Politique de soins ou politique de réduction des risques ?

 

Rencontre avec Alain Morel, directeur du Trait d’union (Boulogne-Billancourt)

Mardi 10 avril 2002

 

François Nicolas et Jean-Luc Saget

 

L’entretien a duré plus de deux heures et s’est déroulé dans une atmosphère chaleureuse et franche.

Présentation

Le Trait d’union a été créé en 1979 par Francis Curtet comme structure intermédiaire (d’où son nom) pour des personnes sortant de prison et rejoignant la société civile. Il s’agissait à l’époque du premier lieu de vie (24 heures sur 24) installé en milieu urbain (Clamart) et non plus à la campagne.

Jusqu’à la fin des années 80, ce lieu se refusait à distribuer des médicaments en privilégiant un traitement psychologique de la toxicomanie.

Depuis les années 90, ce lieu est dirigé par Alain Morel, psychiatre, et l’institution s’est transformée :

1) en se territorialisant (elle est désormais ancrée à Boulogne-Billancourt et sa région alors que l’inscription originelle du centre en cette ville n’était que de circonstance),

2) en se professionnalisant (tout le personnel est désormais professionnalisé, que ce soit dans les domaines sociaux — assistantes sociales —, médicaux — médecins, infirmières — ou psychologiques — psychiatres… —),

3) en se médicalisant (désormais la prescription de médicaments est l’acte majoritaire).

Le centre, comme toute la profession, a traversé une grosse crise en 1992 qui a marqué la rupture avec une logique du « tout psychothérapeutique » et aboutissant à une diversification des modes de traitement.

Nous allons voir que la compréhension rétrospective de cette crise autour de 1992, qui a abouti à l’hégémonie idéologique de la « politique de réduction des risques », est un point-clef pour comprendre la situation actuelle.

« Que pensez-vous de notre mobilisation ? »

À cette question que nous lui posions, A. Morel a répondu qu’il trouvait notre initiative extrêmement positive à trois titres :

1) La volonté d’habitants de se réapproprier l’espace public (dans un esprit non strictement sécuritaire) lui semble une très bonne chose. Si les habitants ne le font pas, ce n’est pas la multiplication des professionnels qui pourra contrebalancer ce défaut.

2) Il trouve très intéressant que ce soit en particulier des pères qui en prennent l’initiative, étant donné le retranchement actuel du rôle paternel et la fréquence des conflits entre un toxicomane et son père…

3) Enfin il apprécie notre volonté de prendre à bras le corps les questions liées à la toxicomanie sans nous laisser bercer par les discours de spécialistes et en essayant, pas à pas, de dégager notre propre avis sur chacune des questions.

Politique de soins ?

Ceci posé, la discussion s’est engagée sur le fond qui tenait pour nous à l’existence ou non d’une politique de soins, alternative à la « politique de réduction des risques ». L’appréciation d’un choix possible était assez sensiblement différente pour A. Morel et pour nous.

En gros, pour A. Morel, il y a complémentarité (et non pas opposition) entre soins et mesures de réductions des risques et donc il déclare ne pas percevoir d’alternative véritable.

Nous lui objectons alors

1) que ses propres écrits (voir en annexe les questions que nous lui avions adressées, préalablement à cette rencontre) témoignaient pourtant bien d’inquiétudes de sa part, que nous partagions et que nous thématisions, pour notre propre compte, comme symptomatiques d’un dissensus politique ;

2) que les deux voies politiques que nous dégagions (politique de soins ou « politique de réduction des risques ») n’étaient pas intelligibles au seul niveau des mesures prises par l’une ou l’autre mais par leur contenu effectif, par leur place (tactique ou stratégique), par leur hiérarchisation, par leur importance budgétaire, etc.

