Le Parisien (4 août 2002)


ILS FONT BOUGER LES CHOSES (6/7)

François Nicolas, père de famille, a fait peur aux trafiquants de drogue

« J'aime bien faire les choses pour ne plus avoir à y revenir », explique François Nicolas qui estime avoir gagné son combat contre la drogue dans son quartier. (LP/OLIVIER CORSAN.)

 

FRANÇOIS NICOLAS était à mille lieues de plonger dans la drogue. Pourtant, cet homme de 55 ans a marqué le quartier Stalingrad à Paris par sa détermination à lutter contre le trafic de crack. Au mois de septembre dernier, il tient le haut-parleur et entraîne des centaines de manifestants dans les rues dures entre les X e , XVIII e et XIX e arrondissements. Et ça marche, du moins en surface. Les dealers reculent à l'approche des habitants. Dans quelques jours, il partira oublier cette année riche en événements, à la montagne, près de Bourg-Saint-Maurice. Pendant un mois, il prendra l'air des Alpes avec sa famille, et « ne fera rien de particulier ». François Nicolas a emménagé à Stalingrad, dans le X e arrondissement, il y a quatre ans pour profiter d'un grand espace à un prix abordable. « A 50 ans, je suis passé de deux à huit enfants ! ». Quelques mois après leur mariage, Geneviève son épouse accouche de triplés. Elle a déjà trois enfants, l'aîné est autiste. Lui a deux enfants d'un premier mariage. Entre les jouets, il place ses partitions, un piano, un orgue, un trapèze et 10 000 ouvrages avec en tête Nietzsche et Kant.

« Je n'étais pas à l'aise à Polytechnique »

Mais ses maîtres à penser se nomment Bach, Schumann et Schönberg. « La musique n'est pas que le lieu des sentiments. J'ai découvert qu'il existait une pensée musicale comme il peut y avoir une pensée mathématique. La musique est un monde à part », explique le compositeur qu'il est devenu. Né à la Bourboule dans le Puy-de-Dôme (63), polytechnicien comme son père et son grand-père. François Nicolas intégrera l'X, passage obligé pour faire ses preuves. « Je n'étais pas à l'aise à Polytechnique ». Il est hors de question pour lui d'être dirigeant d'entreprise comme nombre de ses camarades. Il fait de l'économie et entre au ministère des Finances. Son grand-père compensait la réalité du travail avec la musique, en amateur. Le petit-fils veut se consacrer pleinement à sa passion, la composition en musique contemporaine.

« Ce n'est pas à nous de faire le travail de la police »

Cet intellectuel s'est plongé dans la lutte antidrogue comme on déchiffre une partition en aveugle. C'était il y a pile un an. François Nicolas revient de vacances avec femme et enfants et découvre un quartier déserté par les habitants partis en vacances. La misère lui saute alors aux yeux. Des bagarres entre toxicomanes, le trafic clairement affiché. Sa femme se fait agresser, « pour 100 F avec un cutter ». Lui, qui ne connaît pas ce quartier et aime à rester solitaire pour composer dans son bureau, est touché dans son intimité. « J'ai eu l'impression de ne pas avoir le choix devant la gravité de la situation. » Il décide d'agir et s'organise avec les commerçants autour du collectif anticrack. Leur idée est simple, manifester chaque semaine jusque sur les lieux mêmes du trafic pour appeler à plus de présence policière. Déjà il y a dix ans, les riverains s'étaient rassemblés pour dire stop. Mais le trafic, parti un temps à Château-Rouge (XVIII e ), était revenu. Les premiers tracts cherchent à heurter les esprits. « Les femmes se font agresser dans la rue (...) les enfants ne peuvent plus circuler sans rencontrer des gens défoncés et dangereux. » Un phrasé paniquant, controversé, signe du ras le bol des riverains qui lui vaudra l'inimitié de plusieurs associations d'aide aux toxicomanes. « Ce n'est pas à nous, habitants, de faire le travail de la police à sa place », pouvait-on lire dans le premier tract et pourtant... Fort de l'ampleur gagnée au fil des manifestations, tous souhaitent se réapproprier « leur quartier ». Nicolas et quelques autres comprennent rapidement que si les gens ont moins peur, rien n'est réglé. Le trafic est alors sur la défensive, mais reste latent. Nicolas commence à s'intéresser aux questions de fond, à la politique de réduction des risques. Intransigeant, il critique la politique gouvernementale et prône la méthode dure, l'abstinence en postcure contre la substitution. Les professionnels du secteur lui reprochent sa méconnaissance sur les questions de toxicomanie. « Nous avons toujours voulu travailler à un niveau local uniquement », dit-il. Avec huit autres hommes, ils forment un groupe de pères de famille et décident d'aller à la rencontre des toxicomanes et des habitants lors de tournées de rue nocturnes et non violentes. De mars à mai, les « pères » descendent dans les rues, vont au contact. Nicolas demande souvent aux toxicomanes ce qu'il peut faire pour aider. Mais l'enfer de la drogue ne se joue pas sur une simple question de volonté. Lui qui n'a jamais touché à la drogue ne comprend pas. « Les drogués disent qu'ils tentent d'intensifier leur existence avec la drogue. Moi, je le fais avec la musique, avec l'amour. »

« J'ai découvert la pensée avec la politique »

Cet été, les « pères » ont poursuivi leur lutte. Plusieurs rassemblements ont été organisés aux pieds de trois immeubles du quartier, connus pour abriter le trafic de crack et toujours habités par quelques familles. L'un des bâtiments, nommé « crackhouse » a été vidé et fermé, les familles relogées. Certains prétendent que François Nicolas aurait des vues électoralistes. « Complètement faux ! », rétorque-t-il entre cynisme et agacement. Politisé mais pas politique. En 1968, il a 21 ans et devient éducateur de rue bénévole, du côté de la Bastille. Militant catholique, il travaille avec les jeunes désoeuvrés de l'époque. Passe son permis poids lourd pour pouvoir emmener les bandes d'ados à la campagne tout en suivant ses cours à l'X. « J'ai découvert la pensée avec la politique ». Mais l'homme n'a jamais voté. Dans les années 70, il poursuit ses actions dans différents mouvements, pour les foyers Sonacotra, les ouvriers. « Je n'ai jamais joué au prolo. » Il se dit consterné par le déclin des activités politiques en France. Aujourd'hui, François Nicolas pense avoir gagné son combat. Le quartier est rassuré : des habitants, des gens comme les autres ont eu le courage, l'opiniâtreté de dire non. Les « pères » ont proposé dernièrement la création d'un Samu antidrogue inspiré du Samu social. Lui estime qu'il est temps de passer à autre chose. « J'aime bien faire les choses pour ne plus avoir à y revenir. C'est mon côté logique. Les questions de drogue ne m'intéressent pas particulièrement. Nous avons préféré refuser la misère que de passer devant sans oser la regarder. Ici, il y aura toujours du trafic, mais s'il est résiduel, supportable, je peux arrêter. Désormais, j'ai mieux à faire. Une oeuvre musicale, écrire des livres. » Voire une autre croisade : François Nicolas s'intéresse à la question du sida en Afrique.

Marie Ottavi