Quartier à coeur
Le Journal d'Espace 19
n°23 - 15 avril 2002

« Tensions et relations » ?
L'expérience du Collectif anti-crack et des pères de famille, la nuit, dans les rues

(septembre 2001 - avril 2002)

 

François NICOLAS

AUTOMNE 2001 : LA CRÉATION DU COLLECTIF


Notre Collectif s'est constitué en septembre dernier pour organiser la mobilisation du quartier contre le trafic de crack. À l'époque, une rue du quartier était accaparée jour et nuit par les dealers qui en chassaient les habitants. Nous avons manifesté quatre mardis soir de suite sur un double mot d'ordre :
1) « La rue est aux habitants, non aux dealers ! » : notre but était que les habitants se réapproprient l'espace public accaparé par le trafic.
2) « La police doit faire son travail ! » : à nos yeux, c'est à la police de réprimer les dealers, non aux habitants (nous ne voulions pas nous constituer en milice privée).
Ces manifestations ont sillonné les rues du quartier, et, progressivement, de nouveaux habitants des trois arrondissements concernés (10°, 18° et 19°) se sont joints à nous, de toutes origines, conditions sociales et confessions religieuses.


Relations et tensions

On a ainsi vu se constituer de nouvelles relations dans le quartier qui répondaient à des tensions (générées par le trafic de drogue) assumées et transformées collectivement. D'où le Collectif, comme lieu de pensée collective.
Cette première séquence de notre travail a été globalement victorieuse : nous avons créé dans le quartier une nouvelle dynamique, se réappropriant en effet l'espace public mais aussi une pensée des habitants sur les questions de toxicomanie, jusque-là accaparées par les spécialistes : nous avons beaucoup lu, réfléchi, écrit, proposé sans nous laisser impressionner et bercer par les discours techniques lénifiants des « professionnels ».
On pourrait dire ici : le fait d'affronter des tensions crée des relations. En retour, la création du Collectif génère de nouvelles tensions puisque des gens se mettent à le critiquer. À dire vrai, ces gens étaient en petit nombre : il s'agissait pour l'essentiel de personnes intéressés par un statu quo dont ils profitaient à un titre ou à un autre. Nous avons assumé ces nouvelles tensions en répondant tranquillement aux critiques sans trop nous soucier des calomnies répandues qui révélaient surtout la nature particulière de qui nous calomniait.

 


PRINTEMPS 2002 : LES TOURNÉES-RUE DES PÈRES


Nous décidons en mars dernier de lancer des tournées-rue hebdomadaires des pères de famille du quartier. Le but est de prévenir la remontée du trafic qui s'engage au sortir de l'hiver et risque de croître aux beaux jours. Un groupe de 8 pères (4 d'origine française, 3 d'origine arabe et 1 d'origine africaine) se constitue sur cette base. Son activité va consister, un soir par semaine, à se promener tranquillement dans les rues du quartier pour discuter d'abord avec les habitants, ensuite avec les jeunes, enfin avec les toxicomanes. Il s'agit de continuer de se réapproprier l'espace public en évitant que les soirées et les nuits deviennent pour les habitants une période de couvre-feu.
Cette initiative rencontre tout de suite un large écho : elle tombe au moment où s'engage en France un débat sur la responsabilité spécifique des pères et les médias viennent alors rendre compte de notre travail. Nous accueillons ce mouvement avec sympathie (qui s'offusquerait de voir relever son travail comme « intéressant » ?), sans nous en inquiéter ni, à l'inverse, nous en extasier.
Cinq tournées-rue déjà effectuées ont confirmé l'intérêt de notre initiative : l'accueil des habitants est excellent. Nous essayons d'embrayer sur d'autres initiatives venant compléter notre action et qui viendraient cette fois de mères de famille, de jeunes, de commerçants...
Nos rapports avec les toxicomanes se mettent en place sans incidents et dans une grande franchise de notre côté. Là où les grincheux nous promettaient la bagarre avec les dealers, nous faisons la preuve qu'il est possible à un simple habitant de parler à un toxicomane sans que ceci dégénère en pugilat. Et pourtant nous menons ces échanges sans complaisance. Nous demandons en particulier aux toxicomanes de ne pas empoisonner la vie des habitants (« ce n'est pas parce que vous vous empoisonnez qu'il faut empoisonner la vie des gens ! »). Les toxicomanes rencontrés acceptent ce principe : qu'ils le pratiquent toujours est sans doute une autre affaire mais au moins ils déclarent leur accord avec cette idée.


