Ils font la France
Jeudi 25 avril, 20 h 30 à
Paris xixe. La température a brusquement chuté.
Rue du Département, entre friches et façades crasseuses,
un étrange rituel va commencer. Emmitouflés dans
leurs parkas, huit hommes déambulent d'un pas tranquille,
en bavardant avec les passants. De conditions sociales et d'origines
diverses - Français, Marocains, Algériens et Sénégalais
-, ils sont animés par le même combat démesuré.
Par leur seule présence, ces « Don Quichotte »
espèrent faire fuir les trafiquants qui envahissent leur
quartier.
A leur tête marche François Nicolas, un compositeur
de musique de cinquante-quatre ans. Impressionnant par sa taille
(1,87 m) et par sa carrure de rugbyman, cet homme au doux regard
d'artiste n'en est pas moins déterminé.
- La situation était devenue intolérable, dit-il.
Ce trafic mafieux est un spectacle dégradant et angoissant
pour les jeunes. Nous voulons le faire cesser. Les pères
du quartier font leur devoir. Il est temps que les pouvoirs publics
fassent également le leur !
Au bout de la rue du Département, nos huit compères
tournent dans la rue d'Aubervilliers et se dirigent vers le n°
13, un « squat » connu comme étant un repaire
de « dealers ». Surpris en plein trafic, une dizaine
d'individus détalent à leur vue.
N° 9, rue d'Aubervilliers : des entrailles d'un autre squat
jaillit un concert d'insultes clairement destiné aux pères.
Jean-Luc Sarget sent monter en lui une forte poussée d'adrénaline.
Ses deux fils aînés sont prisonniers de la drogue.
Il aimerait bien répliquer. Mais, en accord avec François
Nicolas, il ne bronche pas.
- Nous ne sommes pas des milices privées, explique le chef
de file des protestataires. Les trafiquants sont des criminels.
Il est hors de question de parler avec eux et encore moins de
les affronter. Cela, c'est le travail de la police.
Drapés dans leur dignité de chef de famille, les
huit compagnons poursuivent leur chemin. Vers 23 h 30, ils se
séparent, conscients d'avoir marqué une victoire.
Ce soir-là, les honnêtes gens étaient chez
eux dans la rue. Pas les trafiquants.
Situé à la jonction des xe, xviiie et xixe arrondissements
de Paris, le quartier Stalingrad est, depuis une dizaine d'années,
le théâtre d'un intense trafic d'héroïne,
de cocaïne et de hasch. Depuis fin 1994, le crack - un composé
de cocaïne et de bicarbonate de soude fumable ou injectable
- se développe et prend le pas sur les autres drogues.
Sur le plan de la santé, ce poison bon marché fait
de véritables ravages, en particulier parmi les populations
les plus pauvres. Conséquence : le crack engendre une énorme
délinquance sur la voie publique.
En août 2001, François Nicolas est effrayé
par la subite dégradation de son quartier. Autour de chez
lui, les rues du Département et d'Aubervilliers se sont
transformées en « scènes ouvertes ».
Les « affaires » s'y traitent au grand jour, au vu
et au su de tous. Dans la journée, les abords de la crèche
municipale et de la bibliothèque Hergé sont cernés
par plusieurs dizaines de toxicomanes qui se « shootent
» sous les yeux des enfants, quand on ne les retrouve pas
dans les immeubles.
Avec leurs huit enfants, âgés de quatre à
vingt-deux ans, issus de leur deux mariages respectifs, François
et Geneviève Nicolas se demandent comment assurer la rentrée
scolaire dans ce climat menaçant.
Quelques jours avant le début des classes, Geneviève
est agressée, en face de chez elle, par un individu muni
d'un cutter. Elle parvient à se réfugier dans une
parfumerie, mais, pour François, c'est l'incident de trop.
Avec l'aide d'un voisin, Frédéric Leroy, propriétaire
d'un salon de thé, il organise une réunion et invite
les habitants du quartier à lutter contre la drogue.
Une soixantaine d'habitants et de commerçants répondent
à son appel. Le 18 septembre, le Collectif anticrack de
Stalingrad entre en action : cent vingt-cinq personnes défilent
boulevard de la Villette, en scandant : « La rue est aux
habitants, pas aux dealers ! » et : « La police doit
faire son travail ! » Une semaine plus tard, François
Nicolas pénètre avec deux cent cinquante personnes
en terrain « occupé », rue du Département
et rue d'Aubervilliers. La troisième manifestation est
suivie par cinq cents personnes, parmi lesquelles le recteur de
la mosquée de la rue de Tanger, qui propose de traduire
les tracts du collectif en arabe.
Le 9 octobre, la quatrième manifestation rassemblera un
millier de personnes.
A la suite de cette mobilisation, la police met le quartier sous
surveillance. Des patrouilles de police dispersent la «
scène ouverte ». A la fin de l'hiver, constatant
que le trafic reprend, François Nicolas réunit les
membres du collectif.
- Ce n'est pas normal que nous rasions les murs alors que les
dealers se sentent chez eux ! tempête-t-il. Il faut occuper
le terrain et inverser la situation
Pour ce faire, le premier pas est de nouer le contact avec leurs
victimes, les toxicomanes. Début janvier, le compositeur
propose de descendre dans la rue pour leur souhaiter une «
Bonne année ». Éducateur auprès des
« Blousons noirs » à la fin des années
60, François sait gérer ce type de face-à-face.
Huit membres du collectif se déclarent prêts à
le suivre. A leur grande surprise, ils sont plutôt bien
accueillis. Certains toxicos paraissent même sensibles au
fait que d'« honnêtes citoyens » s'intéressent
à eux.
