Stalingrad : un an à battre le pavé de l'anticrack
Le collectif des pères, qui lutte contre le trafic de drogues dans ce quartier parisien, envisage de se dissoudre à la rentrée.

Par Marie-Anne SORBA

jeudi 27 juin 2002

 

Les «pères de Stalingrad» suspendent leur action. Le Collectif anticrack des habitants des quartiers nord de Paris entend passer le relais aux Narcotiques anonymes. François Nicolas, initiateur du Collectif des pères, s'explique : «Les Narcotiques anonymes nous ont convaincus que la fraternité entre toxicomanes était un atout précieux pour sortir de la dépendance. Les pères se retirent, place aux frères.»

Les animateurs du collectif ont organisé mardi soir une réunion publique dans la mosquée Adda'wa, rue de Tanger (XIXe arrondissement), pour présenter solennellement le bilan de leur activité. Dès sa création, en septembre 2001, le collectif a bénéficié de l'appui de la communauté musulmane, dont font partie deux de ses membres. Larbi Kachat, le recteur de la mosquée, avait pris la parole lors d'une des premières manifestations de ces pères qui voulaient débarrasser les alentours de la place Stalingrad du crack (Libération du 3 octobre 2001). Depuis, chaque semaine, ils ont rencontré les toxicomanes et sont venus protester contre les dealers jusqu'à l'entrée des squats où les rejoignent leurs clients. En arpentant bruyamment le quartier de la place Stalingrad, ils invitaient tous les habitants à manifester leur ras-le-bol de voir la «scène ouverte» du crack s'installer jusqu'à la porte de la crèche et de l'école primaire.

«Psychothérapie». Un an après, les rondes antidealers ont fini par payer. Le trafic est beaucoup moins intense qu'à l'automne 2001 : la police est visible et la rue du Département appartient de nouveau à ses habitants. Commerçant, enseignant, parent d'élève ou simple locataire, autour de Stalingrad, tout le monde a entendu parler du Collectif des pères, beaucoup ont assisté à ses réunions. Isabelle Chrétien, psychologue et mère de trois enfants, habite le quartier depuis trois ans. «Il n'y avait qu'une initiative locale de ce genre pour nous sortir de cette situation. L'agression d'une puéricultrice de la crèche l'été dernier nous a poussés à nous mobiliser.» Pour François Nicolas, la formule du collectif s'est imposée de façon naturelle : «Nous avons seulement pris nos responsabilités. C'est la fonction des pères de famille que de prévenir et protéger les jeunes.» Ce père de huit enfants, âgé de 54 ans, tient à faire savoir qu'il fait la différence entre les toxicomanes et les dealers. Toute l'année, il a tenu «la chronique des tournées de rue» avec une précision d'horloger : «C'était une sorte de psychothérapie pour tout le monde, indique Jean-Luc Saget, membre du collectif. On voulait montrer qu'on peut aller parler à un tox, le sortir de son isolement. Et que conserver le lien avec sa famille, c'est pour lui quelque chose de vital.» Deux des fils de Jean-Luc sont toxicomanes.

Fier d'avoir rendu possible la «réappropriation de l'espace public», le collectif a promis de «se dissoudre» quand auront disparu les trois dernières «bases arrière» du trafic de crack. Début juin, les pères ont fait le siège devant un squat en ruine, au numéro 13 de la rue d'Aubervilliers, déployant des banderoles et scandant : «Dealers dehors.» Dans cette «crackhouse», plusieurs familles africaines côtoient dealers et toxicomanes. La mairie devrait faire évacuer l'immeuble dans les jours qui viennent. Elle s'est engagée à reloger toutes les familles. D'origine angolaise, Rosa Mpanzu et son mari Joao vivent avec leurs trois enfants dans un autre taudis, rue Bellot. L'eau potable, ils vont la chercher avec des bidons de cinq litres rue d'Aubervilliers. Jusqu'à la semaine dernière, plusieurs mètres d'ordures encombraient la cour. «Beaucoup de toxicomanes viennent ici, explique Rosa devant sa porte défoncée. Certains font devant ma porte, c'est moi qui ramasse. Certains jours, on ne peut sortir qu'avec un mouchoir sur la bouche.»

L'action des pères a payé. Mais François Nicolas ne se contente pas de ce succès. Au-delà de la très pragmatique «reconquête du quartier», il poursuit un autre objectif, beaucoup plus idéologique : il combat avec acharnement la «politique de réduction des risques de transmission des maladies infectieuses pour les usagers de drogue» pratiquée par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie. Efficace contre le sida, cette politique a eu selon lui des effets désastreux dans la lutte contre la toxicomanie. Sur ce front idéologique, le collectif s'est violemment attaqué aux pouvoirs publics, des élus locaux jusqu'au gouvernement. Roger Madec, maire du XIXe arrondissement, salue la démarche citoyenne, mais «refuse d'entendre le discours selon lequel les pouvoirs publics ne feraient rien».

«Police privée». Mais c'est avec Act Up que la polémique est le plus vive. Début juin, des centaines d'affiches ont été collées sur les murs du quartier. Une déclaration de guerre aux pères de famille qui se voient qualifiés de «sorte de police privée» remettant «au goût du jour des pratiques qui rappellent Vichy». A quoi François Nicolas, qui avait anticipé l'argument en publiant le 25 avril un tract «Le Collectif anticrack contre Le Pen et le lepénisme», rétorque : «Nous n'avons rien d'une milice privée. Nous réclamons que la police fasse son boulot. Act Up ne connaît rien à la situation du quartier. Ce qui nous préoccupe, nous, c'est le sort des toxicomanes.» Les pères de Stalingrad sont convenus de se retrouver le 3 septembre. Si les derniers «repaires» du crack ont effectivement fermé cet été, «nous envisageons, expliquent-ils, de nous reconsacrer à nos activités ordinaires».