Sélection du Reader's Digest (juillet 2002)

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Ils font la France

Drogue : un père en colère
Ou comment, à Paris, François Nicolas mobilise son quartier contre les dealers.
Par Catherine Galitzine

Photo : Thierry Langro

Jeudi 25 avril, 20 h 30 à Paris xixe. La température a brusquement chuté. Rue du Département, entre friches et façades crasseuses, un étrange rituel va commencer. Emmitouflés dans leurs parkas, huit hommes déambulent d'un pas tranquille, en bavardant avec les passants. De conditions sociales et d'origines diverses - Français, Marocains, Algériens et Sénégalais -, ils sont animés par le même combat démesuré. Par leur seule présence, ces « Don Quichotte » espèrent faire fuir les trafiquants qui envahissent leur quartier.
A leur tête marche François Nicolas, un compositeur de musique de cinquante-quatre ans. Impressionnant par sa taille (1,87 m) et par sa carrure de rugbyman, cet homme au doux regard d'artiste n'en est pas moins déterminé.
- La situation était devenue intolérable, dit-il. Ce trafic mafieux est un spectacle dégradant et angoissant pour les jeunes. Nous voulons le faire cesser. Les pères du quartier font leur devoir. Il est temps que les pouvoirs publics fassent également le leur !
Au bout de la rue du Département, nos huit compères tournent dans la rue d'Aubervilliers et se dirigent vers le n° 13, un « squat » connu comme étant un repaire de « dealers ». Surpris en plein trafic, une dizaine d'individus détalent à leur vue.
N° 9, rue d'Aubervilliers : des entrailles d'un autre squat jaillit un concert d'insultes clairement destiné aux pères. Jean-Luc Sarget sent monter en lui une forte poussée d'adrénaline. Ses deux fils aînés sont prisonniers de la drogue. Il aimerait bien répliquer. Mais, en accord avec François Nicolas, il ne bronche pas.
- Nous ne sommes pas des milices privées, explique le chef de file des protestataires. Les trafiquants sont des criminels. Il est hors de question de parler avec eux et encore moins de les affronter. Cela, c'est le travail de la police.
Drapés dans leur dignité de chef de famille, les huit compagnons poursuivent leur chemin. Vers 23 h 30, ils se séparent, conscients d'avoir marqué une victoire. Ce soir-là, les honnêtes gens étaient chez eux dans la rue. Pas les trafiquants.

"Il n'est pas normal que les dealers se sentent ici chez eux !."

Situé à la jonction des xe, xviiie et xixe arrondissements de Paris, le quartier Stalingrad est, depuis une dizaine d'années, le théâtre d'un intense trafic d'héroïne, de cocaïne et de hasch. Depuis fin 1994, le crack - un composé de cocaïne et de bicarbonate de soude fumable ou injectable - se développe et prend le pas sur les autres drogues. Sur le plan de la santé, ce poison bon marché fait de véritables ravages, en particulier parmi les populations les plus pauvres. Conséquence : le crack engendre une énorme délinquance sur la voie publique.
En août 2001, François Nicolas est effrayé par la subite dégradation de son quartier. Autour de chez lui, les rues du Département et d'Aubervilliers se sont transformées en « scènes ouvertes ». Les « affaires » s'y traitent au grand jour, au vu et au su de tous. Dans la journée, les abords de la crèche municipale et de la bibliothèque Hergé sont cernés par plusieurs dizaines de toxicomanes qui se « shootent » sous les yeux des enfants, quand on ne les retrouve pas dans les immeubles.
Avec leurs huit enfants, âgés de quatre à vingt-deux ans, issus de leur deux mariages respectifs, François et Geneviève Nicolas se demandent comment assurer la rentrée scolaire dans ce climat menaçant.
Quelques jours avant le début des classes, Geneviève est agressée, en face de chez elle, par un individu muni d'un cutter. Elle parvient à se réfugier dans une parfumerie, mais, pour François, c'est l'incident de trop. Avec l'aide d'un voisin, Frédéric Leroy, propriétaire d'un salon de thé, il organise une réunion et invite les habitants du quartier à lutter contre la drogue.
Une soixantaine d'habitants et de commerçants répondent à son appel. Le 18 septembre, le Collectif anticrack de Stalingrad entre en action : cent vingt-cinq personnes défilent boulevard de la Villette, en scandant : « La rue est aux habitants, pas aux dealers ! » et : « La police doit faire son travail ! » Une semaine plus tard, François Nicolas pénètre avec deux cent cinquante personnes en terrain « occupé », rue du Département et rue d'Aubervilliers. La troisième manifestation est suivie par cinq cents personnes, parmi lesquelles le recteur de la mosquée de la rue de Tanger, qui propose de traduire les tracts du collectif en arabe.
Le 9 octobre, la quatrième manifestation rassemblera un millier de personnes.
A la suite de cette mobilisation, la police met le quartier sous surveillance. Des patrouilles de police dispersent la « scène ouverte ». A la fin de l'hiver, constatant que le trafic reprend, François Nicolas réunit les membres du collectif.
- Ce n'est pas normal que nous rasions les murs alors que les dealers se sentent chez eux ! tempête-t-il. Il faut occuper le terrain et inverser la situation
Pour ce faire, le premier pas est de nouer le contact avec leurs victimes, les toxicomanes. Début janvier, le compositeur propose de descendre dans la rue pour leur souhaiter une « Bonne année ». Éducateur auprès des « Blousons noirs » à la fin des années 60, François sait gérer ce type de face-à-face. Huit membres du collectif se déclarent prêts à le suivre. A leur grande surprise, ils sont plutôt bien accueillis. Certains toxicos paraissent même sensibles au fait que d'« honnêtes citoyens » s'intéressent à eux.
Encouragé par ce premier contact, le collectif décide d'organiser chaque semaine des tournées de rues nocturnes jusqu'à la fin de l'année scolaire. En outre, les toxicomanes du quartier étant à 90 % des hommes, et la protection des jeunes relevant avant tout du chef de famille, il leur semble
préférable qu'elles soient menées exclusivement par des pères.
Jeudi 25 avril 2002 (septième tournée) : comme à chacun de leurs passages, désormais les encouragements pleuvent.
- Bravo ! C'est bien ce que vous faites. C'est même indispensable ! s'exclame une jolie « beurette », qui se plaint de ne pouvoir sortir seule de chez elle après 20 heures.
Rue du Département, les pères discutent avec le patron d'un bar.
- Cela fait des années que je n'ai pas vu une jolie femme entrer dans mon café, se lamente-t-il. Toute cette racaille a fait fuir la clientèle.
Sur le ton de la plaisanterie, François Nicolas tente de le réconforter :
- Il y a pourtant de jolies femmes dans le quartier. Il y a au moins nos épouses !
Croisant deux adolescents d'origine méditerranéenne, François leur glisse un tract entre les mains en guise d'entrée en matière. Karim raconte qu'il a arrêté de se droguer grâce à la natation.
- Je veux que mon père soit fier de moi, déclare-t-il. Quand je suis tenté de recommencer, je vais à la piscine et ça passe.
François propose aux jeunes gens de se revoir pour écrire un texte contre la drogue qui serait distribué aux jeunes. L'un des garçons laisse son numéro de téléphone.
Il est 22 heures, l'heure où sortent les toxicomanes. Deux Noirs visiblement défoncés se montrent agressifs avec les passants. Sékou Traoré s'adresse à eux en peul :
- Ce n'est pas parce que vous vous empoisonnez que vous devez empoisonner la vie des habitants !
En entendant leur dialecte, les deux hommes se calment. Sékou demande ce qu'il peut faire pour les aider. La conversation s'engage. Il ne se fait pas d'illusions sur la portée de sa proposition, mais ce qui compte, c'est de communiquer.
- Le fait que les habitants et les toxicomanes puissent se parler fait reculer la peur, observe François Nicolas.
Entamée il y a moins d'un an, la croisade de François Nicolas mobilise les gens au-delà du quartier Stalingrad. Claudia, soixante-treize ans, lutte contre le trafic qui pourrit la vie des Grandes Orgues de Flandres, un ensemble de tours situées dans le xixe, à grand renfort de pétitions, manifestations, courriers aux élus et à la police.
- Quand j'ai découvert l'action menée par François Nicolas, raconte-t-elle, j'ai été enchantée de ce soutien formidable, de cette mobilisation. Sa méthode et sa détermination m'ont convaincue et je continue la lutte à ses côtés.
Des membres d'Olive 18, une association de riverains du xviiie, se joignent fréquemment aux tournées de rues du collectif avec l'idée, peut-être, de lancer ce processus chez eux.

