L'Humanité (19 mars 2002)

 

Sécurité. Des habitants du 19e arrondissement s'organisent en association pour dénoncer l'omniprésence des trafics.

 

Crack : la bataille de Stalingrad

 

Huit pères de famille en " tournée " dans leur quartier pour lutter contre le crack. Leur objectif : reprendre la rue et le dialogue. Mais pas toujours de la bonne manière. Reportage.

 

Ils sont huit. Huit pères de famille. Faciles à repérer : il est 20 h 30, station Stalingrad et une forêt de micros et de caméras les entoure, mardi dernier. Ce soir-là, c'est la première véritable tournée du collectif anti-crack, créé en septembre dernier. Son objectif ? Entamer le dialogue avec les toxicomanes et les riverains de cette plaque tournante du crack. Mais la médiatisation de l'événement, la semaine dernière, n'a pas facilité les échanges. D'autant que " La veille, on a prévenu la police. Résultat, ils ont nettoyé les rues ", grimace l'un de ces militants.

Qu'importe. Ebloui par les flashes, François Nicolas, l'instigateur de ce collectif, explique : " On est quatre Français, un Africain et trois Arabes. On va sillonner le quartier tous les mardis soirs jusqu'à l'été. Parce que la rue appartient aux habitants. Si on rencontre des toxicomanes, on va essayer de les convaincre de sortir de la drogue. " Une jeune femme prend le tract en trois langues - français, arabe, chinois - et raconte son quartier : " Entre les dealers et les toxicos, on ne se sent pas toujours en sécurité. Ce genre d'initiative, ça me rassure. "

Une milice, ce collectif ? " On n'est pas armés, on va à la rencontre des gens, réplique François Nicolas. Et puis les dealers, c'est à la police de s'en charger. Mais, par notre seule présence, on les dérange... " Depuis septembre dernier, l'instigateur du collectif a réclamé tour à tour l'intervention de " la police, du ministère et des pouvoirs publics ". Ce qu'il combat, plus encore que l'insécurité, c'est " la drogue et la politique des pouvoirs publics ". Selon lui, la position de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT), c'est " du pétainisme de circonstance " (sic). " Leur mot d'ordre, c'est : "Il n'y a pas de société sans drogues." C'est comme si pour lutter contre les viols, on disait qu'il n'y a pas de société sans viol. "

Quid de l'échec de la répression et de la politique de réduction des risques ? " Ça veut dire quoi "se shooter propre" ? Le plus propre, c'est quand même de ne pas se shooter ! " Pas de temps mort : sous le métro aérien, un terrain de basket. Devant les caméras, les jeunes se dispersent. Pas tous. Un ado encapuchonné s'arrête : " Ouais, y'a beaucoup de dealers. Mais le quartier est laissé à l'abandon. La police fait des descentes mais ils reviennent. Parce qu'il y a de la demande. Il faudrait plus de flics. Et une véritable volonté politique. Et puis les tox ont leurs raisons... "

Un peu plus loin, un boulanger : " Les toxicos viennent dans votre boutique et vous demandent des viennoiseries. Sans un sou en poche. On ne va pas abandonner la boutique pour leur courir après. " Trois mômes suivent le cortège. Pour eux, pas de sentiment d'insécurité qui tienne : " On n'a pas peur. On est nés ici. Le seul problème, c'est quand un p'tit trouve une seringue... "

Chronique d'un quartier en déshérence. " Je connais un gamin qui s'est pris un coup de surin par un tox qui voulait lui piquer sa banane. Sept points de suture ", se souvient cet ado. Mais il y a du répondant : " Il y a quelques mois, une bande a délogé les dealers. Mais pour mieux les remplacer. Parce que le crack, ça rapporte. "