Un face à face, sans médiation

Nous pratiquons avec eux un face à face : ni tête contre tête (choc frontal), ni côte à côte (compagnonnage et complicité) mais la rencontre entre deux libertés. Car le point important pour nous est celui-ci : les traiter non comme victimes (s'ils le sont, c'est d'eux-mêmes), non comme irresponsables (donc inférieurs) mais comme personnes libres c'est-à-dire responsables de leurs actes (donc nos égaux en droit).
Nous ne nous accordons pas à l'idée qu'il faudrait traiter les tensions entre habitants et toxicomanes par le biais d'une médiation, dans une liaison passant nécessairement par un tiers. Pourquoi ?
D'abord parce que la relation habitants-toxicomanes n'est pas symétrique : ce ne sont pas les habitants qui viennent embêter les toxicomanes mais l'inverse. Or l'usage de médiateurs ne se justifie que lorsqu'il y a une symétrie supposée des positions (par exemple dans un couple cherchant à divorcer). Ici, rien de tel : nous voulons simplement rappeler les toxicomanes aux règles élémentaires de la vie commune, aux principes généraux de la civilité. Faudrait-il alors un médiateur pour demander aux gens de payer leur pain, de ne pas uriner sur votre mur, de ne pas vous insulter ? Rappeler ces règles, chacun peut et doit le faire, tranquillement mais fermement.
Il apparaît ainsi absurde de considérer qu'il faudrait un spécialiste pour se mettre à parler avec un toxicomane, comme si un habitant ne pouvait le faire pour peu qu'il soit doté d'un minimum de bon sens dans les rapports humains. Bientôt, pour qu'un être humain se mette à discuter avec un autre être humain sur cette planète, il faudra qu'une commission se réunisse pour nommer le professionnel apte à encadrer cet événement incroyable : un homme s'adressant à un autre homme !


Des relations entre habitants et toxicomanes

Nous avons fait la preuve que ce face à face était non seulement possible mais fructueux, pour nous (voir nos chroniques de ces promenades sur notre site web) comme pour les toxicomanes ainsi rencontrés qui nous disent bien que ce qu'un habitant peut faire de mieux pour lui, toxicomane, c'est encore de parler avec lui.
La relation directe, sans terme tiers (le face à face donc) est ici ce qui permet non pas de faire disparaître toute tension (entre habitants et toxicomanes) mais de penser cette tension et donc de ne plus avoir peur de cette tension - il faudrait dire, plus précisément : ne plus être dans la peur de cette peur : que l'on ait peur est normal, et qui n'a pas peur est souvent inconscient, donc dangereux ; ce qu'il faut, par contre, c'est ne pas avoir peur de sa peur, ne pas avoir peur d'avoir peur à tel ou tel moment ; ce qui veut dire : ne pas se laisser guider par la peur, qui est toujours mauvaise conseillère.
Donc la tension, assumée, réfléchie (y compris dans la peur légitime qui l'accompagne) suscite de nouvelles relations.
Ne nous le cachons pas : ces nouvelles relations entre habitants et toxicomanes sont brèves. Très vite les toxicomanes que nous rencontrons tentent d'échapper aux exigences que nous signifions ; ils racontent des histoires, ou répètent indéfiniment la même chose. Ceci ne veut pas dire que notre relation d'un moment, la nuit dans la rue, est sans valeur : elle est un geste qui signifie une position d'égalité souhaitée de notre côté, et ce seul geste en soi est déjà quelque chose. Ce qu'en fera le toxicomane ensuite relève de sa liberté propre, non de la nôtre. Ce qui relève de notre propre liberté est de faire ou non ce geste. Et nous le faisons parce que, comme le disait Spinoza, ce qui importe le plus à un homme libre est de rencontrer d'autres hommes libres. Qu'il y ait en ce quartier un maximum d'hommes qui soient libres (et donc responsables de leurs actes) est pour nous précieux. Que les toxicomanes qui sillonnent les rues de notre quartier assument les responsabilités de leurs actes, pour eux-mêmes comme pour les autres, nous semblerait positif.
Ces diverses relations, nouées sur les trottoirs de notre quartier la nuit tombée, à notre initiative, avec des mères, avec des commerçants, avec des jeunes et avec des toxicomanes nous semblent devoir apaiser le climat du quartier. Ce n'est pas que nous visions la disparition de toute tension : la tension est aussi féconde, elle stimule la pensée. Mais les tensions générées par le crack sont destructrices de toute responsabilité, de toute pensée sur le monde et elles livrent des gens à la servitude, au néant.


