Dans les petits coffres-forts du Sleep-in, les locataires d'une
nuit
déposent leurs objets précieux : bijoux, billets,
seringues et doseurs
de Ricard. Des doseurs bidouillés pour fumer le crack,
petits cailloux
de cocaïne mélangée à du bicarbonate
de soude. Dans les rues qui
entourent le Sleep-in, centre d'hébergement d'urgence pour
toxicomanes
naufragés, situé dans le 18e arrondissement de Paris,
les épiciers
vendent ces doseurs sous le comptoir, 30 francs l'unité,
avec un bout de
fil de fer pour servir de filtre. Une fois la grille d'entrée
du
Sleep-in franchie, les toxicos sont censés mettre leur
pipe à crack de
côté. Le règlement du lieu est clair : pas
de drogue, pas de deal, pas
de prostitution. Le Sleep-in se veut un haut lieu de la prévention
des
risques.
"Ici, on accueille pour une nuit les toxicos à
la dérive, les purs et
durs, raconte Hervé Rossignol, directeur du centre. Ceux
qui
n'existaient pas dans les statistiques officielles, il y a encore
dix
ans, parce qu'ils vivaient dans des squats." De maigres silhouettes
usées, mâchoires saillantes édentées.
Des hommes à la dérive, accrocs du
crack, mais aussi de l'héroïne et des drogues de substitution.
"Le
Sleep-in est d'abord là pour répondre à leurs
besoins primaires :
dormir, manger et, puisque la drogue fait partie de leur vie,
avoir des
seringues propres, résume Hervé Rossignol. Les accueillants
ne sont pas
censés les pousser au sevrage. Le sujet n'arrive sur le
tapis qu'avec
les usagers décidés à s'arrêter. On
peut alors servir de passerelle avec
les centres de soins."
Au Sleep-in, les pièces ont des murs vitrés,
pour permettre aux équipes
de nuit de mieux surveiller les "locataires". A l'étage,
une vingtaine
de boxes. Les murs sont courts ; des rideaux cachent les matelas
sur
lesquels les adeptes du crack réapprennent à dormir.
"Là, comme tu me
vois, j'ai pas fermé l'il depuis trois jours", raconte
David, 31 ans.
Un fou du crack, qui prend aussi de la morphine pour atténuer
la
descente. Petit, excité, vif. Et maigre. "Avec le
crack, t'as tout le
temps la patate, mais t'oublies de bouffer." David raconte
sa "vie
d'avant", avec femme, maison, boulot et enfants. Depuis des
années, il
suit le chemin tracé par de mauvais petits cailloux. Des
cailloux tout
noirs, à 200 francs pièce. "Toute la journée,
j'essaie de ramener du
fric. Juste pour ce putain de kif." Quand il fume, David
ressent un
flash de 5 à 7 secondes, "un instant de bonheur absolu".
Pendant encore
cinq minutes, "c'est l'esprit cotonneux, la transpiration,
les autres
qui parlent avec des échos". Puis c'est la redescente,
une phase
d'excitation extrême, où le corps parle avec violence.
S'installe
ensuite l'angoisse du crackeur. "Et alors il faut que j'en
reprenne,
encore et encore."
Pendant la nuit, les accueillants effectuent leurs rondes entre
les
boxes. "On fait attention à ne pas faire de bruit
avec nos trousseaux de
clés, raconte Gaël Klein, surveillant au Sleep-in.
Les mecs nous disent
que ça leur rappelle la prison." La quasi-totalité
des usagers de crack
sont passés par la maison d'arrêt ; ils sont entrés
puis ressortis,
plusieurs fois, pour vol, trafic, braquage : "Faut bien payer
sa came,
explique Paul, un moustachu d'origine camerounaise. Tu deviens
dealer
sans le savoir, puis ta copine doit jouer la pute pour acheter
le
matos." Paul se vante d'avoir plongé pour trafic international,
mais
admet que la prison l'a aidé à décrocher
partiellement du crack. "J'en
prends moins, mais je ne pense qu'à ça, quand je
me lève, quand je vois
la flamme d'un briquet. C'est le diable incarné."