Et ça attire du monde. Certes, il y a ceux qui demandent, la voix défoncée, entre deux quintes de toux, " un euro pour un kebab ". Un ancien tailleur, nous dit-on. Mais il y a aussi " ceux qui viennent en BM pour se fournir ici ". " J'ai bossé dans un bar du 16e. Là-bas aussi on se drogue, assure ce garde du corps qui rendait visite à une amie à Stalingrad. Mais eux ne sont pas inquiétés par la police. Ici, par contre, les descentes sont musclées. Enfin, quand il y a des descentes... Bien souvent, les flics ne font que patrouiller. "

Trois agents passent justement, ralentissent le pas devant l'attroupement. Et repartent. " · l'époque de Pasqua, au moins, les opérations coup de poing, c'était efficace ", lâche un homme d'une quarantaine d'années, d'origine marocaine. Sourire gêné d'un des membres du collectif. " Euh... Le problème, c'est que cela n'a fait que déplacer le trafic. Les dealers suivent les stations de métro. La Chapelle, Stalingrad, Colonel-Fabien, Aubervilliers... " Rue Bellot, devant une porte défoncée, un des pères s'emporte : " Un soir, j'ai viré les tox de mon couloir. En représailles, ils ont saccagé ma camionnette ! " Le dialogue tourne court. Alors on meuble le silence : " Certes, il faut lutter contre le sida. Mais il faut aussi lutter contre la drogue. Les boutiques, les échanges de seringues, ça ne fait qu'une seule chose : rameuter tout une faune ", s'inquiète Brigitte, une quadra.

La nuit tombe, les dealers sortent de l'ombre, les langues de la poche. Et le doute s'exprime. Comme celui de Jean-Luc, père de deux enfants toxicomanes : " L'un a trente et un ans, il est en prison. Sous méthadone et sous alcool. L'autre à 23 ans. Il est en post-cure. " Jean-Luc a " beaucoup hésité avant de rejoindre ce collectif ". " Parce que je ne partage pas les positions de François Nicolas. Parce que, face à un toxico, il n'y a pas de discours qui tienne. La seule chose à faire ? L'écouter. L'écouter, l'écouter... "

La réduction des risques, il en voit les limites : " La méthadone, oui, pourquoi pas ? Mais il ne faut pas que cela enferme les gens. " Tiraillé, Jean-Luc explose en désignant du doigt des silhouettes dans l'ombre : " Il n'y a que deux centres de post-cures en France, avec une vingtaine de places. Et il n'y a jamais d'attente ! Parce que l'Etat ne veut pas informer. Ça coûterait trop cher. Mon gosse, sa cure a coûté un million de francs. Allez dire au smicard, au contribuable qu'il faut payer un, deux, voire trois millions pour sauver un toxico ! "

Nouveaux éclats. François Nicolas aborde un jeune Marocain, Hassan, le regard hagard. " Arrête de t'empoisonner ! Arrête de te droguer ! ", lui lance-t-il. Le jeune homme refuse de prendre le tract : " T'es qui, petit bourgeois, pour me juger ? Chaque jour je lutte, je souffre. Mais toi, tu as un boulot, tu as une femme, de l'argent, des papiers. Moi, je n'ai rien. Pas de travail, pas de logement, pas de papier. " " Tous les sans-papiers ne se droguent pas ", réplique timidement François Nicolas. Hassan, lui, réclame des papiers. On lui donne un tract...

Le collectif s'éclipse. Un grand Black dégingandé se mêle à une conversation qui s'effiloche. " Moi, quand je suis arrivé en France, je voulais passer mon bac. Ça n'a rien donné. Je n'ai pas de papiers, j'ai arrêté les études. Et je suis tombé dans le crack. Il n'y a plus que ça qui m'intéresse... " Caméras et collectif ont quitté le quartier. Hassan, lui, reste hébété. Monologue. De rage, il se cogne la poitrine du poing. Dans le caniveau à la dérive. La bataille de Stalingrad est loin d'être gagnée.

 

Sébastien Homer

 

Pour plus d'informations sur le collectif : www.entretemps.asso.fr/stalingrad/ ou www.entretemps.asso.fr/crack/

Pour les informations pratiques, le site de la MILDT : www.drogues.gouv.fr