Dossier sur le crack publié ans Le Monde du 17 août 2001

(Mathilde Mathieu)

 

A Paris, entre les murs vitrés du Sleep-in, de maigres silhouettes à la dérive


Dans les petits coffres-forts du Sleep-in, les locataires d'une nuit
déposent leurs objets précieux : bijoux, billets, seringues et doseurs
de Ricard. Des doseurs bidouillés pour fumer le crack, petits cailloux
de cocaïne mélangée à du bicarbonate de soude. Dans les rues qui
entourent le Sleep-in, centre d'hébergement d'urgence pour toxicomanes
naufragés, situé dans le 18e arrondissement de Paris, les épiciers
vendent ces doseurs sous le comptoir, 30 francs l'unité, avec un bout de
fil de fer pour servir de filtre. Une fois la grille d'entrée du
Sleep-in franchie, les toxicos sont censés mettre leur pipe à crack de
côté. Le règlement du lieu est clair : pas de drogue, pas de deal, pas
de prostitution. Le Sleep-in se veut un haut lieu de la prévention des
risques.

"Ici, on accueille pour une nuit les toxicos à la dérive, les purs et
durs, raconte Hervé Rossignol, directeur du centre. Ceux qui
n'existaient pas dans les statistiques officielles, il y a encore dix
ans, parce qu'ils vivaient dans des squats." De maigres silhouettes
usées, mâchoires saillantes édentées. Des hommes à la dérive, accrocs du
crack, mais aussi de l'héroïne et des drogues de substitution. "Le
Sleep-in est d'abord là pour répondre à leurs besoins primaires :
dormir, manger et, puisque la drogue fait partie de leur vie, avoir des
seringues propres, résume Hervé Rossignol. Les accueillants ne sont pas
censés les pousser au sevrage. Le sujet n'arrive sur le tapis qu'avec
les usagers décidés à s'arrêter. On peut alors servir de passerelle avec
les centres de soins."

Au Sleep-in, les pièces ont des murs vitrés, pour permettre aux équipes
de nuit de mieux surveiller les "locataires". A l'étage, une vingtaine
de boxes. Les murs sont courts ; des rideaux cachent les matelas sur
lesquels les adeptes du crack réapprennent à dormir. "Là, comme tu me
vois, j'ai pas fermé l'il depuis trois jours", raconte David, 31 ans.


Un fou du crack, qui prend aussi de la morphine pour atténuer la
descente. Petit, excité, vif. Et maigre. "Avec le crack, t'as tout le
temps la patate, mais t'oublies de bouffer." David raconte sa "vie
d'avant", avec femme, maison, boulot et enfants. Depuis des années, il
suit le chemin tracé par de mauvais petits cailloux. Des cailloux tout
noirs, à 200 francs pièce. "Toute la journée, j'essaie de ramener du
fric. Juste pour ce putain de kif." Quand il fume, David ressent un
flash de 5 à 7 secondes, "un instant de bonheur absolu". Pendant encore
cinq minutes, "c'est l'esprit cotonneux, la transpiration, les autres
qui parlent avec des échos". Puis c'est la redescente, une phase
d'excitation extrême, où le corps parle avec violence. S'installe
ensuite l'angoisse du crackeur. "Et alors il faut que j'en reprenne,
encore et encore."

Pendant la nuit, les accueillants effectuent leurs rondes entre les
boxes. "On fait attention à ne pas faire de bruit avec nos trousseaux de
clés, raconte Gaël Klein, surveillant au Sleep-in. Les mecs nous disent
que ça leur rappelle la prison." La quasi-totalité des usagers de crack
sont passés par la maison d'arrêt ; ils sont entrés puis ressortis,
plusieurs fois, pour vol, trafic, braquage : "Faut bien payer sa came,
explique Paul, un moustachu d'origine camerounaise. Tu deviens dealer
sans le savoir, puis ta copine doit jouer la pute pour acheter le
matos." Paul se vante d'avoir plongé pour trafic international, mais
admet que la prison l'a aidé à décrocher partiellement du crack. "J'en
prends moins, mais je ne pense qu'à ça, quand je me lève, quand je vois
la flamme d'un briquet. C'est le diable incarné." En quelques mois, il a
repris 10 kilos. Au menu du Sleep-in : laitages, riz, pain.