La politique de soins dont nous parlons n’est pas une politique qui exclut les mesures de réduction des « risques » (que les Québécois nomment, plus judicieusement, réduction des dommages ou méfaits – « harm »). Elle n’exclut donc pas l’échange des seringues (l’échange d’ailleurs n’est pas la distribution ad volo : selon ses propres statistiques, la boutique du 18° arrondissement en répand dans la nature 300 par jour !), la distribution de produits de substitution (si ceci reste stratégiquement orienté vers l’abstinence et ne sert pas seulement à lobotomiser les toxicomanes, à les rendre socialement inoffensifs, à les enfermer dans une camisole de force médicamenteuse, comme l’armée calmait jadis ses recrues grâce au bromure…).

Le discord ne porte donc pas sur : mesures de réduction des risques ou non ? mais sur : quel but stratégique ? quelle orientation générale ? Quelle volonté politique oriente le plan ?

Pour ce faire, nous avons mis en avant le petit tableau suivant qui répertorie les thèmes apparemment communs à ces deux voies en montrant combien leur contenu réel diverge selon les deux orientations.

Les deux politiques

Contenu donné aux mots ci-dessous :

Politique de soins

Politique de réduction des risques

Répression

• de la production (internationale)

• du commerce (dealers)

• de la consommation (ce qui ne veut pas dire emprisonnement des consommateurs…)

• de la production

• du commerce ???

• mais pas de la consommation…

Prévention :

accent mis sur

Éviter qu’il y ait de nouveaux toxicomanes, donc limiter l’entrée dans la drogue

Éviter le sida et les hépatites, les overdoses, donc limiter les dégâts à l’intérieur de la drogue

Thérapie

Son but stratégique : l’abstinence (en particulier par sevrage + postcure)

Son enjeu réel : soigner les maladies opportunistes ou d’autres maux sans vraiment soigner la toxicomanie comme telle.

Mesures de réduction des risques

Les mesures de réduction des méfaits sont ici conçues comme un moyen (tactique) en vue du but stratégique précédent.

Les mesures de réduction des risques sont ici conçues comme fin en soi.

Gestion ou volonté politique

Derrière ce dilemme se dessine le fond du problème : s’agit-il de se battre contre la drogue ou s’agit-il de gérer un état de fait considéré comme inéluctable ? Nous parlons de ces questions de drogues non pas comme gestionnaires institutionnels, professionnellement payés pour cette gestion, mais comme habitants, comme pères de famille, comme personnes soucieuses de l’avenir de ce pays, de cette société. Ce que nous appelons « politique », c’est l’exercice d’une volonté, d’un projet, la conviction que quelque chose doit être fait, qu’il faut changer l’ordre des choses et non pas seulement prendre acte de ce qu’il y a et tenter de gérer au moins coûtant l’état des choses.

« Politique de réduction des risques »

La « politique de réduction des risques » tente de faire prévaloir l’idéologie de la résignation, du défaitisme, de la simple gestion du stock des toxicomanes, de l’accompagnement « citoyen » de l’envol des toxicomanies. Elle prône comme inéluctable, consensuel un « faire avec » la drogue. La « politique de réduction des risques », c’est ce qui considère que les mesures de réduction des risques tiennent lieu de politique.

Politique de soins

La politique contre la drogue que nous appelons de nos vœux et que nous nommons politique de soins est mue par une volonté : il faut enrayer la montée de la drogue et inverser la tendance (2000 héroïnomanes en 1970, près de 200 000 aujourd’hui : combien en 2010 ?). Elle porte une conviction : cette politique contre la drogue ne peut prévaloir que si les habitants, les gens de ce pays, s’y mettent et viennent ainsi contrebalancer la vision gestionnaire de la toxicomanie qu’ont les « professionnels » en les rappelant aux buts stratégiques d’un tel combat.

Se battre contre la drogue, c’est essentiellement réduire la demande et cela se fait principalement de deux manières :

1) empêcher qu’il y ait de nouveaux toxicomanes (prévention)

2) aider les toxicomanes actuels à en sortir (soins) complètement (abstinence).

