vite s'il continuait de passer ses nuits avec le crack).
À cela Hassan répondait tantôt agressivement (en nous disant que c'était pour nous facile de dire cela puisque nous avions femme, travail et logement), tantôt, une fois la charge agressive épuisée, en affirmant qu'il pouvait s'arrêter quand il le voulait, qu'il n'était pas en fait prisonnier de la chose et qu'il gardait sa liberté intérieure qu'il décrivait alors avec une certaine grandiloquence d'expression qui le conduisait jusqu'à se positionner comme étant « un saint ». Cette tentative de restaurer une image de lui-même non dégradée se faisait alors sur le dos des autres et il déclarait se considérer comme supérieur à la masse des gens (dans un grand flou quand à ceux qu'il délimitait ainsi).
Nous lui répondions que nous discutions avec lui à égalité de paroles et de pensées et que nous tenions toute déclaration de supériorité comme incapable d'établir un rapport fructueux avec qui que ce soit. Quand à avoir femme, travail et logement, on ne voyait pas bien en quoi ce serait là une tare dont on aurait à se justifier ou s'excuser.
Le point fondamental restait à nos yeux qu'il se tenait pour piégé dans le crack et que ce piège était son piège, non celui des sans-papiers, ni le nôtre, et que c'était de cela qu'il fallait à l'évidence repartir si l'on voulait parler en vérité des moyens pour l'aider à sortir de sa situation.
Quelques tentatives pour mettre à l'épreuve de la pensée la consistance de ses considérations « philosophiques » (à dire vai d'ordre plutôt théosophique et d'inspiration ésotérique) ont très vite échoué sur le caractère passablement exalté et confus de ses propos.
Après un certain nombre d'allers et retours entre ces différents arguments, la discussion s'est clairement installée sur une boucle pouvant indéfiniment se répéter et nous l'avons quitté en lui souhaitant bon courage.


Le face à face

Exemple donc de ce que peut vouloir dire pour nous que de tenir le face à face, de soutenir la distance avec exigence, sans agressivité (le face à face n'est pas un tête contre tête) ni complaisance (le face à face n'est pas un côte à côte).


Son efficacité ?

Pour le toxicomane ?

Quelle peut en être l'efficacité pour le toxicomane qui nous fait ainsi face (avec d'ailleurs un courage certain car il ne doit pas lui être facile d'avoir ainsi à soutenir le face à face avec des habitants, fût-ce tranquillement) ?
Nous ne le savons pas.
Ceci dit, visiblement, l'interlocution l'intéressait et nous ne sommes pas directement comptables des raisons de son intérêt. Il est clair que si cela ne l'intéressait pas, il pouvait partir et que nous n'allions pas le poursuivre, pas plus d'ailleurs que nous ne l'avions « dragué » ou que nous ayons réclamé de lui cet échange : nous le lui avions proposé et il s'y était librement engagé. Peut-être que cet échange agrandira l'espace de ses références et que cet agrandissement pourra lui servir, à un moment qu'il choisira.


Pour nous ?

Quel en est l'intérêt pour nous, pères de famille du quartier qui sommes loin d'être seuls et isolés, qui avons des amis avec lesquels les échanges sont quand même bien plus fructueux que ceux tenus ce soir-là au coin de la rue d'Aubervilliers et du Bd de la Villette, au croisement même de nos trois arrondissements, nous qui avons somme toute d'autres choses plus passionnantes à faire le soir venu ?
L'intérêt nous semble tenir au fait que cela contribue à apaiser les rues : que de telles discussions puissent se tenir, avoir lieu le soir dans les rues du quartier, sans incidents, sans agression, dans le désaccord certes mais somme toute calmement (là où on nous promettait la guerre, la castagne, les insultes à nous qui ne sommes pas formés pour ça et qui sommes bien naïfs pour croire qu'il n'y a besoin de nulle formation professionnelle - laquelle, d'ailleurs ??? - pour qu'un homme parle sur cette planète à un autre homme), tout cela ne peut qu'ajouter à la vie collective sur le quartier un nouveau rapport (qui n'est pas un lien), des paroles échangées, des idées et points de vue qui se frottent les uns aux autres et que tout ceci ne peut être qu'une chance pour le quartier (même si on ne sait pas encore très bien laquelle) et non pas une menace.

C'est sur cette chance qu'en tous les cas nous parions.

 

Rendez-vous pour la seconde tournée-rue contre la drogue mardi 19 mars 2002
au coin de la rue du Fg-St-Martin et du bd de la Villette :
Permanence à 19 heures. Départ à 20 h 30.