Des tensions émancipatrices dont nous sommes à l'initiative

Il y a des tensions émancipatrices, et nous ne fuyons pas les tensions qui se révèlent avec les partisans de la politique de réduction des risques. Nous avons découvert en effet qu'en France, depuis près de dix ans, la politique officielle n'est plus à se battre vraiment contre la drogue mais à privilégier le combat contre le sida en y subordonnant le combat contre la drogue. Nous avons découvert que si la police faisait parfois son travail contre la drogue sans grande conviction, c'était parce qu'elle était démobilisée par l'idéologie de la MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie) qui prêche qu'il n'y a pas de société sans drogues et qu'il faut aujourd'hui faire avec la drogue plutôt que contre elle.
Notre initiative inaugure donc un nouveau champ de tension ; les tenants de la politique de réduction des risques nous reprochent de briser un consensus, de remettre en question un ordre établi, d'introduire des tensions à l'intérieur d'une pensée unique qu'ils croyaient triomphante et voulaient incontestée.
Nous opposons une politique des soins à cette politique de réduction des risques. Nous ne contestons pas l'utilité (contre le sida) de l'échange des seringues et des traitements de substitution. Mais ces moyens ne sauraient tenir lieu de but dans le combat contre la drogue, ce qu'ils tendent pourtant désormais à être. Le but du combat contre la drogue doit être la réduction du nombre des toxicomanes dans ce pays, ce qui implique d'une part une prévention (contre la drogue et pas seulement contre le sida) pour que de nouveaux jeunes ne se droguent pas, et d'autre part une aide aux toxicomanes pour qu'ils s'en sortent complètement (et non pas limitent et « gèrent » leur toxicomanie) ce qui passe par le développement des centres de post-cures et non pas leur diminution comme le gouvernement le fait depuis plusieurs années.
Sur tout cela (nécessité de se battre sur deux fronts : contre le sida et contre la drogue en pratiquant une véritable prévention contre la drogue, des soins non pas seulement des maladies opportunistes mais de la toxicomanie elle-même...), nous intervenons, créant de nouvelles tensions par le seul fait d'affirmer une position que récuse la MILDT. Ces tensions nous semblent alors émanciper la pensée des habitants confrontés au trafic de drogue et non pas l'asservir à une langue de bois ou à des jugements tout faits...


Des liaisons entre quartiers

À chacun de cette ville, de ce pays, nous disons alors : « Faites comme nous ! Commencez par votre quartier : c'est là que vous pouvez et devez agir d'abord ! » Sur cette base, et seulement sur elle, il est alors possible de se coordonner contre la drogue entre personnes et associations actives. Des liaisons entre quartiers confrontés au trafic de drogues sont nécessaires. Nous en avons déjà engagé avec d'autres associations du 18° en formant la Coordination parisienne des quartiers contre la drogue. Nous proposons de l'étendre aux autres arrondissements parisiens.

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Pour tout contact :
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