François NICOLAS
Notre Collectif s'est constitué en septembre dernier
pour organiser la mobilisation du quartier contre le trafic de
crack. À l'époque, une rue du quartier était
accaparée jour et nuit par les dealers qui en chassaient
les habitants. Nous avons manifesté quatre mardis soir
de suite sur un double mot d'ordre :
1) « La rue est aux habitants, non aux dealers ! »
: notre but était que les habitants se réapproprient
l'espace public accaparé par le trafic.
2) « La police doit faire son travail ! » : à
nos yeux, c'est à la police de réprimer les dealers,
non aux habitants (nous ne voulions pas nous constituer en milice
privée).
Ces manifestations ont sillonné les rues du quartier, et,
progressivement, de nouveaux habitants des trois arrondissements
concernés (10°, 18° et 19°) se sont joints
à nous, de toutes origines, conditions sociales et confessions
religieuses.
Relations et tensions
On a ainsi vu se constituer de nouvelles relations dans le
quartier qui répondaient à des tensions (générées
par le trafic de drogue) assumées et transformées
collectivement. D'où le Collectif, comme lieu de pensée
collective.
Cette première séquence de notre travail a été
globalement victorieuse : nous avons créé dans le
quartier une nouvelle dynamique, se réappropriant en effet
l'espace public mais aussi une pensée des habitants sur
les questions de toxicomanie, jusque-là accaparées
par les spécialistes : nous avons beaucoup lu, réfléchi,
écrit, proposé sans nous laisser impressionner et
bercer par les discours techniques lénifiants des «
professionnels ».
On pourrait dire ici : le fait d'affronter des tensions crée
des relations. En retour, la création du Collectif génère
de nouvelles tensions puisque des gens se mettent à le
critiquer. À dire vrai, ces gens étaient en petit
nombre : il s'agissait pour l'essentiel de personnes intéressés
par un statu quo dont ils profitaient à un titre ou à
un autre. Nous avons assumé ces nouvelles tensions en répondant
tranquillement aux critiques sans trop nous soucier des calomnies
répandues qui révélaient surtout la nature
particulière de qui nous calomniait.
Nous décidons en mars dernier de lancer des tournées-rue
hebdomadaires des pères de famille du quartier. Le but
est de prévenir la remontée du trafic qui s'engage
au sortir de l'hiver et risque de croître aux beaux jours.
Un groupe de 8 pères (4 d'origine française, 3 d'origine
arabe et 1 d'origine africaine) se constitue sur cette base. Son
activité va consister, un soir par semaine, à se
promener tranquillement dans les rues du quartier pour discuter
d'abord avec les habitants, ensuite avec les jeunes, enfin avec
les toxicomanes. Il s'agit de continuer de se réapproprier
l'espace public en évitant que les soirées et les
nuits deviennent pour les habitants une période de couvre-feu.
Cette initiative rencontre tout de suite un large écho
: elle tombe au moment où s'engage en France un débat
sur la responsabilité spécifique des pères
et les médias viennent alors rendre compte de notre travail.
Nous accueillons ce mouvement avec sympathie (qui s'offusquerait
de voir relever son travail comme « intéressant »
?), sans nous en inquiéter ni, à l'inverse, nous
en extasier.
Cinq tournées-rue déjà effectuées
ont confirmé l'intérêt de notre initiative
: l'accueil des habitants est excellent. Nous essayons d'embrayer
sur d'autres initiatives venant compléter notre action
et qui viendraient cette fois de mères de famille, de jeunes,
de commerçants...
Nos rapports avec les toxicomanes se mettent en place sans incidents
et dans une grande franchise de notre côté. Là
où les grincheux nous promettaient la bagarre avec les
dealers, nous faisons la preuve qu'il est possible à un
simple habitant de parler à un toxicomane sans que ceci
dégénère en pugilat. Et pourtant nous menons
ces échanges sans complaisance. Nous demandons en particulier
aux toxicomanes de ne pas empoisonner la vie des habitants («
ce n'est pas parce que vous vous empoisonnez qu'il faut empoisonner
la vie des gens ! »). Les toxicomanes rencontrés
acceptent ce principe : qu'ils le pratiquent toujours est sans
doute une autre affaire mais au moins ils déclarent leur
accord avec cette idée.
