A Zurich,
Dignitas organise le suicide assisté
La
chambre du dernier voyage
Depuis sa
création en 1998, l'association a aidé activement 130 personnes à mettre fin à
leurs souffrances. Parmi elles, beaucoup d'étrangers, la Suisse étant le seul
pays au monde à ne pas réprimer le suicide assisté. Mais ce «tourisme de la
mort» commence à faire débat.
Par Pierre HAZAN
mercredi 16 octobre 2002
«Un médecin prescrit une ordonnance, mais c'est la personne
qui veut se suicider et, elle seule, qui met fin à ses jours.» Minelli
Chaque semaine ou presque, dans cet appartement situé au centre de
Zurich, Erika Luley, infirmière de profession, aide une personne à mettre fin à
ses jours. Elle discute avec l'homme ou la femme qui s'apprête à mourir,
s'assure de sa détermination à entreprendre cet ultime voyage, soutient les
proches lorsqu'ils sont présents, puis prépare le mélange mortel à base de
penthiobarbital de sodium dilué dans de l'eau qu'elle n'administre jamais
elle-même. «La personne prendra le verre et avalera la potion. Deux à cinq
minutes plus tard, elle perdra connaissance. De vingt minutes à une heure plus
tard, elle décédera. Je prendrai son pouls et vérifierai qu'il s'est bien
arrêté de battre. Je donnerai ensuite un coup de fil à mon patron, Ludwig Minelli,
qui veut toujours savoir l'heure exacte de la mort. J'appellerai enfin la
police.» Comme d'habitude, gendarmes, procureur et médecin légiste
viendront constater un nouveau décès au 4e étage de l'immeuble. Ils ouvriront
une fois encore une enquête qui se conclura par un non-lieu.
«J'aide les gens à mourir par devoir»
De son côté, «vidée», Erika Luley ira boire un bon
verre de vin rouge et «jouira de la vie» avec quelques amis après
cette épreuve. «Depuis plus de vingt ans, je travaille avec des cancéreux en
phase terminale. Je sais leur douleur. Lorsqu'ils estiment que la vie ne vaut
plus la peine d'être vécue, qu'ils ont tout tenté pendant des années et qu'il
n'y a nul remède qui les soulage, alors je les accompagne pour mourir. Mais ce
n'est pas facile. Chaque jour, dans le miroir, je veux voir quelqu'un qui a la
conscience nette. J'aide les gens à mourir par devoir. D'ailleurs, je ne touche
pas un seul centime pour mes interventions à l'association.»
La Suisse, où l'euthanasie est interdite, est le seul pays au
monde à ne pas réprimer l'assistance au suicide pour des hommes et des femmes
qui ont choisi de mettre un terme à leurs souffrances. Dignitas pour laquelle
travaille Erika Luley est l'unique association à proposer son assistance au
suicide à des étrangers. Suscitant des appels venus des quatre coins de la
planète de gens atteints de maladie incurable. Les «clients» potentiels doivent
fournir des documents médicaux et se soumettre à un diagnostic d'un des sept
médecins qui collaborent avec Dignitas. Au terme de l'entretien, le médecin
délivre ou non l'ordonnance pour la potion mortelle. Entre leur arrivée à
Zurich et leur dernier voyage, tout peut se réduire à une douzaine d'heures.
Plus souvent, les clients s'accordent un temps de réflexion pour les uns, de
préparation pour les autres. Des centaines d'hommes et de femmes vivent ainsi
avec «le feu vert définitif» obtenu grâce à Dignitas. «Beaucoup
de gens, explique Ludwig Minelli son patron, veulent avoir une sortie
de secours, si la souffrance devient un jour trop intolérable.» C'est en mai
1998, qu'il a fondé Dignitas, dont la devise est «vivre dignement, mourir
dignement». «Depuis que l'association existe, j'ai rempli huit classeurs.
Cent trente personnes sont mortes avec notre aide et autant, qui avaient obtenu
de nos médecins une prescription pour se suicider, ont préféré mourir de mort
naturelle. Elles étaient rassurées de savoir qu'elles peuvent quitter ce monde
quand elles le décideront.»
