Que faire face au fléau du crack dans le quartier Stalingrad ? Cinq propositions

(1° juillet 2003)

 

Pour le « Panel citoyen » mis en place par Monsieur Madec, Maire du 19°

 

François Nicolas, de l’ex-Collectif anti-crack

 

 

 


Les orientations de M. Madec

En mars 2003 [1], M. Madec déclarait qu’il fallait « ne pas rester sans voix face à la toxicomanie » et qu’« apporter des solutions à ce fléau ne peut se faire sans la participation de tous ». En accord avec lui sur ces points, je me rends à votre invitation en vue d’y indiquer les solutions que le Comité anti-crack a proposées face au fléau du crack dans notre quartier.

M. Madec précise les objectifs du « Panel Citoyen » qu’il a mis en place en ces termes : « la politique de réduction des risques a montré son efficacité, mais elle nécessite d’être comprise par tous ». Puisque ce « Panel » est missionné par le Maire pour faire comprendre à tous la politique de réduction des risques, j’examinerai d’abord « l’efficacité » prêtée à cette politique.

Alternatives à la politique de réduction des risques

Remarquons d’abord qu’en France la politique de réduction des risques s’est mise en place sans le dire, de manière dissimulée : elle s’est appuyée sur la nécessité de se battre contre le sida pour insinuer qu’il ne serait plus nécessaire de se battre contre la drogue. Certains diront : c’est là exagération, ou mensonge. Et pourtant ce constat se trouve explicitement sous la plume de Mme Coppel en charge de coordonner le travail du « Panel ». Son dernier article déclare ainsi par son titre : « Politique des drogues : comment changer de politique sans le dire ? » [2]. Elle précise ensuite : « A priori, il n’y a aucun rapport entre le virus du sida et le droit des usagers de drogues. […] La construction sociale du problème de la drogue était trop profondément enracinée dans des systèmes de croyances collectives pour que le débat d’idées puisse être mené de front. La transformation a été travaillée souterrainement. […] L’essentiel, c’est-à-dire le changement de comportement, est allé sans dire. »

La politique de réduction des risques ne s’est véritablement imposée en France qu’à partir de 1999. Jusque-là différentes mesures de réduction des risques avaient été mises en place mais ce n’est qu’à partir de 1999 qu’elles ont été incorporées dans une politique cohérente, nommée comme telle : « la politique de réduction des risques », politique dont la clef de voûte idéologique, l’axe directeur consiste à poser qu’il faudrait désormais faire avec les drogues et non plus lutter contre.

Puisque le Maire demande au « Panel » de faire comprendre à tous cette politique particulière, de dire désormais clairement aux habitants du 19° ce qui est discrètement pratiqué depuis 1999, j’éclairerai ce qu’est cette politique de réduction des risques, quels sont ses effets sur le quartier mais aussi sur le 18° (où cette politique est systématiquement pratiquée depuis plusieurs années) pour en venir ensuite aux propositions du Collectif anti-crack en faveur d’une politique alternative.

En matière de drogues, trois grands types de politique

Il devrait aller sans dire que dès qu’il est question de politique, c’est qu’il y a un choix possible, et qu’il existe donc plusieurs politiques alternatives. On connaît les méfaits de la pensée unique : il y a tout autant de méfaits à soutenir l’idée qu’une seule politique serait possible en matière de drogues.

Il y a bien différentes politiques possibles face à la drogue et il suffit de parcourir le monde pour attester le particularisme de la politique de réduction des risques (cette politique qui instrumente la lutte contre le sida pour déclarer qu’on ne pourrait plus lutter contre la drogue) : la politique américaine, par exemple, n’est nullement « de réduction des risques », et l’on connaît les succès dont elle se targue dans sa lutte contre le crack. Le Collectif anti-crack ne s’est pas reconnu dans cette politique américaine ; il a été amené à opposer à la politique de réduction des risques non pas, comme aux États-Unis, une politique centrée sur la répression des drogués mais une politique qu’il a appelée politique de soins. Il y a donc au moins trois politiques possibles et non une seule en matière de drogues : la politique « répressive » (c’est-à-dire focalisée sur la répression de la demande : États-Unis), la politique de réduction des risques, et la politique de soins.

Pour faire bref, je vous distribue le papier rédigé pour la Commission d’enquête du Sénat [3] qui vient d’évaluer la politique nationale de lutte contre les drogues. J’y explique notre parcours et comment nous avons découvert que les graves troubles connus par notre quartier procédaient en droite ligne de cette néfaste politique de réduction des risques. Autant dire que systématiser cette politique dans le 19° serait plonger cet arrondissement dans les désordres et nuisances que connaît le 18° et contre lesquels nous avons lutté pendant un an, la main dans la main avec les associations d’habitants et de commerçants de cet arrondissement voisin ; pour lutter efficacement contre la drogue, il ne sert pas à grand-chose de reporter sur le voisin les problèmes : il faut à la fois faire ce que l’on doit faire là où l’on habite — nous l’avons fait — et s’attaquer avec les autres quartiers à la racine des problèmes au lieu de seulement gérer les méfaits. D’où nos propositions.