En quelques mois, il a
repris 10 kilos. Au menu du Sleep-in : laitages, riz, pain.
"DES GUEULES CASSÉES"
Les toxicomanes ont besoin de force pour affronter la violence
de la
rue, des petits dealers, des rabatteurs qui se mettent au service
des
"grossistes" pour gagner quelques doses gratuites. Depuis
la mise en
place d'une politique de prévention des risques, il y a
une dizaine
d'années, ils meurent moins souvent d'overdose, sont moins
touchés par
le sida et les hépatites. Mais ils se font toujours autant
tabasser. Au
Sleep-in, les balafres fleurissent sur les visages comme les abcès
sur
les veines épuisées. "Tous ceux qui sont tombés
dans le crack ont des
gueules cassées, raconte Paul. Dans les rues où
ça trafique, tu vois que
des Picasso ambulants."
L'image furtive d'un corps abîmé se faufile de
la buanderie au local de
douches. Devant les miroirs, femmes et travestis prennent des
heures
pour se remaquiller. Elles quittent le Sleep-in vers minuit, cendrillons
sur des talons de fortune, pour rejoindre la porte de La Chapelle
et
monter à bord de tristes carrosses. "C'est pour les
prostituées que la
situation se révèle la plus catastrophique, estime
Anna Fradet,
fondatrice du Sleep-in. Elles se droguent avec tout ce qu'elles
trouvent, pour tenir des heures debout et supporter leur condition."
Ce soir, tout est calme dans les couloirs. C'est le début
du mois, le
RMI vient de tomber sur les comptes de ceux qui touchent encore
une aide
sociale. "Ils ont de l'argent dans les poches pour deux ou
trois jours.
Ils savent qu'ils peuvent s'acheter leurs doses", raconte
un
surveillant. L'ambiance devient plus tendue à la fin du
mois, quand les
adeptes du crack font les tiroirs-caisses et empruntent des sommes
folles à leurs dealers. "Avec des gens comme ça,
il faut tout oser,
explique la fondatrice du Sleep-in. Oser parier qu'ils vont un
jour s'en
sortir. Et quand ils ont accepté de parier avec vous, il
ne faut plus
les lâcher d'un pouce."
M. M.
"Je suis tombée dans le crack à vingt ans.
Jusque-là, je n'avais goûté
qu'à l'héroïne, que je dealais un peu, pour
me payer ma dose. J'avais
commencé après une histoire d'amour avec un garçon
qui en prenait pour
pallier le speed de son boulot. J'achetais des petites doses d'héro
à
des Africains pour les revendre en banlieue. A l'époque,
je me la
racontais un peu, j'avais l'impression que les gens me mangeaient
dans
la main. J'ai laissé tomber mes cours de comédie
: je suis devenue
toxico à plein temps.
"Puis je suis sortie avec mon dealer, un Zaïrois
qui fumait du crack.
Cette saloperie me faisait très peur, mais j'ai fini par
y toucher.
C'est lui qui la préparait, en mélangeant sa cocaïne
avec du
bicarbonate.
Tout de suite, ce fut de la souffrance en barre. Je continuais
l'héro,
pour amortir la descente du crack. Je m'injectais les deux, dans
le cou,
les cuisses, les muscles, parce que mes veines étaient
déjà foutues. Je
traînais à Stalingrad, j'enchaînais les gardes
à vue. Le crack est un
truc de fou. Ce type zaïrois m'appelait à 2 heures
du mat : je me
levais, me maquillais, puis on allait fumer dans une cage d'escalier.
En
une nuit, mon compte en banque pouvait partir en fumée.