Réseau ou chaîne

Une autre manière de cerner le partage tient au déni porté par la « politique de réduction des risques » à la catégorie de chaîne thérapeutique. Cette catégorie de chaîne est dénigrée car elle est présentée comme signifiant une sorte de route unique, une voie toute tracée, aux étapes clairement balisées et ordonnées interdisant la variété des parcours ; bref une sorte de chemin obligé, directif et quasiment « non démocratique ». À cela, la « politique de réduction des risques » aime opposer la nouvelle catégorie à la mode de réseau et substitue ainsi une image non ordonnée (celle de réseau) à une image ordonnée (celle de chaîne)/ Il nous semble que cette image du réseau sert essentiellement à justifier le « chacun fait ce qu’il veut, pour peu qu’il ait casé sa petite place dans le réseau » ; elle noie tout projet stratégique, toute volonté politique contre la drogue dans l’image d’un placement diversifié où chacun gère comme il peut ses addictions. Bref, le thème du réseau sert à dissoudre l’idée même d’une orientation générale qui ne saurait en effet procéder d’une accumulation (en réseau !) de mesures parsemées ci ou là.

Une chaîne, c’est contraignant certes (c’est son intérêt) mais elle peut cependant être parcourue selon différents rythmes : on peut en sauter des maillons (comme on saute des classes dans la chaîne scolaire), on peut aussi redoubler ou redescendre. Ces mouvements ne déqualifient pas qu’il y ait une orientation générale, c’est-à-dire un but stratégique donné à ce projet imagé comme une chaîne.

A. Morel apporte un complément intéressant en disant qu’avec les produits de substitution, il est désormais possible d’arriver à l’abstinence d’héroïne sans passer par un sevrage proprement dit. Mais cela veut simplement dire que les produits de substitution peuvent dessiner à leur manière un nouveau bout de chaîne s’il s’agit bien au bout du compte de s’en sevrer progressivement, de réduire les doses de médicaments jusqu’au moment où il sera possible d’arrêter tout. On reste donc bien dans un schéma orienté vers une fin et non pas sur un réseau inorienté dans lequel on s’installerait ad vitam. S’il faut remplacer l’image de chaîne par celle d’un arbre à deux branches (l’une étant le sevrage de l’héroïne + post-cure, l’autre étant les traitements de substitution progressivement réduits puis supprimés), ceci nous convient tout autant, le point important restant à nos yeux qu’il y ait une orientation stratégique avec un but, et non pas simplement de gérer un réseau mis à plat en en limitant les dégâts.

Une histoire lourde

Nous parlons de tout cela avec A. Morel qui à la fois ne contredit pas nos convictions, ne rature pas nos inquiétudes et en même temps réitère inlassablement qu’il ne tient pas qu’il y ait vraiment deux voies mais qu’il y a compatibilité des mesures. D’où que le partage entre lui et nous semble tenir non pas à « politique de réduction des risques ou politique de soins » mais à « ensemble de mesures ou politique ».

Deux aspects semblent expliquer ce discord subjectif, ces manières différentes d’aborder les problèmes de drogue :

1) Il pense réseau de mesures concrètes plutôt que politique et stratégie car il est gestionnaire d’une institution, financée par l’État, et attachée au traitement quotidien des problèmes tels qu’ils apparaissent pratiquement.

