« La bataille de Stalingrad continue » ? Politique des soins contre politique de réduction des risques !

(Analyse d’un article du Nouvel Observateur : n° 1985, du 21 au 27 novembre 2002 - Supplément Paris / Île de France)

 

Daniel Dalbéra, Jamal Faouzi, Jean-Marc Mory, François Nicolas et Christian Poitou (de l’ex-Collectif anti-crack)

 

 

 


Un article du Nouvel Observateur, signé Hubert Prolongeau, fait le point sur la situation du crack dans le quartier Stalingrad sous le titre général : « Crack : la bataille de Stalingrad continue ». Mais de quelle « bataille » pourrait-il désormais bien s’agir ? C’est en ce point qu’une analyse de cet article ne nous semble pas inutile.

 

Ceux qui prennent position dans cet article contre le Collectif anti-crack se présentent comme des « professionnels de la prévention » dénonçant la « vision très courte » des habitants du quartier : le trafic de crack n’aurait été que déplacé, argument-ils, sans que cela ait « donné à personne les moyens de mieux comprendre ce qui se passe ». Il est pourtant rappelé que le Collectif s’en est pris à la politique de réduction des risques mais cette remarque tombe aussitôt dans un puits sans fond, comme si le Collectif n’avait pas explicitement associé son travail local (pour que la police ne laisse plus quartier libre aux dealers) à un éclaircissement du contexte politique global ayant rendu possible cette situation particulière dans les rues du quartier Stalingrad.

Les opposants au Collectif dissimulent ainsi les propositions politiques globales du Collectif (une politique de soins, un Samu-toxicomanie, un triplement des places de post-cures, à la place de la désastreuse politique de réduction des risques actuelle) et tentent de substituer au débat politique instauré par le Collectif l’opposition convenue entre des habitants à courte vue, le nez sur leur paillasson, et des professionnels qui auraient seuls l’intelligence de la situation d’ensemble.

Cette vision courtelinesque dissimule que toutes ces personnes, Pierre Leyrit en tête, sont des militants de longue date de la politique de réduction des risques qui n’osent pas se déclarer comme tels sur les quartiers, qui ne savent répondre aux arguments déployés par le Collectif anti-crack et font alors semblant d’avoir eu à faire, une fois de plus, à des habitants enfermés dans leurs problèmes locaux. Jusqu’à Act Up, qui en vérité prône la légalisation du crack et aime à déclarer « nous sommes drogués et fiers de l’être » (ToxiPride du 7 juin 1998) mais préfère s’avancer masqué dans le quartier pour mieux tenter de restaurer un « quartier libre » au trafic de crack et rétablir en catimini la politique de réduction des risques…

 

 

Pourquoi tout cela ? Pour deux raisons à notre sens :

 

I) D’abord la politique de réduction des risques s’est avérée, en France du moins, être fondamentalement manipulatrice et hypocrite : elle n’ose pas déclarer devant les gens de ce pays ses fins et ses moyens. Elle ne livre pas campagne politique sur son diagnostic, sur ses objectifs, sur ses plans de bataille et dissimule tout cela sous la langue de bois du travail professionnel, du type : « gens du pays, dormez tranquilles, des professionnels s’occupent de tout ! ».

Cette politique de réduction des risques s’est imposée de force dans les milieux professionnels de la santé en jouant de l’urgence sanitaire instaurée par la vague montante de l’épidémie du sida et en misant sur la peur des médecins face au procès du sang contaminé. D’où l’idée que cette politique a imposée : ne plus se battre contre la drogue pour mieux se battre seulement contre le sida — comme si un pays comme le nôtre ne pouvait se battre à la fois sur deux fronts : contre le sida et contre la drogue ! —. Cette politique a organisé les « professionnels », sévèrement aiguillonnés par les lobbies des « usagers de drogues », mais elle n’a pas pris l’initiative d’un débat public sur ses nouvelles orientations. Elle a tout de suite thématisé l’idée qu’il fallait tenir les gens de ce pays à l’écart de ce débat, qu’ils ne pourraient le comprendre et qu’il fallait donc faire leur bien malgré eux… Et quel bien ! La politique de réduction des risques ne fait que gérer un déplacement perpétuel des problèmes de drogue en refusant explicitement de s’attaquer à leur racine (cette racine qu’est le nihilisme contemporain, dont Nietzsche nous a légué la formule : « Plutôt vouloir le rien [donc la drogue] que ne rien vouloir ! »).

 

La politique de réduction des risques

·         Elle ne fait que déplacer les problèmes en substituant deux drogues (la méthadone et le subutex) à une autre (l’héroïne).

·         Elle argumente qu’il ne serait plus nécessaire de soigner les toxicomanes de leur dépendance et qu’il suffirait de les soigner des maladies infectieuses opportunistes (sida…).

