Nouvel Observateur
Semaine du vendredi 2 novembre 2001 - n°1930
Crack: la bataille
de Stalingrad
Dans ce quartier de Paris, les habitants manifestent: ils sont
excédés par le trafic de drogue qui empoisonne leur
vie. Peine perdue. A la moindre alerte, les dealers changent de
rue mais le trafic ne diminue pas. Les toxicomanes, eux, continuent
de traîner leur souffrance
Il fait froid. Et même s'il faisait chaud, Eric aurait froid:
il a envie de «kiffer». Il cherche «le caillou»,
le morceau de crack sur lequel tirer. Pour la vingtième
fois, il raconte l'extase de la première fois, cette extase
qu'il n'a plus jamais retrouvée depuis. «Ces temps-ci,
affirme-t-il, le matos est pourri. » Il a le nez tordu,
la plupart des dents cassés (coups? chutes?), est maigre,
de plus en plus nerveux au fil des heures.
Son dealer habituel, son «modou» (1), travaille rue
de Tanger, dans le 10e arrondissement, au vu et au su de tous.
Accro depuis trois ans, Eric connaît bien son modou. «On
me fait tourner sur tous les bons plans», raconte-t-il.
Pour avoir ses doses, il fait l'intermédiaire, vend parfois
lui-même. Mais aujourd'hui le modou n'est pas là.
A sa place, un car de CRS stationne. Eric peste, dans une crise
de rage impuissante: sa quête du caillou a déjà
duré vingt-quatre heures. Il scrute le sol: parfois, les
vendeurs qui ont les «galettes» (2) dans la bouche
les crachent à l'arrivée de la police, et on voit
alors les usagers examiner les pavés à quatre pattes
pour retrouver celle qui aurait été égarée.
Mais aujourd'hui, rien. «Font chier, ces cons.»
Les cons, ce sont les habitants du quartier de la place Stalingrad,
qui viennent une nouvelle fois de changer les règles du
jeu. Le trafic, ils en ont marre, et ils l'ont clamé. Tous
les mardis, depuis le 18 septembre, des manifestations réunissent
jusqu'à 300 personnes au cur des rues gangrenées
par le trafic. L'agression début juillet, par la même
toxicomane, d'une mère de famille et d'une auxiliaire de
puériculture devant la crèche de la rue Gaston-Rebuffat
a mis le feu aux poudres. Des commerçants du quartier,
un compositeur, François Nicolas, dont la femme a été
agressée, ont pris la tête du mouvement. La mobilisation
est forte. Les manifs ont réuni aussi bien des jeunes que
des habitants de longue date, des Arabes, des Blancs, des chômeurs,
des RMistes ou des bobos.
La revendication est claire, carrée: nettoyez nos rues.
Tout le reste, la réflexion sur les causes du problème
et les remèdes à y apporter, est renvoyé
aux politiques, dont les représentants parcourent la manifestation,
ne sachant trop que dire. Les associations qui aident les drogués,
nombreuses dans le quartier, sont accusées de chercher
surtout la subvention. L'union s'est vite faite avec les associations
des arrondissements voisins comme Droit au Calme, venue du 18e,
ou les responsables de la mosquée de la rue de Tanger.
Car la vie ici, dans ce triangle maudit (18e, 19e, 10e), est devenue
insupportable. Partout le trafic s'affiche. En ce moment, il se
concentre plutôt autour de la place Stalingrad: devant la
crèche, devant l'agence de voyages Mosaïque, le long
de la rue de Kabylie, devant la bibliothèque Hergé,
qui a du mal à trouver du personnel en raison de sa mauvaise
réputation... Dès que la nuit tombe, et parfois
même le jour, les dealers sont là. Les échanges
se font au vu de tous: liasses de billets, sachets qui passent
de main en main. Des enfants sont utilisés pour faire le
guet ou porter les «képas». Le passage Goix,
sinistre ruelle donnant sur un terrain vague grillagé et
couvert d'immondices, est interdit: qu'on s'en approche, qu'on
y risque un regard appuyé, et un homme s'avance, vient
vous demander d'un ton rogue ce que vous voulez.