"DES GUEULES CASSÉES"

Les toxicomanes ont besoin de force pour affronter la violence de la
rue, des petits dealers, des rabatteurs qui se mettent au service des
"grossistes" pour gagner quelques doses gratuites. Depuis la mise en
place d'une politique de prévention des risques, il y a une dizaine
d'années, ils meurent moins souvent d'overdose, sont moins touchés par
le sida et les hépatites. Mais ils se font toujours autant tabasser. Au
Sleep-in, les balafres fleurissent sur les visages comme les abcès sur
les veines épuisées. "Tous ceux qui sont tombés dans le crack ont des
gueules cassées, raconte Paul. Dans les rues où ça trafique, tu vois que
des Picasso ambulants."

L'image furtive d'un corps abîmé se faufile de la buanderie au local de
douches. Devant les miroirs, femmes et travestis prennent des heures
pour se remaquiller. Elles quittent le Sleep-in vers minuit, cendrillons
sur des talons de fortune, pour rejoindre la porte de La Chapelle et
monter à bord de tristes carrosses. "C'est pour les prostituées que la
situation se révèle la plus catastrophique, estime Anna Fradet,
fondatrice du Sleep-in. Elles se droguent avec tout ce qu'elles
trouvent, pour tenir des heures debout et supporter leur condition."

Ce soir, tout est calme dans les couloirs. C'est le début du mois, le
RMI vient de tomber sur les comptes de ceux qui touchent encore une aide
sociale. "Ils ont de l'argent dans les poches pour deux ou trois jours.
Ils savent qu'ils peuvent s'acheter leurs doses", raconte un
surveillant. L'ambiance devient plus tendue à la fin du mois, quand les
adeptes du crack font les tiroirs-caisses et empruntent des sommes
folles à leurs dealers. "Avec des gens comme ça, il faut tout oser,
explique la fondatrice du Sleep-in. Oser parier qu'ils vont un jour s'en
sortir. Et quand ils ont accepté de parier avec vous, il ne faut plus
les lâcher d'un pouce."

M. M.

 

 

"J'ai fini par y toucher. Ce fut de la souffrance en barre"


Une jeune Parisienne de trente-deux ans, polyconsommatrice de drogues et
adepte du crack pendant des années, raconte son calvaire et son sevrage.

"Je suis tombée dans le crack à vingt ans. Jusque-là, je n'avais goûté
qu'à l'héroïne, que je dealais un peu, pour me payer ma dose. J'avais
commencé après une histoire d'amour avec un garçon qui en prenait pour
pallier le speed de son boulot. J'achetais des petites doses d'héro à
des Africains pour les revendre en banlieue. A l'époque, je me la
racontais un peu, j'avais l'impression que les gens me mangeaient dans
la main. J'ai laissé tomber mes cours de comédie : je suis devenue
toxico à plein temps.

"Puis je suis sortie avec mon dealer, un Zaïrois qui fumait du crack.
Cette saloperie me faisait très peur, mais j'ai fini par y toucher.
C'est lui qui la préparait, en mélangeant sa cocaïne avec du
bicarbonate.

Tout de suite, ce fut de la souffrance en barre. Je continuais l'héro,
pour amortir la descente du crack. Je m'injectais les deux, dans le cou,
les cuisses, les muscles, parce que mes veines étaient déjà foutues. Je
traînais à Stalingrad, j'enchaînais les gardes à vue. Le crack est un
truc de fou. Ce type zaïrois m'appelait à 2 heures du mat : je me
levais, me maquillais, puis on allait fumer dans une cage d'escalier. En
une nuit, mon compte en banque pouvait partir en fumée.