·         Elle veut nettoyer les seringues mais se refuse à nettoyer leur contenu.

·         Elle ne traite plus que des conséquences (les dégâts latéraux de la drogue : infections, etc.) en déclarant qu’il ne servirait plus à rien de combattre la drogue et qu’il suffirait de gérer ses méfaits.

·         Elle en appelle à la constitution de salles de shoot (sûr moyen, pourtant, d’enfermer les héroïnomanes dans leur servitude volontaire au lieu de les aider à s’en libérer), à la création de droguatoriums comme un Le Pen a souhaité des sidatoriums….

·         Elle en vient à suggérer la légalisation du crack et de l’héroïne ;

·         Elle excuse les dealers en en faisant des gens au service des toxicomanes.

 

II) Tout cela, le Collectif l’a progressivement découvert au cours de son année de travail et l’a porté sur la place publique. Et c’est fondamentalement cela que lui reprochent aujourd’hui les « professionnels » en question.

Comment cela s’est-il passé ?

Le Collectif anti-crack, effaré de la complaisance des pouvoirs publics à l’égard du trafic de crack dans le quartier, s’est très vite demandé : mais pourquoi donc cette complaisance ? D’où vient cet abandon du quartier au règne criminel des dealers de crack ? Pourquoi les déclarés « professionnels » de la drogue laissent-ils ainsi faire ?

En ce point le Collectif anti-crack ne s’est pas contenté d’exiger des pouvoirs publics qu’ils reprennent dans le quartier le combat contre la drogue et les dealers de crack (fallait-il donc « un mandat » pour rappeler publiquement ce point élémentaire quand les élus, munis d’un mandat, restaient muets et indifférents ?) ; il n’en est pas resté à sa première exigence, urgente et absolument légitime, de ne pas laisser les rues du quartier au trafic de crack (fallait-il donc continuer de supporter la loi des dealers dans notre quartier pour la simple raison que les « professionnels » laissaient faire ?), il ne s’est pas contenté de « gueuler » dans les rues mais a longuement étudié la situation du crack et de l’héroïne en France. Et c’est là qu’il a découvert les origines de la situation dramatique dans le quartier Stalingrad : il y avait, au principe de cet abandon du combat contre la drogue, une politique constituée, la politique de réduction des risques laquelle organise systématiquement cette complaisance (voir son oriflamme honteuse : « Pas de société sans drogues ! ») et impose désormais au pays, pour seule ambition politique, une gestion des dégâts provoqués par la drogue…

Le Collectif anti-crack n’en est alors pas resté là : il a fait un travail supplémentaire et élaboré les grandes lignes d’une politique alternative qu’il a appelée « politique de soins ». Nous tenons à la disposition de chacun un rapport détaillé sur ces orientations politiques qui argumente, explique, discute (voir sur notre site internet : www.entretemps.asso.fr/Stalingrad).

 

Voilà en vérité ce que les militants de la politique de réduction des risques nous reprochent mais une fois de plus de manière manipulatrice et hypocrite, en dissimulant leur cause véritable sous différents prétextes formels (le plus corporatiste d’entre eux étant de n’avoir pas laissé les différents professionnels continuer de ronronner tranquilles !) : il est vrai que nous avons mis sur la place publique les objectifs véritables de cette politique de réduction des risques, que nous les avons critiqués, et que nous en avons proposé d’autres, sous le mot d’ordre général : « Pas de société sans lutte contre la drogue ! »

 

Au total, il est bien vrai qu’actuellement le trafic de crack ne fait que se déplacer d’un quartier l’autre du nord de Paris, et ce au gré des réactions locales. Mais le point véritable est précisément celui-ci : ce déplacement ne pourra que continuer tant que ce pays n’engagera pas une nouvelle politique en matière de drogues, une politique visant enfin à faire diminuer la demande de drogues.

Tout ceci, les « professionnels » qui s’opposent au Collectif anti-crack le savent parfaitement mais ils biaisent, comme ils le font en France depuis dix ans, pour mieux préserver des objectifs dont ils pensent difficile de convaincre les gens de ce pays. Et ils ne savent alors rien faire d’autre que de dresser une nouvelle fois le théâtre ridicule d’un face-à-face entre des habitants, demeurés, les yeux rivés sur leur pré carré, et des professionnels éclairés, au regard vaste et généreux !

Tout ceci n’est que du semblant, qui n’atteste guère de la confiance de ces personnes en leur capacité de convaincre les gens de leur politique…

Notre confiance est exactement inverse : s’il s’agit bien, comme nous le soutenons, de confronter deux politiques, notre quartier et surtout notre pays ont besoin d’arguments et contre-arguments, d’un débat politique explicite, non de faux-semblants. À notre mesure exacte — nous agissons localement et pensons globalement —, nous y restons disposés.

 

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