L'Humanité (29 juin 2002)

Première partie

Deuxième partie


La rue contre la drogue

Anti-crack. L'activité du collectif des pères de Stalingrad, à Paris.

Le crack empoisonne la rue d'Aubervilliers. Confinées dans des immeubles insalubres, de nombreuses familles reprennent espoir avec le collectif.

C'est une rue qui s'étire non loin des voies ferrées. De hauts murs noircis séparent un monde de fer et de terrains vagues d'une vie hésitante. Selon que l'on passe dans le haut de cette rue de jour ou de nuit, l'atmosphère est immuablement coincée entre le glauque et l'anonyme, entre le furtif et le paisible version fausse quiétude. Pauvres alternatives ! Ceux qui habitent ce bout de la rue d'Aubervilliers, dans le 19e arrondissement de Paris, ne savent d'ailleurs plus comment caractériser un décor où se mêlent immeubles délabrés et personnages déglingués. Souvent l'ambiance bascule. Les habitants du lieu parlent de rixes, témoignent d'échanges interdits ou racontent leur énième rencontre avec ce qu'ils appellent les " crackés ", ces consommateurs de crack qui trouvent ici leurs fournisseurs et les refuges nécessaires. Parfois aussi l'ambiance surprend. Surtout le mardi soir. · quelques hectomètres du 13, rue d'Aubervilliers, un ou deux camions de CRS sont stationnés à distance. Au cas où. Devant l'immeuble déclaré en péril par les services municipaux, l'animation bat alors son plein (1). Comme ce mardi 18 juin, où pour le douzième mardi consécutif de l'année, le collectif anti-crack des pères de Stalingrad a investi la rue avec armes et bagages.

Les armes de ces neuf militants d'un nouveau genre sont les mots, les convictions, la colère et l'envie. Pour que l'inéluctable ne fasse pas table rase du présent. " Il n'est pas question que la rue ne soit plus accessible ", dit l'un. " Il est intolérable que la démission sociale et policière laisse une rue et ses habitants à l'abandon et au trafic de crack ", dit un autre. Les bagages de ces rédempteurs autodéclarés, ce jour-là, sont un mégaphone pour colporter leurs slogans, quelques banderoles mal calligraphiées, et une table où trônent des tracts, des ballons que l'on gonfle pour écrire " non aux dealers " avant de les tendre aux enfants, à qui on propose aussi des Carambar.

Dans le no-man's land temporel de cette intrusion hebdomadaire, c'est un peu comme si la déraison suspendait ses outrages. Une bouffée d'air et d'espoir, autant qu'une ruée volontariste vers les impasses d'une société trop perverse pour n'être que manichéenne. Mais au fil de tous ces mardis s'est construite une cohabitation inattendue : parfois elle n'est qu'un face-à-face un peu tendu, souvent quand même elle renoue des dialogues impossibles. Un peu à l'écart sur le trottoir d'en face, Djabri observe. De loin, il justifie ces actions : " Tous les matins à 6 heures en partant travailler, je les vois, là, dormant partout. " Mais croit-il vraiment en un renversement de situation ? Rasé de près, cet intérimaire du bâtiment en connaît un bout sur la " rue d'Auber ", où il vit depuis vingt ans. Deux pièces, sixième étage sans ascenseur. Avec sa femme et ses trois enfants, il est à l'étroit. Depuis dix ans pourtant, ses demandes de logement n'aboutissent pas. Il en a d'autant plus marre que la rue lui est devenue insupportable : " J'ai envoyé des lettres recommandées à la mairie, au préfet. Jamais de réponse ", explique-t-il, désabusé, alors que le collectif scande à nouveau : " La police au travail contre les dealers, pas contre les familles. "

Dafia Safiatou, déjà un certain âge sous son foulard, est, elle, moins placide. Elle habite au numéro un et s'est maintenant radicalisée et rapprochée du Collectif : " On est fatigués. Quand tu appelles la police, personne ne vient et la mairie ne nous reçoit jamais. J'ai ma carte au PS, section Goutte-d'Or, mais je ne vais plus à leurs réunions, qui ne servent à rien. Ce que font ces gens, c'est bien : ils réagissent et n'hésitent pas à donner leurs coordonnées. " Bien campée à côté des membres du collectif, qui entament maintenant, au milieu de la rue, une chanson, son verbe haut fédère les sympathies. Celle de Koura notamment. Trente et un ans, seule avec trois enfants, elle fait des démarches depuis quatre ans pour quitter la rue et voit peut-être enfin le bout du tunnel : " Aujourd'hui même j'ai appris que mon dossier a été transféré à la préfecture, dit-elle. Je suis sûre que c'est parce que le collectif existe. " Celle de Sylla également. Elle aussi en a assez. C'est sans doute pour ça qu'elle a saisi le mégaphone un peu rudement. Mais elle voulait parler. À tout prix : " Ça fait sept ans que je suis là. Je travaille, comme tout le monde au " 13 ", mais ce n'est pas suffisant pour avoir un logement décent. Qu'est-ce qu'il faut faire ? On peut pas continuer à côtoyer la drogue en vivant dans un trou plein de microbes ! "