Environ 2 000 inscrits
Cet avocat de 70 ans reçoit dans sa maison en pleine campagne
zurichoise, à Scheuren, qui fait aussi office de lieu de travail. Le téléphone
n'arrête pas de sonner. Ludwig Minelli est un homme très sollicité. Le nombre
de membres - s'acquittant d'une cotisation de 17 euros et candidats potentiels
au suicide - explose : «650 en 2000, un millier en 2001 et le double en
2002. Une majorité d'étrangers, surtout des Allemands, des Néerlandais, des
Britanniques, mais aussi des Français, des Italiens. Le plus vieux a 95 ans, le
plus jeune 20 ans.» Les autorités zurichoises sont embarrassées par ce «tourisme de
la mort». La réputation de cette ville prospère et ordonnée avait déjà été
ternie au milieu des années 90 quand la tolérance vis-à-vis des toxicomanes
l'avait transformée en hypermarché de la drogue. Et voilà maintenant que des
gens accourent pour y mourir. «Comparaison absurde, rétorque
Minelli, notre action est strictement légale et notre objectif est d'aider
les gens.» Le procureur Andreas Brunner est pour le moins sceptique. Il
estime que Dignitas a trouvé une brèche dans «une zone grise» entre le
suicide et l'euthanasie active punissable en Suisse et qu'il vaudrait mieux
réglementer les activités de Ludwig Minelli. «Les frontières sont très
claires, s'insurge ce dernier. Nous ne tuons personne. Un médecin
prescrit une ordonnance, une accompagnatrice soutient la démarche, mais c'est
la personne qui veut se suicider et, elle seule, qui met fin à ses jours»,
affirme-t-il. Le monde politique est divisé. Un projet de loi visant à
interdire le suicide assisté a été rejeté, mais deux motions parlementaires
viennent d'être déposées il y a quelques jours afin de mieux réglementer
l'activité des associations d'aide au suicide. Pour l'un de ses auteurs, le
député de droite Alexandre Baumann, l'assistance au suicide vire dangereusement
au meurtre sur demande de la victime.
«La société baigne dans l'hypocrisie», s'enflamme
Ludwig Minelli qui avant de créer Dignitas, travaillait pour Exit une
association qui milite en faveur du suicide assisté pour les Suisses et qui n'a
pas suscité un débat de cette ampleur. «Exit ne donnait
qu'exceptionnellement assistance aux étrangers, je trouvais au contraire qu'il
fallait le faire. Les Suisses peuvent choisir le moment de leur mort chez eux ;
je voulais contribuer à faire évoluer les mentalités à l'étranger. C'est pour
cela que j'ai loué l'appartement de Zurich. Il est soigné, il y a trois
peintures originales au mur. Je veux que les gens partent dans un bon
environnement.» La loi suisse tolère le suicide assisté lorsqu'il n'est pas
motivé par un intérêt financier. Pour l'heure, l'argent des cotisations et dons
sert, assure Minelli, à couvrir les coûts administratifs et de fonctionnement
de l'association. Les membres de Dignitas signent aussi un testament qui affirme
leur volonté de mettre fin à leur existence. «Imaginez, dit
l'infirmière Erika Luley, l'effort de ces malades pour venir en Suisse. Ils
sont exténués, mais trouvent les ressources nécessaires. Je me souviens il y a
quinze jours d'un cancéreux dont le visage avait été ravagé. Il est venu en
train depuis le nord de l'Allemagne en se masquant la figure, perclus de
douleur.»
Erika Luley laisserait volontiers sa place mais, dit-elle, «nous
ne sommes qu'une poignée à faire l'accompagnement et nous avons tous par
ailleurs un travail. Il y a par exemple, un ex-économiste devenu étudiant en
théologie». Dignitas plaide pour la présence de la famille : «C'est bien
quand les enfants et les proches font le déplacement, car la personne est bien
entourée. Il y a des moments importants qu'on ne peut pas remplacer si on ne
les a pas vécus. La plupart des gens viennent accompagnés, certains
malheureusement pas.»
La question des malades mentaux
Dans le bureau de Ludwig Minelli, le téléphone sonne toujours :
des appels pour recevoir de la documentation, une brève discussion avec un
membre de son conseil de fondation pour débattre des risques de poursuite
pénale après l'aide au suicide donnée à deux schizophrènes français d'une
trentaine d'années. «C'était un frère et une soeur. Ils souffraient depuis
toujours. Ils voulaient en finir. Ils sont morts côte à côte»,
explique-t-il. «La question légale est de savoir si un médecin suisse peut
prescrire une ordonnance fatale pour des malades mentaux étrangers ?»,
ajoute-t-il. Il revendique les mêmes droits pour ceux qui souffrent de maladies
mentales. «Les gens, qui ont connu à la fois la souffrance physique et
mentale, disent que la dernière est encore plus terrible. Les malades mentaux
peuvent être totalement sains par moments. Si dans ces moments, ils décident
après avoir tout tenté pendant des années qu'ils ne veulent plus de cette
existence, s'ils viennent avec les documents médicaux qui montrent que toutes
les thérapies ont échoué, alors ils ont aussi le droit d'en finir. En revanche,
je dissuade les dépressifs.» Il raconte qu'il a ainsi détourné
un chômeur de 57 ans qui voulait mettre fin à ses jours à la fin de ses
allocations. L'aide apportée par Dignitas à des malades mentaux a relancé la
polémique autour de l'association et réveillé les craintes de ceux qui
s'inquiètent des risques de dérive : «Il n'y a qu'un pas entre aider à
mourir par pitié et aider à mourir pour des raisons économiques», estime le
député et médecin Jean-Henri Dunant.
Et n'y a-t-il pas chez le fondateur de Dignitas, le fantasme d'une
toute-puissance ? D'être quasi-Dieu, en aidant à supprimer à la vie ? «Non,
déjà enfant, j'ai toujours aimé aider mes prochains», banalise
Ludwig Minelli. Lui-même n'a jamais assisté à un suicide organisé par son
association. «Ce n'est pas nécessaire. Je dis au revoir aux gens au pied de
l'immeuble.».
–––––––––