"Un jour, j'ai débarqué chez ma mère,
une bouteille de vodka et des
cailloux de crack à la main. Dans un accès de folie,
je l'ai mise à la
porte de son appartement. Elle m'a fait immédiatement interner,
dans un
hôpital psychiatrique, où j'ai fait huit jours d'isolement.
J'avais des
hallucinations, je voyais mon dealer dans la chambre. Je suis
sortie au
bout de deux mois. J'ai enchaîné sevrages, cures
et postcures, mais
c'est une association d'entraide pour toxicos qui m'a mis le pied
à
l'étrier.
"Depuis neuf mois, je suis clean : c'est ma seconde naissance.
Je
commence à prendre soin de moi : j'ai fait retaper toutes
mes dents, je
me suis mise au sport. Mais mon corps est marqué à
vie, avec des trous
dans les cuisses et des cicatrices le long de chacune de mes veines.
Pour me faire une prise de sang, on me fait une piqûre artérielle.
Pour
la première fois de ma vie, je travaille. Mais je sais
que je ne serai
jamais guérie. Je m'interdis de consommer ne serait-ce
qu'une goutte
d'alcool, parce que je sais que si je retombe dans une dépendance,
je
reviendrai à mon foutu produit de prédilection."
Propos recueillis par Mathilde Mathieu
Arrivé en France à la fin des années 80,
le crack, mélange de cocaïne et
de bicarbonate de soude, a longtemps été consommé
par des toxicomanes
très marginalisés. Aujourd'hui, il fait son apparition
dans les boîtes
de nuit et les raves parties, selon un rapport Trend (Tendances
récentes
et nouvelles drogues). Dans le 18e arrondissement de Paris, le
Sleep-in,
centre d'hébergement d'urgence, accueille des toxicomanes
à la dérive.
La cocaïne jouit d'une image positive parmi les toxicomanes.
Pas le
crack. La première est associée au luxe, aux performances
sexuelles, à
la réussite sociale. Le second, cocaïne classique
mélangée à du
bicarbonate de soude ou de l'ammoniaque, à la marginalité
et à la
violence. Pourtant, le crack se diffuse dans les boîtes
de nuit et les
raves parties, à en croire le rapport Trend (Tendances
récentes et
nouvelles drogues), présenté le 23 juillet par l'Observatoire
français
des drogues et des toxicomanies. Selon les informations recueillies
par
150 observateurs de terrain, les dealers feraient en effet passer
le
crack pour de la simple "cocaïne à fumer"
: une substitution sémantique
qui leur permettrait de séduire de nouveaux clients. Dans
le même temps,
"l'usage récréatif de crack se développe",
estime Michel Hautefeuille,
médecin-chef à Marmottan, centre de soins spécialisé
pour toxicomanes.
"Le crack apparaît de plus en plus souvent comme un
produit secondaire,
que les toxicomanes ne consomment pas au quotidien mais achètent
en plus
de leur drogue habituelle, quand ils veulent vraiment 'faire la
fête'".
Arrivée en France à la fin des années 1980,
cette drogue s'est longtemps
contentée du marché parisien, vivotant parmi une
population toxicomane
très marginalisée. Elle fait désormais son
apparition en province, où
les usagers, comme dans le milieu festif, paraissent ignorer la
nature
du produit qu'ils s'administrent. "On commence aussi à
en trouver dans
la banlieue parisienne, en Seine-Saint-Denis ou dans les
Hauts-de-Seine", raconte Gérard Peuch, chef de la
brigade des
stupéfiants de Paris. "Nous n'avons toutefois pas
connu l'explosion tant
redoutée au début des années 1990, alors
que le crack faisait des
ravages aux Etats-Unis", précise Frédéric
Veaux, directeur de l'Office
central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants
(Ocrtis).
Le trafic est ainsi resté quasiment stable ces toutes dernières
années :
en 2000, 22 kg de crack ont été saisis (contre 10
kg en 1994 et 90
grammes en 1990), 700 usagers et 360 trafiquants ont été
interpellés.