2) Il semble intérioriser la défaite de 1992, celle qui a vu la victoire de la « politique de réduction des risques » qui a largement profité de l’inquiétude provoquée par l’épidémie du sida. A. Morel nous raconte qu’il a lui-même manifesté à cette époque pour porter à l’Élysée un plein tombereau de demandes de post-cures (7 000 !) qui n’étaient pas alors satisfaites. Or ces demandes ne sont pas plus satisfaites aujourd’hui qu’elles ne l’étaient alors. Sans doute ont-elles tendance à diminuer car les traitements de substitution abondamment répandus par le corps médical français (100 000 personnes en dépendent aujourd’hui…) ont théoriquement ouvert une autre voie vers l’abstinence (voir la seconde branche de l’arbre qui fait bifurquer la chaîne). Sauf que personne ne semble bien savoir combien de toxicomanes sortent de toute dépendance par cette nouvelle voie et que les tenants mêmes de la « politique de réduction des risques » expliquent que cette voie de la substitution ne vise plus l’abstinence mais une gestion « citoyenne » et « démocratique » de l’addiction… Comment ne pas entendre derrière ce discours une conception policière de la société où l’ordre public est assuré par la multiplication des « citoyens » votant, travaillant et se reproduisant grâce à un judicieux contrôle des produits qui leur sont régulièrement injectés par un corps médical transformé en garant de l’ordre ? Comment parer d’un masque progressiste cette nouvelle figure de Farenheit 451 ou du Grand inquisiteur de Dostoïevsky et à qui faire croire que cette figure de l’addiction généralisée et citoyennement gérée puisse mobiliser à la place de celle de la liberté ? Proposer la figure de l’esclave, neutralisé et satisfait de gérer ses chaînes, n’est sûrement pas le moyen de convaincre la jeunesse qu’il y a lieu aujourd’hui d’éviter le nihilisme !

Cette défaite de 1992 ne devrait pas être intériorisée ainsi par ceux qui ont alors combattu la « politique de réduction des risques ». Et si cette défaite se transforme en désastre subjectif chez bien des professionnels qui ont alors perdu la bataille, c’est aussi peut-être parce que cette bataille de 1992 s’est menée à l’écart de la population, en particulier des habitants, qu’elle a eu lieu dans l’espace confiné des professionnels, sous la pression du sida et des menaces de procès (semblables à celui du sang contaminé) pesant sur le corps médical. Et, comme chacun sait, la peur est mauvaise conseillère… Nulle raison aujourd’hui de considérer qu’il ne faudrait pas revenir sur cette défaite et remettre les questions sur le tapis. C’est là que l’irruption dans le débat d’habitants comme nous, non tributaires de cette lourde histoire, peut ouvrir une brèche. Et c’est bien ce à quoi nous nous employons.

Quelques chiffres

Coût des post-cures

Une place en post-cure coûte 300 000 F / an. Un suivi de méthadone coûte 8 000 F / an. Donc un toxicomane en post-cure coûte autant que 40 toxicomanes en produits de substitution. Ceci explique sans doute cela : pourquoi alors les tenants de la « politique de réduction des risques » ne déclarent-ils pas ubi et orbi qu’ils font désormais avec la drogue plutôt que contre elle simplement car cela revient moins cher ? Cela serait plus honnête.

Quantité de postcures

— Il y a en 2001 en France 46 centres de post-cures ce qui représente 569 places (rapport de l’OFDT 2002, page 309).

— Il y a en 1999 en France entre 150 000 et 180 000 héroïnomanes et cocaïnomanes « à problèmes » (id. page 38).

— Il y a aujourd’hui en France 100 000 héroïnomanes sous traitements de substitution (85 000 sous subutex et 15 000 sous méthadone).

— Personne ne sait (et ne semble se soucier !) de combien d’entre eux sortent par an de ce « réseau ».

Il est patent que les 569 places de post-cure sont ici insuffisantes. A. Morel nous confirme que la directive de 1998 de la DGS (Direction générale de la Santé) pousse à la réduction de ces places (100 en moins depuis trois ans) au lieu d’encourager leur croissance. La « politique de réduction des risques » se traduit bien dans des mesures bureaucratiques visant à réduire les soins contre la drogue (post-cures) pour privilégier les soins avec la drogue (traitements de substitution).

Pourquoi ne pas avancer qu’il faudrait à la France 2 000 places de post-cures si l’on veut non seulement inverser la tendance croissante au nombre de toxicomanes mais également le réduire jusqu’à son étiage ?

Petit calcul de coin de table (on s’étonne quand même que les « professionnels » patentés ne semblent jamais en proposer !).

