Libération (10 décembre 2001)

 

Drogue: dialogue et déballage à la mairie du XVIIIe
Dans cet arrondissement parisien très touché, habitants, élus et travailleurs sociaux disent leur lassitude et leurs doutes.

Par DIDIER ARNAUD

Le lundi 10 décembre 2001

«Je crois qu'il faut changer l'image du toxico. Je n'ai pas l'impression d'être un irresponsable. Nous aussi ça nous effraie ce qui se passe. Pour nous en sortir, nous avons besoin des centres».
Un toxicomane

 

Pas d'annonces, pas de solutions mais des paroles en pagaille. Quatre cents personnes pour une table ronde, samedi, sous les lustres de la salle des fêtes de la mairie du XVIIIe arrondissement de Paris: du jamais vu en matière de toxicomanie, pour un quartier depuis des années particulièrement touché par la drogue. C'est une journée entière à parler d'héroïne, de crack et de prise en charge avec un peu de professionnels, d'élus et - bien peu - d'État, et beaucoup d'habitants et de responsables associatifs.

Le but affiché de l'affaire est, selon Annick Lepetit, maire du XVIIIe, de «bâtir une politique globale», en y associant les habitants. L'objectif officieux: servir d'exutoire aux lassitudes, à l'impuissance, au désespoir, et montrer aux riverains que quelque chose est fait: depuis octobre, plusieurs manifestations contre le trafic de drogue ont eu lieu. En filigrane, organiser une rencontre entre des gens que tout oppose: ceux qui soignent les toxicomanes, et ceux qui souffrent de leurs nuisances. Nicole Maestracci, de la MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie), n'était pas venue ici pour «faire des annonces». Ni dire, comme cela avait été écrit dans la presse, qu'on allait créer de «nouvelles structures d'accueil». Elle était simplement là pour «écouter». Ce qu'elle entendit fut édifiant.

Françoise Lemoine le raconte, pour son collectif de locataires: «On récupère des cailloux de crack entre les machines, dans la laverie... On s'est mis à vivre dans un camp retranché.» Jean-François Bowen, habitant le quartier de La Chapelle, le rappelle: «Au début, nous nous excusions, puis des habitants me proposèrent de les chasser, les tabasser pour les faire partir. On a adopté la ligne basse de la fermeté.» Ce qu'ils disent tous. Que ça dure depuis trop longtemps. Que certains ont beaucoup uvré pour que la situation s'améliore. Que, malgré tout, ça se détériore. Lia Cavalcanti, d'Espoir Goutte-d'Or: «Le quartier n'a jamais été aussi dur qu'aujourd'hui.»

Excréments. Il y a de la modestie de ton dans les réponses. «La seule issue dans le XVIIIe c'est de préserver la diversité de l'offre de soins et de prévention des risques, dit un médecin psychiatre. Aucune structure ne peut prétendre détenir l'efficacité.» Il y a, dans les ateliers, des gens qui se lâchent. Béatrice, de Droit au calme: «Devant chez moi, je trouve des excréments et des gens qui copulent. Le fait est qu'on n'en peut plus.» Un - le seul présent? - toxicomane lui répond: «Je crois qu'il faut changer l'image du toxico. Je n'ai pas l'impression d'être un irresponsable. Nous aussi ça nous effraie ce qui se passe. Pour nous en sortir, nous avons besoin des centres.» Absence de structures d'hébergement, exposé des exemples étrangers qui marchent mieux qu'en France. Les uns réclament un «bilan sérieux» de ce qui est mis en uvre. Les autres plaident pour la fermeture des structures d'accueil dans la rue. Ils ne sont pas contre les soins aux toxicomanes... mais ailleurs. Dans les hôpitaux. D'autres paroles fusent, moins convenues. Plus discrètes. Comme cet échange entre deux responsables d'associations d'aide aux toxicomanes, qui montre que les riverains ne sont pas les seuls à douter:

«Enfin toi, tu voulais faire un programme méthadone dans ton centre, non? Mais qu'est-ce qu'elle fait la Ddass?

- Ils sont bloqués par leur budget.

- Si tu veux le fric, faut descendre dans la rue.

- ça baisse, ça baisse, les équipes sont démobilisées.

- En fait il y a trop de logiques contradictoires, et ici, on est en retard d'une guerre.»

Alors, le maire de Paris vient. Bertrand Delanoë, dans un numéro assez bien rodé de j'ai-pas-préparé-de-discours-je vais-vous-dire-ce-que-j'ai-su-le-cur. Il se dit «pris à la gorge par une souffrance qui vient de loin, des habitants qui vivent au milieu d'une des pires maladies de notre société». Puis, enflammé: «Je suis à fond derrière les politiques de prévention, toutes les politiques, bravo, chapeau, les résultats sont formidables [...] ma conviction c'est que la drogue c'est de la merde!»

Dans le public, une des deux femmes réagit aux propos du maire: «Ils ont rien foutu, ils savent pas quoi faire!» «S'il faut des centres, j'aimerais bien qu'il y en ait un peu dans le VIIIe, continue Delanoë [...] Je prendrai dans quelques semaines des décisions énergiques! Nous ne nous en sortirons que si nous réoccupons le terrain [...]Je veux aussi parler de répression. Que ce pays ose enfin un débat sur la drogue!» «Assez de paroles, des actes, tu m'énerves! Tu fous rien! hurle un militant d'Act Up.

Cercueil. Tout dialogue a ses limites. Pendant une pause, les mêmes militants d'Act Up, plaidant la dépénalisation, s'en prennent à une journaliste venue leur parler: «T'es idiote? Toi, t'es pour la répression!»

Vers 16 heures, chacun retrouve et son rôle et son camp. Au ton apaisé des débuts, succèdent huées et applaudissements. C'est selon. Des responsables de centre défendent le droit pour les toxicomanes d'être aidés. Des habitants leur demandent où ils habitent, s'ils vivraient là où ils travaillent, «avec cette merde autour». Devant la mairie, une centaine de riverains qui boycottaient la table ronde déposent un cercueil en carton rouge et noir rempli de bouteilles de Coca-Cola pleines de seringues trouvées dans le quartier. Ceux-là discutent dehors. Les autres continuent, dedans.