Femmes toutes de véhémence d'un côté, et pères tout en arguments de l'autre : les mardis soir dans la rue d'Aubervilliers ont eu une année de mixité contrastée et tonique. Les autres hommes restent à l'écart, témoins surpris et apparemment favorables de cette agitation qui pourrait porter ses fruits. Si Djabri est déjà remonté chez lui, Claude, un boulanger black, est encore là. Il habite au 32 depuis 1998. Cette musique du trafic et de la consommation qui ghettoïse, il connaît. Cinq ans à New York, ça forme son citadin. " Ici, c'est plus dur. Il y a même des règlements de comptes en plein jour entre groupuscules, mais je trouve qu'il y a beaucoup de flics en civil. Et certains marchent avec les dealers. Alors qu'il y a des gens qui souffrent ! "

Jacques Cortie

(1) Deux jours après notre reportage, soit jeudi dernier, au matin, les dix-sept familles, dont 14 avec enfants, qui occupaient l'immeuble depuis 1993, en ont été évacuées par la police. Selon l'association Droit au Logement, 14 familles qui avaient fait une demande HLM sont désormais hébergées en résidence sociale jusqu'à leur relogement. Les trois autres ménages sans papiers seront hébergés à l'hôtel.


"Il faut agir là où l'on est"

Un an. Aucun des neuf protagonistes (1) ne pensait tenir si longtemps. Ni avancer si loin en renommée et en efficacité. L'aventure les a propulsés au point de côtoyer les confins autrement plus compliqués de la politique. Mettre en route une initiative parce que la colère est parfois bonne conseillère, c'est une chose. Lionel, enseignant d'une quarantaine d'années, en retrouve d'ailleurs toujours les accents : " Nous, on veut que les drogués sortent de la drogue. Les " crackés " ne sont pas des citoyens libres et autonomes. Ce sont des squelettes ambulants ", argumente-t-il.

Résoudre les turpitudes de la société en est une autre. Cette mission, ces battants du relogement des familles de le rue d'Aubervilliers et de la tranquillité d'un quartier la refusent, même s'ils ne la nient pas. " D'une certaine manière on fait de la politique ", confesse Daniel. Mais ce qui est important, c'est qu'on s'est posé une question simple : " Qu'est-ce qu'on peut faire devant une situation de non-droit que les autorités ont laissée se pérenniser ? " Cinquante-neuf ans, la voix posée et le visage serein, cet ancien député PCF de Paris à la fin des années soixante-dix résume la trajectoire des pères de Stalingrad d'un mot : " agir ". Et renvoie ainsi chacun, partout, à une vérité première : " Il faut que les gens se prennent en main. Il faut agir là où on est. "

La leçon de ces militants spontanés qui, de leur propre aveu, n'en menaient pas large la première fois où ils se sont pointés dans la rue de tous les trafics, ne va pas au-delà. François, le porte-parole, ne se veut pas théoricien. Sa seule concession à la politique : dire que leur activisme a créé une situation " pré-politique ". " On a demandé à la police de faire son travail. C'est tout. On a parlé aux gens. On a été têtus. Et puis, surtout, on a beaucoup appris au fil de ces mois. C'est sûr que le trafic a baissé là où on est allé. Mais notre but n'est pas de repousser les problèmes ailleurs. On pense que rien n'est inéluctable. Ce qu'on fait est généralisable. " " On ne peut pas laisser la France devenir un pays de toxicomanes ", dit encore ce musicien, père de triplés, qui reconnaît : " Nous avons atteint nos objectifs. Maintenant, il faut que les politiques prennent le relais. "

Le legs des pères de Stalingrad pour les décideurs, c'est l'idée d'un SAMU toxicomanie. C'est aussi la brèche qu'ils ouvrent dans ce qu'ils appellent le consensus coupable de la nation : " La politique de réduction des risques est désastreuse. On ne peut pas conforter les drogués dans leur dépendance. "

J. C.

(1) François Nicolas, Christian Poitou, Abdelhamid Zemalache, Daniel Dalbéra, Jamal Faouzi, Jean-Luc Saget, Lionel Bonhouvrier, Mahmoud Aït Chabane, Sekou Traoré.