RÉPONSE À LA REVUE VACARME

Lionel Bonhouvrier, Daniel Dalbéra, Jamal Faouzi, François Nicolas et Christian Poitou
de l'ex-Collectif anti-crack

Dans l'éditorial signé par Stany Grelet et Philippe Mangeot de votre dernier numéro 21 (automne 2002), vous parlez du Collectif anti-crack en des termes qui appellent de notre part les remarques suivantes.

­ La confusion que vous instaurez entre la mobilisation du Collectif anti-crack et des initiatives prises à Strasbourg, Tréogan, Choisy-le-Roi et Paris 9ème sur de tout autres questions, dans des contextes différents et en vue d'objectifs sans rapports entre eux indique qu'il s'agit là pour vous d'instruire un procès plutôt que de déployer une intelligence concrète de ces situations. Ingénument, vous vous étonnez d'ailleurs que cet appariement, constitué ad hoc par vos soins, puisse servir aussi directement vos propos : « la liste est presque trop belle » écrivez-vous ; on ne vous le fait pas dire !

­ Le Collectif anti-crack n'a jamais participé d'un quelconque « lynchage » et ce que vous indiquez d'ailleurs de lui en ouverture de votre éditorial (le Collectif voulait « mettre la police et les élus face à leurs responsabilités ») en atteste. Ce mot de lynchage, dans le cas du Collectif, est proprement absurde, et injurieux : la cible de sa mobilisation a toujours été les dealers, non les toxicomanes. Les dealers de crack sont des criminels que la police doit arrêter, comme elle doit le faire pour n'importe quelle autre activité criminelle.
Le Collectif anti-crack a toujours soutenu que les crackés, eux, n'ont pas, au titre de leur dépendance, à être arrêtés par la police ; et s'ils commettent des délits, ils doivent être soumis au même régime de sanctions que quiconque. Par contre la toxicomanie des crackés devrait être soignée. C'est pour cela que le Collectif anti-crack a appelé de ses vux la mise en uvre d'une politique qui soigne les toxicomanes non pas seulement, comme il est bien sûr légitime, des maladies que tout un chacun peut attraper mais spécifiquement de leur toxicomanie. Il lui a alors semblé qu'un Samu toxicomanie pourrait contribuer à les convaincre de s'engager dans une telle voie.
Rien là qui ressemble de près ou de loin à du lynchage. Est-ce donc par ce genre de dénigrement hyperbolique que votre revue espère faire quelque bruit susceptible de légitimer son titre ?

­ Nous ne partageons pas votre mépris pour les commerçants, propriétaires et familles qui n'ont, à dire vrai, guère de mieux ou de pire à faire en ces domaines que les fonctionnaires, les locataires ou les célibataires ! Ce sociologisme primaire tenant que les gens ne penseraient et n'agiraient qu'en répétant leur identité sociale (autant dire qu'ils ne seraient pas libres, puisqu'ils ne sauraient se tenir qu'à hauteur de leurs paillassons ou tabliers) ne contribue guère, c'est le moins qu'on puisse dire, à relever l'intelligence de vos propos.

­ Vous déclarez « légitime » la volonté de sécuriser l'espace privé mais vous interprétez toute tentative de tranquilliser l'espace public comme un pur et simple accaparement.
S'accaparer l'espace public du quartier n'a bien sûr jamais été le projet du Collectif anti-crack. Suggérer que le Collectif ait pu prôner une surveillance du quartier contre les étrangers ou un contrôle des véhicules non riverains, que le Collectif ait voulu que les rues lui « appartiennent », tout ceci n'est que stupidités : le Collectif s'est battu contre les équations infâmes « squats = drogue », « sans papiers = dealers », « séropositifs = toxicomanes » et tout ceci a été publiquement soutenu (on peut se reporter à notre site www.entretemps.asso.fr/Stalingrad, à notre tract en date du 25 avril 2002 contre Le Pen et le lepénisme) ; le Collectif anti-crack est allé parler avec les toxicomanes le soir dans les rues, non les traquer ; il a demandé à la police d'arrêter les dealers et non pas organisé des milices privées, etc. Tout ceci est attesté par les nombreux articles rédigés par des personnes de tous bords (une revue de presse exhaustive est disponible sur notre site).

­ Vous présentez l'énoncé « la rue est à nous » comme votre contribution majeure au débat en l'opposant à ce qui aurait été, selon vous, le mot d'ordre du Collectif anti-crack : « la rue appartient aux habitants ». Votre manipulation devient ici manifeste : le mot d'ordre du Collectif anti-crack a été, depuis les manifestations de l'automne 2001 jusqu'aux rassemblements de juin 2002, non pas celui que nous nous prêtez mais celui-ci : « Les rues sont à nous, non aux dealers ! » (il est facile de s'en assurer en se reportant aux comptes rendus publiés sur notre site). À moins que vous ne comptiez comme apport décisif le passage que vous opérez du pluriel (« les rues ») au singulier (« la rue »), il faut surtout remarquer que ce que vous cherchez soigneusement à effacer, en travestissant ainsi effrontément notre mot d'ordre, c'est qu'il s'agissait pour le quartier Stalingrad de se battre contre l'accaparement des rues par les dealers. Ceux-ci en effet s'étaient appropriés la rue du Département et des portions de rues alentour (rue d'Aubervilliers, rue de Tanger) pour y installer une « scène ouverte » du crack pendant plusieurs mois. C'est contre cette mainmise criminelle que le Collectif anti-crack s'est constitué, tout étonné que la police, les maires et le gouvernement ne fassent rien contre les dealers.
Somme toute, le Collectif a dû se lever contre des dealers qui soutenaient publiquement : « La rue est à nous ! ». C'est dire qu'il importe, en ce genre de situation concrète, d'expliciter le « nous » énoncé pour en dégager le sens effectif et non pas d'en traiter hors situation et dans l'abstraction. Nos mots d'ordre l'ont fait en parlant d'« habitants et commerçants contre les dealers ».