Encouragé par ce premier contact, le collectif décide
d'organiser chaque semaine des tournées de rues nocturnes
jusqu'à la fin de l'année scolaire. En outre, les
toxicomanes du quartier étant à 90 % des hommes,
et la protection des jeunes relevant avant tout du chef de famille,
il leur semble
préférable qu'elles soient menées exclusivement
par des pères.
Jeudi 25 avril 2002 (septième tournée) : comme à
chacun de leurs passages, désormais les encouragements
pleuvent.
- Bravo ! C'est bien ce que vous faites. C'est même indispensable
! s'exclame une jolie « beurette », qui se plaint
de ne pouvoir sortir seule de chez elle après 20 heures.
Rue du Département, les pères discutent avec le
patron d'un bar.
- Cela fait des années que je n'ai pas vu une jolie femme
entrer dans mon café, se lamente-t-il. Toute cette racaille
a fait fuir la clientèle.
Sur le ton de la plaisanterie, François Nicolas tente de
le réconforter :
- Il y a pourtant de jolies femmes dans le quartier. Il y a au
moins nos épouses !
Croisant deux adolescents d'origine méditerranéenne,
François leur glisse un tract entre les mains en guise
d'entrée en matière. Karim raconte qu'il a arrêté
de se droguer grâce à la natation.
- Je veux que mon père soit fier de moi, déclare-t-il.
Quand je suis tenté de recommencer, je vais à la
piscine et ça passe.
François propose aux jeunes gens de se revoir pour écrire
un texte contre la drogue qui serait distribué aux jeunes.
L'un des garçons laisse son numéro de téléphone.
Il est 22 heures, l'heure où sortent les toxicomanes. Deux
Noirs visiblement défoncés se montrent agressifs
avec les passants. Sékou Traoré s'adresse à
eux en peul :
- Ce n'est pas parce que vous vous empoisonnez que vous devez
empoisonner la vie des habitants !
En entendant leur dialecte, les deux hommes se calment. Sékou
demande ce qu'il peut faire pour les aider. La conversation s'engage.
Il ne se fait pas d'illusions sur la portée de sa proposition,
mais ce qui compte, c'est de communiquer.
- Le fait que les habitants et les toxicomanes puissent se parler
fait reculer la peur, observe François Nicolas.
Entamée il y a moins d'un an, la croisade de François
Nicolas mobilise les gens au-delà du quartier Stalingrad.
Claudia, soixante-treize ans, lutte contre le trafic qui pourrit
la vie des Grandes Orgues de Flandres, un ensemble de tours situées
dans le xixe, à grand renfort de pétitions, manifestations,
courriers aux élus et à la police.
- Quand j'ai découvert l'action menée par François
Nicolas, raconte-t-elle, j'ai été enchantée
de ce soutien formidable, de cette mobilisation. Sa méthode
et sa détermination m'ont convaincue et je continue la
lutte à ses côtés.
Des membres d'Olive 18, une association de riverains du xviiie,
se joignent fréquemment aux tournées de rues du
collectif avec l'idée, peut-être, de lancer ce processus
chez eux.
Diffusés sur le Net (1),
les comptes rendus hebdomadaires des tournées de rues constituent
un guide de référence pour mobiliser un quartier
contre la drogue.
Regroupé avec quatre associations antidrogue implantées
dans le xviiie et le xe, le Collectif anticrack pèse auprès
des pouvoirs publics. Véritable poil à gratter de
la Mission interministérielle de lutte contre la drogue
et la toxicomanie, son chef de file intervient dans ses tables
rondes afin d'infléchir sa politique. Le maire du xixe,
Roger Madec, a informé le collectif que les immeubles délabrés
qui servaient d'abris aux trafiquants allaient disparaître
et que la rénovation urbaine allait se poursuivre. La police
maintient son dispositif de surveillance et la « scène
ouverte » ne s'est pas reconstituée.
- Bien sûr, nous ne sommes pas dupes, reconnaît François
Nicolas. Le trafic continue ailleurs. Mais il fallait bien commencer
quelque part. Avant, les habitants étaient sur la défensive
; maintenant, ce sont les dealers. La lutte contre la drogue ne
peut être l'affaire exclusive des pouvoirs publics. Il faut
que tout le monde s'y mette, les habitants, les jeunes et surtout
les pères.
Pour sa part, François Nicolas aspire à reprendre
le cours normal de sa vie.
- Cela fait un an que je dois livrer une composition pour percussions
dont je n'ai pas écrit la première note, soupire-t-il.
Néanmoins, il maintient la pression sur les pouvoirs publics
:
- Depuis le début du mois de juin, nous avons organisé
des
rassemblements hebdomadaires devant les repaires connus des
dealers, au n° 13 et au n° 9 de la rue d'Aubervilliers,
ainsi qu'au n° 13 de la rue Bellot : Nous voulons qu'ils soient
fermés et que les familles qui y habitent soient relogées.
Le 25 juin dernier, à l'issue de la dernière tournée
de rues de l'année, dans le cadre d'une conférence
de presse, il a demandé solennellement à la police
et aux municipalités de fermer ces « crack houses
».
Le Collectif des pères de Stalingrad est en train de réussir
un exploit auquel personne n'avait songé au départ.
Par son action, il redonne une âme et une identité
à un quartier dévalorisé par un urbanisme
sans âme et un taux élevé de cas sociaux.
- Les tournées de rues ont rapproché les habitants,
observe Sékou Traoré. Ils nous parlent et se parlent
entre eux. Stalingrad devient le quartier des gens qui se prennent
en main et luttent contre la drogue. Désormais, on peut
être fiers d'habiter ici.
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1. Site Internet du Collectif anticrack : www.entretemps.asso.fr/Stalingrad