"PRESSION POLICIÈRE"
Mais, depuis quelques mois, la géographie du trafic,
localisé pour
l'essentiel dans le Nord-Est parisien, évolue.
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Dans une lettre adressée le 12 juin au préfet de
police de Paris, le
maire du 19e arrondissement, Roger Madec (PS), dénonce
"l'aggravation
préoccupante de l'insécurité dans le secteur
des rues Aubervilliers,
Tanger et alentour, où, dans un environnement d'habitat
vétuste, un
trafic de drogue s'est développé". Le mot n'est
pas prononcé, mais c'est
bien de crack qu'il s'agit. Roger Madec, alerté par les
riverains, dit
"craindre le pire dans les semaines qui viennent" et
demande au préfet
Jean-Paul Proust "de bien vouloir mobiliser les moyens nécessaires".
De
fait, depuis quelques mois, les dealers de crack abandonnent le
18e
arrondissement, les quartiers africains de la Goutte-d'Or et de
Château-Rouge, pour retourner aux abords du métro
Stalingrad, dans le
19e arrondissement. Ils en avaient été chassés
au milieu des années
1990, à la suite d'opérations de nettoyage menées
par les forces de
l'ordre. "C'est que la pression policière est désormais
très forte dans
le 18e", souligne Gérard Peuch. Quand Daniel Vaillant,
longtemps maire
(PS) de l'arrondissement, fut nommé ministre de l'intérieur,
en
septembre 2000, des cars de CRS se sont installés dans
le quartier. Et
les dealers se sont peu à peu éclipsés. "C'est
le phénomène des vases
communicants", analyse Gérard Peuch. "Les toxicomanes
sont simplement
repoussés un peu plus loin, sans qu'il y ait un début
de règlement du
problème."
Depuis le début des années 1990, le développement
des structures dites
de "bas seuil", à dominante sociale et n'imposant
pas le sevrage comme
préalable à l'hébergement, a permis d'accueillir
les usagers de crack,
souvent très marginalisés. Mais Bernard Kouchner,
ministre délégué à la
santé, a estimé en juin, lors des vingt-deuxièmes
journées de
l'Association des intervenants en toxicomanie, que les consommateurs
de
crack, comme ceux des nouvelles drogues de synthèse, n'étaient
toujours
pas suffisamment pris en charge. L'ouverture d'une nouvelle structure
"bas seuil", au cur de Paris, est envisagée par
la Ddass (direction
départementale des affaires sanitaires et sociales) ; des
recherches
sont même entreprises pour dénicher un endroit adapté.
Le dialogue que
la Ddass veut instaurer avec les riverains avant l'ouverture du
lieu
s'annonce toutefois délicat.
M. M.
Introduit en France en 1986 par des trafiquants antillais,
le crack est
longtemps resté la drogue de cette communauté. Depuis,
le profil des
consommateurs a évolué : selon l'Ocrtis (Office
central de répression du
trafic illicite de stupéfiants), le nombre d'étrangers
n'a cessé de
diminuer pour atteindre 15 %. Parmi les quelque 700 usagers interpellés
en 2000, 84 % étaient des hommes, âgés de
32 ans en moyenne. Les adeptes
de crack sont de plus en plus vieux. "ce qui ne veut malheureusement
pas
dire qu'il n'y a pas de renouvellement, mais que de plus en plus
de gens
entament un parcours de toxicomanes après 30 ans"
, estime Michel
Hautefeuille, médecin-chef à Marmottan, centre spécialisé
pour
toxicomanes. Dans le 18e arrondissement de Paris, les associations
d'aide aux toxicomanes soulignent la précarité dont
sont victimes les
usagers de crack. Sans ressource, sans couverture maladie, sans
toit, la
plupart plongent dans la délinquance et passent plusieurs
années en
prison. En 2000, ils ne représentaient toutefois qu'un
peu moins de 1 %
de la population toxicomane.