­ Vous baptisez votre manipulation éhontée « un déplacement imperceptible, énorme » (c'est donc cela que vous appelez vacarme ?!) et suggérez d'abord que le « nous » de votre mot d'ordre pourrait être l'index de quiconque. Certes il y eut d'autres époques où un « nous » générique avait pour tous un sens. Mais ceci tenait à une configuration politique, adossée au marxisme et aux idéaux communistes, qui n'a plus court - « Il n'y a plus de "nous" ; ce "nous prolétaires" que nul ne prononce plus, il n'y en a plus depuis longtemps. » (Alain Badiou) -. Aujourd'hui, en politique, les « nous » ne sont plus que les emblèmes de particularismes, tendanciellement de corporatismes et de poujadismes

­ Vous précisez ensuite votre véritable conviction : le « nous » à vos yeux convenable aurait dû être un « nous la gauche ». À quoi nous répondons d'abord qu'un tel « nous la gauche » n'aurait guère de titre plus glorieux à faire valoir sur le quartier Stalingrad qu'un « nous la droite » (c'est un fait que les mairies des 10°, 18° et 19° arrondissements qui ont détourné les yeux de la scène ouverte du crack étaient - et sont toujours - « de gauche »), et ensuite que le Collectif anti-crack est toujours resté indifférent aux partis politiques comme au partage gauche-droite, considérant que sur les questions de drogues le clivage gauche-droite n'a pas de pertinence. L'actualité le confirme d'ailleurs bien : la droite poursuit la politique de réduction des risques initiée par la gauche (politique, au passage, dont un des principaux arguments tient aux économies budgétaires qu'elle permet de réaliser), somme toute comme la droite poursuit tranquillement contre les sans-papiers la politique mise en place par la gauche
Vouloir indexer le Collectif anti-crack à la droite (en suggérant qu'il aurait changé d'orientations et d'objectifs après le 5 mai 2002) - quand il a pratiqué une indifférence souveraine à l'égard de cette polarité parlementaire - atteste du caractère fallacieux de votre « analyse ».

­ Au total, le point de la mobilisation du Collectif anti-crack que vous oblitérez soigneusement touche à l'existence de criminels spécialisés dans le trafic du crack. Mais pourquoi donc aurait-il fallu leur laisser pignon sur rue, et de quelle positivité pourrait donc bien se réclamer un effacement devant leurs exigences, un abandon de l'espace public tel celui qu'ont pratiqué tout un temps les pouvoirs publics comme d'ailleurs toutes les forces alors existantes dans le quartier Stalingrad ? De quelle complaisance pour le monde du crime - ce monde qu'un Chalamov appelait celui de la pègre et des truands, les distinguant ainsi des voyous (ou délinquants), pour mieux appeler à sa destruction -, de quel sourd accommodement procède alors votre dissimulation ?
Nous « pressentons » que ce parti-pris d'omettre l'existence de dealers procède d'une décision qu'on sait vôtre et que vous maintenez ici soigneusement en coulisse : la volonté que soit légalisé le crack comme l'héroïne et que des salles de shoot soient officiellement ouvertes (il est compréhensible que dans cette voie, les dealers puissent vous apparaître comme des partenaires plutôt que comme des adversaires).
Le Collectif anti-crack s'est déclaré contre une telle légalisation et contre les salles d'injection d'héroïne, fussent-elles « médicalisées », « thérapeutiques », « citoyennes » et, pourquoi pas - on compte sur vous -, « de gauche » : pas plus les droguatoriums d'Act Up que les sidatoriums de Le Pen !
Votre regroupement inepte, votre parti pris de dénigrer la singularité du Collectif anti-crack en le présentant comme un petit Ku-Klux-Klan se révélant comme tel après le 5 mai, l'aigreur que semble vous faire monter à la gorge une action civique somme toute aussi banale et allant de soi que celle du Collectif anti-crack, tout ceci nous semble trouver sa véritable raison d'être en cette sourde cause du crack et de l'héroïne - et plus généralement des drogues - que vous faites vôtre.

Il serait plus intéressant pour tous, et en particulier pour vos lecteurs, que la confrontation que votre revue a engagée puisse éventuellement se poursuivre sur ces enjeux véritables, sans recourir à des faux-semblants et des subterfuges. Nous y sommes pour notre part disposés.