Les trois grands axes d’une politique de soins

Faire face dans ce pays au fléau du crack implique les trois points suivants :

Déclarer : Pas de société sans lutte contre la drogue !

D’abord il importe de refuser une conception droguée de l’existence, il importe de déclarer qu’il faut lutter contre la drogue et non pas qu’il convient de faire avec : comment pourrait-on lutter contre la drogue si l’on déclare au préalable qu’il ne faut plus le faire ? Bien sûr lutter contre la drogue, ce n’est pas mener une guerre : il y a bien des manières de lutter — la lutte syndicale par exemple n’est pas une guerre —. Il s’agit en fait de lutter aujourd’hui sur plusieurs fronts en même temps : à la fois contre le sida et contre la drogue, mais aussi bien sûr contre le cancer et contre le viol, et bien d’autres combats encore. Au total, il ne s’agit pas seulement ici d’une politique de « santé publique » mais plus essentiellement d’une politique d’émancipation pour tous.

Réprimer l’offre et les dealers

Lutter contre la drogue, c’est d’abord réprimer l’offre c’est-à-dire lutter contre les dealers. Face à eux, pas de tergiversations qui vaillent ! Quand le Collectif s’est constitué, nous avons été attaqués en insinuant que nous voulions constituer une milice privée. Nous avons calmement répondu : « Non ! Nous demandons que la police fasse son travail ordinaire contre les criminels et donc contre les dealers de crack ». Reprocher aux gens qui refusent une milice privée d’appeler la police pour qu’elle fasse son travail contre les dealers, n’est-ce pas vouloir tout simplement protéger leur commerce ? Même le marché de crack semble avoir aussi son lobby, en particulier dans notre quartier…

Réduire la demande…

Pour lutter dans notre pays contre la drogue, l’essentiel est de faire diminuer la demande. Bien sûr, il y aura toujours une demande, et notre société consommera toujours des drogues dures, comme il y aura toujours des crimes (le crime a commencé avec Caïn, c’est dire !), des viols, et des vols. Notre société ne baisse pas pour autant les bras contre les crimes : elle n’a donc aucune raison de les baisser devant le crack !

Diminuer la demande, c’est deux choses :

— d’abord prévenir les jeunes de ne pas se droguer (et non pas leur conseiller de se shooter propre, ou moins souvent…) ;

— ensuite aider les toxicomanes à s’émanciper de leur servitude volontaire, à sortir de leur asservissement au produit. Il suffit de fréquenter les crackés pour prendre mesure du fléau et du piège dans lequel ils se sont enfermés. Nous avons passé plusieurs mois à les rencontrer dans le quartier, la nuit tombée. Nous savons de quoi nous parlons [4]. Les aider à s’en sortir est sans doute difficile : raison de plus de vouloir le faire et non pas de déclarer que cela n’a pas d’importance, ou n’est pas possible. La solution qui consisterait à leur fournir toutes les commodités sur place pour les installer plus confortablement sur le lieu du trafic est une aberration : ce qu’il faut, c’est au contraire les encourager à prendre de la distance par rapport au lieu et milieu du trafic, non les y fixer !

Un Samu-toxicomanie

Nous faisons pour cela la proposition d’un Samu-toxicomanie constitué d’équipes mobiles allant à la rencontre des toxicomanes et leur proposant de prendre quelque recul par rapport à leur consommation effrénée en leur offrant la possibilité de quelques nuitées à l’écart du trafic. Sur cette base, ces équipes pourraient orienter les toxicomanes vers de vrais soins — ceux qui visent à les guérir de leur toxicomanie — et plus seulement vers des soins palliatifs — ceux qui ne font que « faire provisoirement baisser la température » —.

Multiplier les places de post-cures

Il faudrait en aval de la chaîne thérapeutique multiplier les places de post-cures (la politique de réduction des risques les a réduites, pour des raisons à la fois d’économie et de dénigrement de l’objectif d’abstinence : nous proposons au contraire de multiplier ces places de post-cures par trois [5]).

Tels sont les objectifs généraux d’une politique de soins, alternative à la fois à une politique répressive de la demande et à la politique de réduction des risques qui, en matière de drogues, est désastreuse (même si elle remporte des succès dans un autre combat nécessaire : celui mené contre le sida). Il n’est que temps de s’attaquer à la racine des problèmes.

IV. Cinq Propositions concrètes pour notre quartier

Sur le quartier, qu’est-ce que cette politique de soins voudrait dire concrètement ? Quelles propositions précises faire pour notre quartier qui s’insèrent dans le cadre général de cette politique de soins contre la drogue ? Nous proposons cinq points.

Pour de vrais soins : l’équipe d’un Samu-toxicomanie

Il faudrait que dans notre quartier au moins une équipe d’un Samu-toxicomanie aille la nuit à la rencontre des toxicomanes. Son but étant de proposer quelque recul aux toxicomanes, elle viserait à les écarter provisoirement des lieux de deal pour leur donner l’occasion de se reposer et de réfléchir, loin des endroits où la tentation est trop forte. Un tel Samu-toxicomanie pourrait être décidé au niveau parisien et retenir notre quartier comme zone d’expérience-pilote.