— Il y a actuellement 180 000 toxicomanes à traiter.

— Imaginons de résorber ce stock en dix ans (deux quinquennats !) c’est-à-dire de faire diminuer le nombre de toxicomanes de 18 000 par an en supposant, pour simplifier, qu’il n’y a plus d’entrées nouvelles dans la toxicomanie !!!

— On dit qu’un tiers des toxicomanes seulement a besoin pour s’en sortir d’être aidés (les autres s’en sortant plus ou moins tout seuls). C’est là manifestement une fourchette basse mais adoptons-la. Cela fait 6 000 toxicomanes par an à traiter dans des centres de post-cure.

— Supposons qu’une place de centre serve à 3 toxicomanes sur l’année (chaque toxicomane n’y passant que 4 mois, hypothèse à nouveau très basse).

— Cela voudrait dire qu’il faudrait 2 000 places de post-cures par an (au lieu de 569) : 4 fois plus, a minima…

Rhétorique

Une fois de plus, pour dissimuler un problème qu’on ne veut pas résoudre, on le renomme : A. Mortel nous apprend qu’on ne parle désormais plus de centres de post-cures mais de centres thérapeutiques résidentiels (CTR). Belle conquête de la langue de bois : comme cela, on n’ira plus regarder de trop près ce qu’on fait dans ces centres et de quel genre de « thérapie » il s’agit : sortie de la drogue ou gestion de l’addiction…

 

Conclusion

Au total, redisons l’ouverture d’Alain Morel à nos préoccupations lors de cet entretien en même temps que son souci de nous informer sur des réalités que nous connaissons infiniment moins bien que lui, cela va sans dire ; c’est bien cela d’ailleurs qui motivait notre désir de le rencontrer et d’apprendre ainsi de lui. Qu’il en soit publiquement remercié, en particulier pour sa gentillesse et sa disponibilité.

Nous avons appris de cet entretien — ce compte rendu l’explicite —. Nous avons bien compris qu’Alain Morel n’épousait pas ce que nous appelons « politique de réduction des risques » et avons eu confirmation qu’il partageait avec nous certains soucis et inquiétudes (voir l’annexe). Cependant nos sensibilités restent pour le moins différentes. Il ne s’agissait d’ailleurs nullement de les accorder, moins encore de les confondre.

Nous en sortons convaincus qu’il faut réouvrir le débat politique contre la drogue, qu’il nous faut trouver des alliés parmi les professionnels, et ce même si ces derniers semblent subjectivement rester sous le coup de la défaite de 1992 et de l’idéologie — à prétention hégémonique et prétendument consensuelle — qui en a résulté et qu’organise, à grands frais, la MILDT.

 

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ANNEXE

Questions préparatoires à Alain Morel

 

 

• Les centres de soin étaient, en mars 2000, au nombre de 250. Vous précisez qu’il s’agissait là « de centres d’accueil, de centres d’hébergement collectif de post-cure ou de transition, de services d’appartements thérapeutiques, de structures intra-hospitalières, de familles d’accueil, d’unités de délivrance de produits de substitution, d’ateliers d’insertion, d’équipes mobiles, de lieux de premier contact type "boutique", d’antennes spécialisées en prison, etc... »

Est-il possible de savoir combien de ces 250 centres sont spécialisés dans le sevrage, combien dans les postcures et comment ces chiffres ont-ils évolué des années 90 jusqu’à aujourd’hui ?

 

• Vous relevez le « sous-financement systématique » de ces centres. Serait-il possible de disposer des évolutions de budgets sur la même période (grosso modo pour les dix années 1992-2001) ?

 

• Nous avons été particulièrement sensibles à vos propos : « l’extension des capacités d’admission au sein d’unités correctement équipées en personnel est un besoin impératif si l’on veut éviter de tomber dans une pure distribution passive de produits très vite susceptibles d’être détournés de leur usage thérapeutique. C’est pourquoi aussi, les structures créées ne doivent pas se limiter à la seule pratique de la substitution mais apporter les différents services d’aide allant du suivi psycho-social au sevrage. » (mars 2000) Ceci consonne à des réflexions que nous nous sommes spontanément faites.