Un face à face, sans médiation
Nous pratiquons avec eux un face à face : ni tête
contre tête (choc frontal), ni côte à côte
(compagnonnage et complicité) mais la rencontre entre deux
libertés. Car le point important pour nous est celui-ci
: les traiter non comme victimes (s'ils le sont, c'est d'eux-mêmes),
non comme irresponsables (donc inférieurs) mais comme personnes
libres c'est-à-dire responsables de leurs actes (donc nos
égaux en droit).
Nous ne nous accordons pas à l'idée qu'il faudrait
traiter les tensions entre habitants et toxicomanes par le biais
d'une médiation, dans une liaison passant nécessairement
par un tiers. Pourquoi ?
D'abord parce que la relation habitants-toxicomanes n'est pas
symétrique : ce ne sont pas les habitants qui viennent
embêter les toxicomanes mais l'inverse. Or l'usage de médiateurs
ne se justifie que lorsqu'il y a une symétrie supposée
des positions (par exemple dans un couple cherchant à divorcer).
Ici, rien de tel : nous voulons simplement rappeler les toxicomanes
aux règles élémentaires de la vie commune,
aux principes généraux de la civilité. Faudrait-il
alors un médiateur pour demander aux gens de payer leur
pain, de ne pas uriner sur votre mur, de ne pas vous insulter
? Rappeler ces règles, chacun peut et doit le faire, tranquillement
mais fermement.
Il apparaît ainsi absurde de considérer qu'il faudrait
un spécialiste pour se mettre à parler avec un toxicomane,
comme si un habitant ne pouvait le faire pour peu qu'il soit doté
d'un minimum de bon sens dans les rapports humains. Bientôt,
pour qu'un être humain se mette à discuter avec un
autre être humain sur cette planète, il faudra qu'une
commission se réunisse pour nommer le professionnel apte
à encadrer cet événement incroyable : un
homme s'adressant à un autre homme !
Des relations entre habitants et toxicomanes
Nous avons fait la preuve que ce face à face était
non seulement possible mais fructueux, pour nous (voir nos chroniques
de ces promenades sur notre site web) comme pour les toxicomanes
ainsi rencontrés qui nous disent bien que ce qu'un habitant
peut faire de mieux pour lui, toxicomane, c'est encore de parler
avec lui.
La relation directe, sans terme tiers (le face à face donc)
est ici ce qui permet non pas de faire disparaître toute
tension (entre habitants et toxicomanes) mais de penser cette
tension et donc de ne plus avoir peur de cette tension - il faudrait
dire, plus précisément : ne plus être dans
la peur de cette peur : que l'on ait peur est normal, et qui n'a
pas peur est souvent inconscient, donc dangereux ; ce qu'il faut,
par contre, c'est ne pas avoir peur de sa peur, ne pas avoir peur
d'avoir peur à tel ou tel moment ; ce qui veut dire : ne
pas se laisser guider par la peur, qui est toujours mauvaise conseillère.
Donc la tension, assumée, réfléchie (y compris
dans la peur légitime qui l'accompagne) suscite de nouvelles
relations.
Ne nous le cachons pas : ces nouvelles relations entre habitants
et toxicomanes sont brèves. Très vite les toxicomanes
que nous rencontrons tentent d'échapper aux exigences que
nous signifions ; ils racontent des histoires, ou répètent
indéfiniment la même chose. Ceci ne veut pas dire
que notre relation d'un moment, la nuit dans la rue, est sans
valeur : elle est un geste qui signifie une position d'égalité
souhaitée de notre côté, et ce seul geste
en soi est déjà quelque chose. Ce qu'en fera le
toxicomane ensuite relève de sa liberté propre,
non de la nôtre. Ce qui relève de notre propre liberté
est de faire ou non ce geste. Et nous le faisons parce que, comme
le disait Spinoza, ce qui importe le plus à un homme libre
est de rencontrer d'autres hommes libres. Qu'il y ait en ce quartier
un maximum d'hommes qui soient libres (et donc responsables de
leurs actes) est pour nous précieux. Que les toxicomanes
qui sillonnent les rues de notre quartier assument les responsabilités
de leurs actes, pour eux-mêmes comme pour les autres, nous
semblerait positif.