"Un jour, j'ai débarqué chez ma mère, une bouteille de vodka et des
cailloux de crack à la main. Dans un accès de folie, je l'ai mise à la
porte de son appartement. Elle m'a fait immédiatement interner, dans un
hôpital psychiatrique, où j'ai fait huit jours d'isolement. J'avais des
hallucinations, je voyais mon dealer dans la chambre. Je suis sortie au
bout de deux mois. J'ai enchaîné sevrages, cures et postcures, mais
c'est une association d'entraide pour toxicos qui m'a mis le pied à
l'étrier.

"Depuis neuf mois, je suis clean : c'est ma seconde naissance. Je
commence à prendre soin de moi : j'ai fait retaper toutes mes dents, je
me suis mise au sport. Mais mon corps est marqué à vie, avec des trous
dans les cuisses et des cicatrices le long de chacune de mes veines.
Pour me faire une prise de sang, on me fait une piqûre artérielle. Pour
la première fois de ma vie, je travaille. Mais je sais que je ne serai
jamais guérie. Je m'interdis de consommer ne serait-ce qu'une goutte
d'alcool, parce que je sais que si je retombe dans une dépendance, je
reviendrai à mon foutu produit de prédilection."

Propos recueillis par Mathilde Mathieu

 

 

 

Quinze ans après son introduction en France, le crack touche de nouveaux consommateurs



Arrivé en France à la fin des années 80, le crack, mélange de cocaïne et
de bicarbonate de soude, a longtemps été consommé par des toxicomanes
très marginalisés. Aujourd'hui, il fait son apparition dans les boîtes
de nuit et les raves parties, selon un rapport Trend (Tendances récentes
et nouvelles drogues). Dans le 18e arrondissement de Paris, le Sleep-in,
centre d'hébergement d'urgence, accueille des toxicomanes à la dérive.
La cocaïne jouit d'une image positive parmi les toxicomanes. Pas le
crack. La première est associée au luxe, aux performances sexuelles, à
la réussite sociale. Le second, cocaïne classique mélangée à du
bicarbonate de soude ou de l'ammoniaque, à la marginalité et à la
violence. Pourtant, le crack se diffuse dans les boîtes de nuit et les
raves parties, à en croire le rapport Trend (Tendances récentes et
nouvelles drogues), présenté le 23 juillet par l'Observatoire français
des drogues et des toxicomanies. Selon les informations recueillies par
150 observateurs de terrain, les dealers feraient en effet passer le
crack pour de la simple "cocaïne à fumer" : une substitution sémantique
qui leur permettrait de séduire de nouveaux clients. Dans le même temps,
"l'usage récréatif de crack se développe", estime Michel Hautefeuille,
médecin-chef à Marmottan, centre de soins spécialisé pour toxicomanes.
"Le crack apparaît de plus en plus souvent comme un produit secondaire,
que les toxicomanes ne consomment pas au quotidien mais achètent en plus
de leur drogue habituelle, quand ils veulent vraiment 'faire la fête'".
Arrivée en France à la fin des années 1980, cette drogue s'est longtemps
contentée du marché parisien, vivotant parmi une population toxicomane
très marginalisée. Elle fait désormais son apparition en province, où
les usagers, comme dans le milieu festif, paraissent ignorer la nature
du produit qu'ils s'administrent. "On commence aussi à en trouver dans
la banlieue parisienne, en Seine-Saint-Denis ou dans les
Hauts-de-Seine", raconte Gérard Peuch, chef de la brigade des
stupéfiants de Paris. "Nous n'avons toutefois pas connu l'explosion tant
redoutée au début des années 1990, alors que le crack faisait des
ravages aux Etats-Unis", précise Frédéric Veaux, directeur de l'Office
central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (Ocrtis).
Le trafic est ainsi resté quasiment stable ces toutes dernières années :
en 2000, 22 kg de crack ont été saisis (contre 10 kg en 1994 et 90
grammes en 1990), 700 usagers et 360 trafiquants ont été interpellés.