Fin des zones de non-droit autour des structures anti-sida

Il faudrait que les structures d’échanges de seringues — structures nécessaires mais qui concernent la lutte contre le sida, non la lutte contre la drogue, et moins encore contre le crack qui ne s’injecte pas — ne soient plus le foyer de zones de non-droit et que la police recommence de patrouiller autour d’elles [6], à la recherche non des seringues mais de la drogue et de qui la deale. Nous ne sommes pas contre les échanges de seringues mais ce type de mesures doit être intégré dans une autre politique — une politique de soins — si l’on veut éviter que les structures anti-sida ne continuent de servir de Cheval de Troie au deal en instaurant des zones de franchise pour le trafic de drogues.

Pour la jeunesse : des équipements et des éducateurs-rue

Il faudrait engager avec la jeunesse du quartier un vigoureux programme de prévention. Nous avons passé des soirées à discuter avec les jeunes du quartier. Que nous disaient-ils ? Qu’il n’y avait pas de terrains de sport pour eux dans le quartier, que les terrains vagues (et qui le restaient pendant des années : voir rue du Département !) leur étaient interdits. Il faut offrir à la jeunesse des raisons de se dépenser, des occasions de prendre des risques qui vaillent, et cela sur le quartier. En trois mois de contact la nuit, nous n’avons pas une fois rencontré d’éducateurs venant à la rencontre de ces jeunes !

J’ai fait ce travail d’éducateur-rue avec les blousons noirs à la Bastille il y a longtemps : c’est ce type d’initiative qu’un Maire d’arrondissement pourrait décider de lui-même.

En toute urgence : rénover le quartier

Il faudrait rénover à grande vitesse les taudis, les zones abandonnées du quartier et cela en relogeant les familles populaires qui y habitent avec leurs enfants, et qui travaillent. Quand nous avons exigé la fermeture des crackhouses du quartier, nous l’avons fait main dans la main avec les familles africaines qui squattaient ces endroits et constituaient les premières victimes du trafic de crack. Nous avons exigé avec elles leur relogement, et finalement nous l’avons obtenu. Rénover le quartier, reloger les familles, supprimer les taudis, les zones abandonnées, les terrains vagues, tout cela est la tâche urgente d’un Maire qui se respecte. Pourquoi les familles du 10 rue de Tanger, du 21 rue du Maroc, du 13 rue d’Aubervilliers (bâtiment cour) ne sont-elles toujours pas relogées ?

Inciter la police à continuer son travail contre le trafic

Il faut enfin constamment stimuler la police pour qu’elle continue son travail dans le quartier contre le trafic et les dealers. En effet spontanément, la police a intérêt à ce que le trafic reste délimité et concentré — c’est ainsi plus facile pour elle de le surveiller —. Mais les gens n’ont pas à accepter des conditions de vie dégradées parce qu’elles rendent plus confortable le travail des policiers : ce sont les policiers qui sont au service de la population, non l’inverse ! C’est triste à dire mais le commissaire Maucourant le répète pourtant sans relâche : la police doit être constamment rappelée à ses tâches ordinaires. Ce rappel devrait être avant tout la tâche du Maire et des élus plutôt que des habitants et des commerçants.

*

Voilà nos propositions tant au niveau national qu’à celui de notre quartier. Ces propositions pour mieux vivre à Stalingrad face au fléau du crack sont compatibles avec leur extension à tout Paris ; elles peuvent et doivent s’intégrer à une reprise de la lutte contre la drogue sur tous les quartiers de la ville.

–––––––––



[1] Article dans Le Paris du 19e, n° 26 ; Journal d’information municipale du 19°.

[2] Cosmopolitiques (n° 3, 2003)

[3] Bilan de notre expérience d’habitants du quartier Stalingrad à Paris, ou les méfaits de la politique de réduction des risques (mai 2003). Ce texte est publié dans le rapport du Sénat (tome I — version papier : pp. 180-183 ; version électronique : pp. 176-179) : www.senat.fr/commission/enquete/Drogues/Index.html

[4] Un prochain documentaire sur France 2 (diffusion à l’automne 2003) en témoignera : Crack à Stalingrad, par C. Montaucieux et T. Bellanger (72 mn — Production Point-du-jour).

[5] Voir le détail sur le site www.entretemps.asso.fr/Stalingrad

[6] Mme Coppel (Peut-on civiliser les drogues ?, La Découverte – 2002 ; p. 31) rappelle : « En 1999, une circulaire [du 17 juin 1999 rédigée par le garde des Sceaux] recommande clairement aux policiers de ne pas interpeller les usagers de drogues à la sortie des dispositifs de prévention : “Sont à proscrire les interpellations du seul chef d’usage des stupéfiants à proximité immédiate des structures à bas seuil ou des lieux d’échange de seringues.” Dans un espace défini selon la circulaire par l’autorité sanitaire, les usagers peuvent échapper à la loi ; ils n’y échappent pas lorsqu’ils ont une seringue sur eux en tout autre lieu. ». Mme Coppel nous rappelle ainsi que la politique de réduction des risques inscrit la distribution des seringues dans un laisser-faire le trafic…