Diffusés sur le Net (1), les comptes rendus hebdomadaires des tournées de rues constituent un guide de référence pour mobiliser un quartier contre la drogue.
Regroupé avec quatre associations antidrogue implantées dans le xviiie et le xe, le Collectif anticrack pèse auprès des pouvoirs publics. Véritable poil à gratter de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, son chef de file intervient dans ses tables rondes afin d'infléchir sa politique. Le maire du xixe, Roger Madec, a informé le collectif que les immeubles délabrés qui servaient d'abris aux trafiquants allaient disparaître et que la rénovation urbaine allait se poursuivre. La police maintient son dispositif de surveillance et la « scène ouverte » ne s'est pas reconstituée.
- Bien sûr, nous ne sommes pas dupes, reconnaît François Nicolas. Le trafic continue ailleurs. Mais il fallait bien commencer quelque part. Avant, les habitants étaient sur la défensive ; maintenant, ce sont les dealers. La lutte contre la drogue ne peut être l'affaire exclusive des pouvoirs publics. Il faut que tout le monde s'y mette, les habitants, les jeunes et surtout les pères.
Pour sa part, François Nicolas aspire à reprendre le cours normal de sa vie.
- Cela fait un an que je dois livrer une composition pour percussions dont je n'ai pas écrit la première note, soupire-t-il.
Néanmoins, il maintient la pression sur les pouvoirs publics :
- Depuis le début du mois de juin, nous avons organisé des
rassemblements hebdomadaires devant les repaires connus des
dealers, au n° 13 et au n° 9 de la rue d'Aubervilliers, ainsi qu'au n° 13 de la rue Bellot : Nous voulons qu'ils soient fermés et que les familles qui y habitent soient relogées.
Le 25 juin dernier, à l'issue de la dernière tournée de rues de l'année, dans le cadre d'une conférence de presse, il a demandé solennellement à la police et aux municipalités de fermer ces « crack houses ».
Le Collectif des pères de Stalingrad est en train de réussir un exploit auquel personne n'avait songé au départ. Par son action, il redonne une âme et une identité à un quartier dévalorisé par un urbanisme sans âme et un taux élevé de cas sociaux.
- Les tournées de rues ont rapproché les habitants, observe Sékou Traoré. Ils nous parlent et se parlent entre eux. Stalingrad devient le quartier des gens qui se prennent en main et luttent contre la drogue. Désormais, on peut être fiers d'habiter ici.
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1. Site Internet du Collectif anticrack : www.entretemps.asso.fr/Stalingrad