"PRESSION POLICIÈRE"

Mais, depuis quelques mois, la géographie du trafic, localisé pour
l'essentiel dans le Nord-Est parisien, évolue.


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Dans une lettre adressée le 12 juin au préfet de police de Paris, le
maire du 19e arrondissement, Roger Madec (PS), dénonce "l'aggravation
préoccupante de l'insécurité dans le secteur des rues Aubervilliers,
Tanger et alentour, où, dans un environnement d'habitat vétuste, un
trafic de drogue s'est développé". Le mot n'est pas prononcé, mais c'est
bien de crack qu'il s'agit. Roger Madec, alerté par les riverains, dit
"craindre le pire dans les semaines qui viennent" et demande au préfet
Jean-Paul Proust "de bien vouloir mobiliser les moyens nécessaires". De
fait, depuis quelques mois, les dealers de crack abandonnent le 18e
arrondissement, les quartiers africains de la Goutte-d'Or et de
Château-Rouge, pour retourner aux abords du métro Stalingrad, dans le
19e arrondissement. Ils en avaient été chassés au milieu des années
1990, à la suite d'opérations de nettoyage menées par les forces de
l'ordre. "C'est que la pression policière est désormais très forte dans
le 18e", souligne Gérard Peuch. Quand Daniel Vaillant, longtemps maire
(PS) de l'arrondissement, fut nommé ministre de l'intérieur, en
septembre 2000, des cars de CRS se sont installés dans le quartier. Et
les dealers se sont peu à peu éclipsés. "C'est le phénomène des vases
communicants", analyse Gérard Peuch. "Les toxicomanes sont simplement
repoussés un peu plus loin, sans qu'il y ait un début de règlement du
problème."

Depuis le début des années 1990, le développement des structures dites
de "bas seuil", à dominante sociale et n'imposant pas le sevrage comme
préalable à l'hébergement, a permis d'accueillir les usagers de crack,
souvent très marginalisés. Mais Bernard Kouchner, ministre délégué à la
santé, a estimé en juin, lors des vingt-deuxièmes journées de
l'Association des intervenants en toxicomanie, que les consommateurs de
crack, comme ceux des nouvelles drogues de synthèse, n'étaient toujours
pas suffisamment pris en charge. L'ouverture d'une nouvelle structure
"bas seuil", au cur de Paris, est envisagée par la Ddass (direction
départementale des affaires sanitaires et sociales) ; des recherches
sont même entreprises pour dénicher un endroit adapté. Le dialogue que
la Ddass veut instaurer avec les riverains avant l'ouverture du lieu
s'annonce toutefois délicat.

M. M.

 

Le crack touche moins de 1 % de la population toxicomane

 

Introduit en France en 1986 par des trafiquants antillais, le crack est
longtemps resté la drogue de cette communauté. Depuis, le profil des
consommateurs a évolué : selon l'Ocrtis (Office central de répression du
trafic illicite de stupéfiants), le nombre d'étrangers n'a cessé de
diminuer pour atteindre 15 %. Parmi les quelque 700 usagers interpellés
en 2000, 84 % étaient des hommes, âgés de 32 ans en moyenne. Les adeptes
de crack sont de plus en plus vieux. "ce qui ne veut malheureusement pas
dire qu'il n'y a pas de renouvellement, mais que de plus en plus de gens
entament un parcours de toxicomanes après 30 ans" , estime Michel
Hautefeuille, médecin-chef à Marmottan, centre spécialisé pour
toxicomanes. Dans le 18e arrondissement de Paris, les associations
d'aide aux toxicomanes soulignent la précarité dont sont victimes les
usagers de crack. Sans ressource, sans couverture maladie, sans toit, la
plupart plongent dans la délinquance et passent plusieurs années en
prison. En 2000, ils ne représentaient toutefois qu'un peu moins de 1 %
de la population toxicomane.