 

• Vous indiquez que « l’hôpital a une fonction d’appui essentiel dans la prise en charge des toxicomanes, à différentes étapes de leur parcours. »

Comment voyez-vous sa place dans la « chaîne thérapeutique » ? Mais faites-vous toujours vôtre cette dernière catégorie ?

 

• Concernant les « pathologies de la personnalité » « directement liées à l’usage des drogues », nous avons bien saisi que vous privilégiez les psychopathies, les états limites et la schizophrénie. Vous ne mentionnez cependant ni la paranoïa, ni les perversions alors même que vous évoquez, pour compléter le tableau clinique, les névroses plus ordinaires (hystérie, obsession…). Comment comprendre cette absence : oubli, position délibérée ? Il nous semblait pourtant (sans être aucunement spécialistes de la chose) que la toxicomanie pouvait avoir, dans certains cas (quelle fréquence ?) rapport soit avec la paranoïa, soit avec un dispositif proprement pervers…

 

• Vous écrivez : « Il apparaît même que de ne traiter que la toxicomanie chez des personnes présentant parallèlement des troubles psychiatriques peut aggraver ceux-ci » et également ceci : « les groupes de patients toxicomanes ne présentant pas de pathologie psychiatrique sont ceux qui connaissent la meilleure amélioration sous traitement, quelle que soit la nature de celui-ci. » Ceci indiquerait l’extrême importance d’une prise en charge psychiatrique d’une partie (importante ?) des toxicomanes ce qui ne semble plus guère le cas en France aujourd’hui. Est-ce que nous nous trompons ? Disons que, comme habitants, on peut s’étonner de ce que les psychiatres français ne semblent plus faire volontiers leur travail en matière de toxicomanie. Mais peut-être avons-nous de ce travail une perception déformée et erronée.

 

• Nous avons beaucoup apprécié la distinction que vous faites entre alliance et complicité : « la recherche d’une alliance avec le patient (qui n’est pas à confondre avec une complicité) » car elle rejoint notre souci d’entrer en contact avec les toxicomanes de notre quartier sans jamais engager avec eux de complicité. Pour notre part, il ne s’agit pas, bien sûr, à proprement parler d’alliance mais plutôt d’un face à face en égalité de libertés.

 

• Votre périodisation de l’histoire du système français de soins nous a fortement intéressés. Elle nous incite à vous poser les questions suivantes :

1) Que serait, selon vous, qu’un sujet toxicomane ? Telle n’est pas à proprement parler votre thèse (vous parlez de « construction du toxicomane en tant que Sujet ») mais d’un toxicomane comme sujet à un sujet toxicomane, il n’y a qu’un pas. Le franchissez-vous ? Certains l’ont-ils franchi ? Nous posons cette question car la catégorie de « sujet toxicomane » nous semble en elle-même difficilement tenable (si l’on entend par « sujet » une identité forte, non réductible à celle d’individu).

2) Vous mentionnez à différentes reprises la contradiction qu’il y a entre médecine et santé publique. Nous croyons en effet que c’est là un point essentiel pour comprendre l’évolution du traitement médical de la toxicomanie. Vous écrivez : avec le Sida, « le paradigme est devenu celui de la santé publique et le Sujet a du mal à y trouver sa place. L’heure est à la médecine : médecine humanitaire, médecine générale, médecine universitaire aussi. » Nous aurions tendance à voir les choses un peu autrement, ne serait-ce que parce que ce qui à nos yeux constitue le noyau de la médecine est moins l’emploi ou non de médicaments (ce que vous semblez suggérer) que l’existence ou non d’une clinique. Or entre clinique médicale (évidemment individuelle : selon la logique du cas) et santé publique, il y a un discord essentiel et non pas contingent.