Ces diverses relations, nouées sur les trottoirs de notre
quartier la nuit tombée, à notre initiative, avec
des mères, avec des commerçants, avec des jeunes
et avec des toxicomanes nous semblent devoir apaiser le climat
du quartier. Ce n'est pas que nous visions la disparition de toute
tension : la tension est aussi féconde, elle stimule la
pensée. Mais les tensions générées
par le crack sont destructrices de toute responsabilité,
de toute pensée sur le monde et elles livrent des gens
à la servitude, au néant.
Des tensions émancipatrices dont nous sommes à l'initiative
Il y a des tensions émancipatrices, et nous ne fuyons
pas les tensions qui se révèlent avec les partisans
de la politique de réduction des risques. Nous avons découvert
en effet qu'en France, depuis près de dix ans, la politique
officielle n'est plus à se battre vraiment contre la drogue
mais à privilégier le combat contre le sida en y
subordonnant le combat contre la drogue. Nous avons découvert
que si la police faisait parfois son travail contre la drogue
sans grande conviction, c'était parce qu'elle était
démobilisée par l'idéologie de la MILDT (Mission
interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie)
qui prêche qu'il n'y a pas de société sans
drogues et qu'il faut aujourd'hui faire avec la drogue
plutôt que contre elle.
Notre initiative inaugure donc un nouveau champ de tension ; les
tenants de la politique de réduction des risques nous reprochent
de briser un consensus, de remettre en question un ordre établi,
d'introduire des tensions à l'intérieur d'une pensée
unique qu'ils croyaient triomphante et voulaient incontestée.
Nous opposons une politique des soins à cette politique
de réduction des risques. Nous ne contestons pas l'utilité
(contre le sida) de l'échange des seringues et des traitements
de substitution. Mais ces moyens ne sauraient tenir lieu de but
dans le combat contre la drogue, ce qu'ils tendent pourtant désormais
à être. Le but du combat contre la drogue doit être
la réduction du nombre des toxicomanes dans ce pays, ce
qui implique d'une part une prévention (contre la drogue
et pas seulement contre le sida) pour que de nouveaux jeunes ne
se droguent pas, et d'autre part une aide aux toxicomanes pour
qu'ils s'en sortent complètement (et non pas limitent et
« gèrent » leur toxicomanie) ce qui passe par
le développement des centres de post-cures et non pas leur
diminution comme le gouvernement le fait depuis plusieurs années.
Sur tout cela (nécessité de se battre sur deux fronts
: contre le sida et contre la drogue en pratiquant une
véritable prévention contre la drogue, des soins
non pas seulement des maladies opportunistes mais de la toxicomanie
elle-même...), nous intervenons, créant de nouvelles
tensions par le seul fait d'affirmer une position que récuse
la MILDT. Ces tensions nous semblent alors émanciper la
pensée des habitants confrontés au trafic de drogue
et non pas l'asservir à une langue de bois ou à
des jugements tout faits...
Des liaisons entre quartiers
À chacun de cette ville, de ce pays, nous disons alors : « Faites comme nous ! Commencez par votre quartier : c'est là que vous pouvez et devez agir d'abord ! » Sur cette base, et seulement sur elle, il est alors possible de se coordonner contre la drogue entre personnes et associations actives. Des liaisons entre quartiers confrontés au trafic de drogues sont nécessaires. Nous en avons déjà engagé avec d'autres associations du 18° en formant la Coordination parisienne des quartiers contre la drogue. Nous proposons de l'étendre aux autres arrondissements parisiens.