CARNET DE CAMPAGNE,
Pendant que d'autres sont occupés par le foot ou les
législatives, François Nicolas continue, imperturbable
depuis quelques mois, à jouer les « Zorro »
de Stalingrad. Tous les mardis soir, ce polytechnicien, devenu
compositeur de musique contemporaine, fait la tournée du
quartier à pied, à la tête d'un « collectif
anti-crack ». Pas pour jouer aux gros bras, juste pour signifier
aux dealers, qui se sont enkystés ici, à l'été
2001, entre métro aérien et bassin de La Villette,
qu'ils ne sont pas totalement propriétaires des lieux.
Certains ont cru qu'il commençait vraiment tôt sa
campagne en vue des législatives et attendaient qu'il se
déclare officiellement. D'autres se demandent pourquoi
il ne se range toujours pas sous l'étendard d'un vrai candidat
aux élections à la recherche d'une cause à
défendre dans le Nord-Est parisien, dans les 5e, 19e et
20e circonscriptions. Mais le quinquagénaire ne veut plus
entendre parler des politiques et tente juste d'accorder ses actes
à ses pensées.
Stalingrad, été 2001. Monsieur Nicolas revient de
vacances avec sa femme et ses huit enfants - deux d'une première
femme, trois d'un premier homme et des triplés faits ensemble.
Le quartier a changé. Madame est agressée au cutter
par un « tox » au bas de l'appartement. Monsieur,
en allant inscrire un de ses aînés à la bibliothèque
Hergé, rue du Département, constate, effaré,
que le crack s'y deale au nez des enfants. Il en fulmine encore
: « Je ne suis pas du genre à m'engager dans des
associations. J'ai mieux à faire qu'à perdre mon
temps dans ces machines à obtenir des subventions. Mais
la situation était révoltante. Une activité
criminelle en plein Paris, dans des arrondissements gérés
par des mairies socialistes ! Une pareille démission était
honteuse. Je n'ai pas pu ignorer la réalité plus
longtemps. J'avais six de mes gosses scolarisés dans le
quartier, je devais agir. »
L'intello descend donc dans la rue, rassemble des voisins pères
de famille, organise les premières tournées de quartier.
L'initiative prend, les médias suivent. Contre toute attente,
les « fachos », dit-il, sont tenus à distance.
François Nicolas s'en réjouit : « On aurait
pu penser qu'avec un pareil thème, l'insécurité,
nous allions tous les rameuter. Mais nous leur avons coupé
l'herbe sous les pieds. Nous n'avons jamais été
ambigus. Nous ne demandons pas un doublement du nombre des policiers,
mais juste que ces derniers fassent leur travail ordinaire, qu'ils
patrouillent. »
Aujourd'hui, il passe à un autre mode d'action : le meeting
sous les fenêtres des immeubles-épaves où
s'est circonscrit le trafic, pour que les dealers quittent définitivement
les lieux.
Ne serait-il pas temps de passer la main à un élu
? Pas question d'aller pleurer auprès de Roger Madec, Annick
Lepetit ou Tony Dreyfus, les maires des trois arrondissements
concernés. François Nicolas les tient en piètre
estime. « Je n'ai pas envie de dépenser en vain mon
énergie pour déplacer des paquets de nouilles. Si
le fils de Fabius avait fréquenté la bibliothèque
Hergé, le ménage aurait été fait en
une semaine. De toute façon, ils ont complètement
abdiqué sur la drogue, au nom de la priorité donnée
à la lutte contre le sida. Du coup, mon combat est jugé
dangereux. On m'accuse de me contenter de faire le ménage
sur mon paillasson. Je ne supporte pas cette accusation. De mon
paillasson aussi, je peux parler au monde entier. Je veux donc
rouvrir la question du combat contre la drogue en France. »
Pourquoi ne pas se servir du bulletin de vote, les 9 et 16 juin,
pour réconcilier l'action locale et l'expression de convictions
plus universelles ? François Nicolas balaie l'hypothèse.
Il est resté fidèle au soixante-huitard, au marxiste-léniniste,
à l'éducateur de rue qui allait au-devant des blousons
noirs de Bastille en 1970. Il n'a jamais voté de sa vie.
Les présidentielles ne l'ont pas fait changer d'avis :
« Ces dates ne sont rien, pas en tout cas des événements
que j'attends pour rouvrir une vraie période politique
comme au début des années 1970. Depuis Mitterrand,
il n'y a plus de politique en France. Quant au vote, ce n'est
pas un acte de liberté, c'est un acte qui déresponsabilise
parce qu'on n'a pas à en répondre publiquement ou
a posteriori. » En attendant le véritable électrochoc
politique, « le nouveau Mai 68 », Monsieur Nicolas
ne lâche pas les dealers. « Ici au moins, je suis
dans la France telle qu'elle est. C'est un endroit dur mais vrai.
»
CÉCILE DUCOURTIEUX
(LE MONDE INTERACTIF)