Nous avons des amis médecins qui déploient en ce sens une argumentation moderne pour la clinique qui pourrait vous intéresser (http://www.entretemps.asso.fr/Clinique)

3) Nous n’avons pas bien saisi ce que pourrait être (devrait être ?) à vos yeux qu’une critique de fond des traitements de substitution (vous écrivez en effet : « Les traitements de substitution ont fait l’objet de vives controverses mais, j’oserai dire, moins sur le fond que sur la forme. Moins sur leur utilité que sur la manière de les utiliser. »). Votre réponse tient-elle bien à ce que vous écrivez plus loin, et qui a conforté les impressions que, comme béotiens, nous pouvions avoir : « De l’avis général au sein de nos équipes, bien qu’ils ne soient en rien une "solution" à la toxicomanie et qu’ils ne soient pas dépourvus de risques, les traitements de substitution (et autres traitements psychotropes) sont devenus des instruments précieux pour apporter à la fois un certain apaisement et une continuité dans la prise en charge. Toutes choses dont le travail thérapeutique peut tirer profit. » Ceci poserait que les traitements de substitution sont un moyen, non une fin en soi : ils doivent être au service du travail de soin et non pas en tenir lieu. Est-ce qu’ainsi nous vous entendons bien ?

4) Nous apprécions que vous parliez de « l’intentionnalité de soin » comme « perspective à la fois du mieux être du patient et de sa possibilité de sortir le moment venu du rapport aliénant à l’automodification chimique. » C’est cette intentionnalité qui nous semble manifestement oblitérée par la « politique de réduction des risques »…

Vous emportez également notre adhésion quand vous mentionnez « les graves dangers lorsque, de fait, la simple prescription de produits de substitution vient à tenir lieu de traitement. La qualité des soins aux toxicomanes on le sait ne peut en aucune façon se mesurer à la quantité de flacons de méthadone ou de comprimés de Subutex distribués. Ce peut même être l’inverse. Nous retrouvons là les discordances possibles entre santé publique et soins individuels » ou lorsque vous évoquez la possibilité que la « politique de réduction des risques » soit fortement congruente aux intérêts de laboratoires pharmaceutiques en écrivant : « c’est là un fait nouveau en France mais incontournable : l’industrie pharmaceutique peut à présent influer sur les choix des modes de traitement des toxicomanies et ses bénéfices sont fonction de ces choix ». Cela éclaire d’un jour moins angélique les militants forcenés de cette politique…

 

• Devons-nous comprendre vos termes (vous en appelez d’« une diversification des modes d’accompagnements thérapeutiques, y compris ceux permettant de travailler avec l’expérience volontairement choisie de l’abstinence. Soigner une personne toxicomane, c’est lui donner le libre choix de son traitement et de la sortie de celui-ci, encore faut-il que ce choix existe dans la réalité. ») comme indiquant que l’objectif de l’abstinence serait devenu aujourd’hui interdit, situé hors champ de la médecine et que d’un « l’abstinence est irréalisable » (début de la « politique de réduction des risques »), on serait désormais passé à un « l’abstinence doit être forclose » ?

 

• Finalement que pensez-vous exactement de l’idée-Roques « de réunir dans un seul ensemble clinique toutes les addictions, quel qu’en soit l’objet » ? N’est-elle pas fondamentalement une idée de type « santé publique » et de logique anti-clinique ?

Comme habitants de Stalingrad nous sommes paradoxalement sensibles à ces singularités cliniques car nous avons affaire aux crackés lesquels ne ressemblent guère à des alcooliques, ni à des Françoise Sagan…

 

• Vous mentionnez les statistiques d’un rapport Démoscopie 1992 en matière de places d’hébergement thérapeutique. Y en a-t-il de plus récentes ?

 

• Plus globalement il nous intéresserait que vous brossiez ce que pourrait être à vos yeux qu’une politique de soins en France qui soit aujourd’hui à hauteur des enjeux réels (en particulier quantitatifs) de la toxicomanie.

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