Le plus mal vécu, c'est sans doute l'irruption des usagers
dans les immeubles où certains abandonnent leur matériel,
attitude qui multiplie les incidents. Lors d'une réunion
à Espoir Goutte d'Or (EGO), centre d'accueil pour toxicomanes
du 18e, la question a été franchement posée
à quelques usagers: «Et si les habitants vous demandent
de partir d'un immeuble, qu'est-ce que vous faites?» Tous
ont répondu: «On s'en va, bien sûr.»
Jusqu'à ce que, lucide, l'un d'eux ajoute: «Sauf
des fois, si je suis vraiment énervé ou s'ils me
parlent mal. C'est pas parce que je kiffe qu'il faut me traiter
comme un chien.»
Christelle s'est installée il y a trois ans rue de Kabylie.
Elle n'est ni zonarde ni miséreuse, habite dans 80 mètres
carrés pour un loyer mensuel de 5000 francs. De ses fenêtres
le spectacle est permanent. Un terrain vague baptisé «la
jungle», massif broussailleux mal défendu par une
barrière en tôle ondulée, sert de chambre
de shoot. Une terrasse où les enfants venaient jouer a
été grillagée. Le gardien expulse régulièrement
à coups de pelle des consommateurs du parking. Elle a fini
par acquérir quelques gestes réflexes: ne plus ouvrir
sa fenêtre, repousser du pied les seringues ou les cuillères
qui traînent. Ou attendre la pluie parce que ces jours-là
les dealers ne sortent pas. «Après 21h30, dit-elle,
on ne redescend plus.» Quand son neveu vient la voir, elle
lui interdit d'aller faire de la trottinette tout seul ou d'aller
chercher le pain. Elle est réveillée la nuit par
le bruit des transactions, des bagarres, des cris de ceux qui
«redescendent». Parfois, un objet tombe d'une des
fenêtres, visant un dealer. Les enfants, eux, jouent au
trafic, miment les gestes qu'ils voient toute la journée.
Christelle n'a pas de haine contre les drogués. «Ce
sont de pauvres gens. Je sais qu'ils souffrent, eux aussi.»
Mais elle cherche à partir.
Tout le quartier subit une petite délinquance obsédante:
agressivité des usagers en manque, zones fermées
par les dealers, tentatives de braquage, vitres brisées
Les magasins ferment tôt, vers 18 heures. Un restaurant
de la rue du Faubourg-Saint-Martin a essayé en vain cet
été de s'installer en terrasse. Une boutique de
luminaires a eu ses vitres brisées avant même d'ouvrir.
Et les pharmacies sont régulièrement attaquées.
L'autre jour, devant chez elle, face à un recoin où
les dealers officient en permanence, Christelle s'est garée
sur un espace livraisons. Quand elle est revenue, elle avait une
contravention. Mais le dealer, lui, était toujours là.
En quelques heures, Eric n'a rien trouvé à Stalingrad.
«Ce soir, y a rien à pécho.» Alors il
va remonter plus haut, vers Barbès ou Château-Rouge.
Il n'y sera pas seul. Rue Myrha, c'est une armée de zombies
qui tournent, en quête de leur dose. Certains sont hagards,
paniqués, tordus par la souffrance. Un caillou vaut de
50 à 100 francs. Eric, en une nuit, peut dépenser
6000 francs. «Le kif, plus t'en prends, plus t'en as envie.»
«Nous avons récupéré le trafic venu
de Château-Rouge et la Chapelle», vous explique-t-on
à la mairie du 19e. Sans préciser que cela fait
des années qu'a lieu un jeu de ping-pong absurde et que
les dealers délogés d'un des trois arrondissements
(dont l'un a eu pour maire le ministre de l'Intérieur Daniel
Vaillant) par la police ou par les habitants vont s'installer
un peu plus loin pour retrouver la tranquillité. Les adresses
où la consommation est intense sont pourtant connues de
tous: 1, rue de Tombouctou; 7, rue Chaudron; 13, rue d'Aubervilliers;
1, rue Caillé; 40, rue Myrha «On gère les
choses en faisant circuler les usagers d'un quartier à
l'autre sans solution pour eux-mêmes», constate le
directeur d'EGO.
Pourquoi dans ces quartiers précisément? «Le
crack est une drogue de pauvres. Il fleurit plus spécialement
chez les pauvres», affirme Pierre Leyrit, directeur de la
Coordination 18e. Rémi raconte comment, habitant de banlieue,
il vient ici parce qu'il est sûr de trouver ce qu'il veut.
«Il y a un dealer par quartier, et les galettes sont moins
chères. En banlieue, faut connaître.» D'après
Jean-Pierre Lhomme, responsable du bus d'échange de seringues
de Médecins du Monde, beaucoup d'usagers sont polytoxicomanes:
crack, héroïne, benzodiazepine, alcool
Le décor de ces quartiers est à l'image de ces vies
cassées par la drogue: opérations immobilières
qui ont traîné, logements insalubres, squats, population
immigrée, souvent clandestine (la fameuse église
Saint-Bernard est dans le secteur). Il n'y a pas de supermarché,
guère d'autres structures de loisir que des terrains de
basket grillagés et installés sous la ligne aérienne
du métro. Les syndics n'assurent souvent plus les réparations
élémentaires. «Il y a sans doute autant de
toxicomanie dans les quartiers chics, mais elle se passe en appartement
avec des gens solvables et soutenus par leur milieu. Ici, dès
qu'on parle toxicomanie, on se met très vite à parler
aussi problèmes de propreté ou services culturels
absents, constate Pierre Leyrit. Le crack sanctionne la non-intégration.»
Passage Goix, au premier étage, Abderhamane rigole quand
on lui parle des problèmes que pose la drogue. D'une main,
par la fenêtre ouverte, il montre les deux-pièces
sombres qu'il habite avec sa femme et quatre enfants. Il n'a pas
l'eau courante et doit aller la chercher avec des jerricans à
des robinets publics.
A EGO, les usagers parlent et réclament tous des endroits
où se shooter, comme en Suède ou en Suisse. Mais
en attendant? «Les gens, on leur fait surtout pitié»,
raconte Eric. Laurence a un il poché, doit peser moins
de 40 kilos, est séropositive, la révolte à
fleur de peau. «La seule solution, c'est d'avoir un endroit
à soi. Dehors, je suis tombée avec des sauvages.»
«80% des moyens sont utilisés pour la répression,
et on n'a jamais permis aux habitants d'envisager autre chose
que l'éradication des toxicomanes», accuse Pierre
Leyrit.
Est-il trop tard pour changer les mentalités? Mme Libany,
directrice de la crèche Gaston-Rebuffat, se souvient qu'avant
l'agression de juillet tous les usagers à qui elle demandait
d'aller plus loin le faisaient gentiment. «On cohabitait.»
Gabrielle Beaumont, habitante de la rue Marx-Dormoy, exaspérée
par les toxicomanes qu'elle trouvait dans son immeuble, est allée
«pour voir» à une réunion d'EGO. «J'y
ai découvert une telle détresse que, forcément,
je ne les ai plus traités de la même manière.»
A la première manifestation, le 18 octobre, Adam Winckler
était là. Il est polonais, vit ici depuis trente
ans. Il y croit encore: «D'accord, c'est pourri. Mais au
moins les gens se parlent.»
Hubert Prolongeau
(1) «Marchand ambulant» en wolof
désigne les dealers dans le quartier.
(2) Nom d'une dose de crack.
Que fait la police?
«La police doit faire son travail.» Les manifestations
dénoncent ce qui est vécu comme une désaffection
policière. Roland Maucourant, responsable de la police
urbaine de proximité, récuse ces propos. Il se plaint
de ce que la justice relâche trop vite les dealers attrapés,
annonce 730 interpellations pour l'an 2000, affirme avoir développé
une police de quartier et introduit des renforts de CRS. 1800
policiers sont sur le secteur, dont 80 ont été blessés
depuis le début de l'année. «Je serais le
roi des cons si je laissais pourrir Stalingrad.»
Gérard Peuch, patron de la brigade des stupéfiants,
met en avant, lui, le côté «historique»
du trafic de drogue dans le quartier. «Chaque personne arrêtée
est très vite remplacée. La plupart des gens interpellés
sont des multirécidivistes, interdits de séjour
sur le territoire français. Mais nous sommes limités
par le droit. Investir un squat demande un pouvoir juridique que
nous n'avons pas. Sans flagrant délit, nous ne pouvons
rien faire.»
Les deux responsables policiers constatent que le trafic local
est tenu généralement par des Africains venus pour
la plupart du Sénégal ou du Mali, et qu'il reste
relativement amateur. Pas de gros réseaux, mais des dealers
qui revendent de petites quantités au coup par coup
H. P.