Locaux d’injection: on ne pactise pas avec la drogue

 

Jean-Philippe Chenaux

Lausanne, le 22 novembre 2004

 

 

 

1.         Absence de toute étude de caractère scientifique

 

Les «expériences suisses» en matière de locaux d’injection (six locaux à Zurich, trois à Bâle, deux à Berne, un à Bienne, un à Genève, plus quelques autres en Suisse alémanique) n’ont aucun caractère scientifique et reposent sur des données fragmentaires, de caractère empirique, recueillies le plus souvent de façon sélective par des organisations ou des intervenants acquis d’avance à l’ouverture de locaux d’injection. Dans toute la littérature disponible, il n’existe aucune étude de caractère scientifique permettant d’affirmer, comme le prétend un document de synthèse publié à Lausanne, que «la santé générale de la plupart des consommateurs fréquentant les locaux d’injection s’améliore ou du moins se détériore de manière moins prononcée».

 

L’ouverture à titre expérimental, et pour une durée d’une année, dès décembre 2001, d’un local d’injection sis derrière la gare de Cornavin, à Genève, a été autorisée à la condition expresse qu’une évaluation soit faite par l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive de Lausanne. Les résultats de cette évaluation ont été publiés en avril 2003 sous le titre « Evaluation de Quai 9 "espace d’accueil et d’injection" à Genève, période 12/2001-12/2002 ». Ils ne correspondent que partiellement à la réalité. Par exemple, ils n’incluent pas les statistiques des décès par surdose dans l’ensemble de la ville et du canton de Genève en 2001 et 2002 (cf. infra) ni les faits observés dans un quartier transformé en terrain de chasse pour les dealers et où, selon une pétition des riverains, «il y a des seringues partout». Dans les « Conclusions et recommandations » (pp. 45-46) du rapport d’évaluation, on lit que « l’augmentation des problèmes liés à la drogue dans le quartier à la fin de l’été [2002] ne sont pas attribuables à Quai 9 », sans qu’il soit précisé à quoi ces problèmes doivent être attribués. Ces problèmes ont d’ailleurs perduré au-delà de l’été 2002 et l’on assiste actuellement à une épidémie de cocaïne de grande ampleur qui touche l’ensemble de la Ville de Genève.

 

 

2.         Le nombre de décès par surdoses augmente à Genève et diminue dans le canton de Vaud

 

Il est abusif d’attribuer la diminution du nombre de décès par surdoses soit à la prescription médicale d’héroïne, soit à la mise à disposition de locaux d’injection, voire à la combinaison de ces deux mesures d’«aide à la survie» ou de «réduction des risques».

 

Le canton de Vaud, qui ne possède ni local d’injection pour la consommation de drogues illégales, ni «narco-clinique» pour la consommation d’héroïne «légale», a vu le nombre des surdoses mortelles passer de 21 en 1998 à 13 en 2001 et à 10 en 2002. Dans le même temps, le canton de Genève, qui dispose d’un programme de prescription médicalisée d’héroïne depuis 1995 et qui a ouvert un premier «shootoir» fin 2001, a vu le nombre de ces surdoses fatales passer de 8 en 1998 et 6 en 1999 à 17 en 2001 et à… 23 en 2002 ! (Statistiques communiquées par l’Office fédéral de la police, à Berne, les chiffres de 2003 n’étant pas encore disponibles à mi-novembre 2004).

 

Selon le rapport d’évaluation du local d’injection genevois, « Quai 9 n’a connu aucune overdose mortelle et 29 situations ont nécessité un appel au 144 entre avril et décembre 2002 » (p. 28). On aimerait savoir pourquoi aucune « situation problématique » nécessitant un appel au 144 n’est signalée pour la période de décembre 2001, date de l’ouverture du « shootoir », à mars 2002, et pourquoi le nombre de surdoses a continué à progresser à Genève en 2002.

 

 

3.         Une fausse réponse au vrai problème des seringues abandonnées

 

Dans le canton de Vaud, qui ne possède ni local d’injection, ni programme de prescription d’héroïne, comme déjà indiqué, 92 % des seringues usagées sont restituées grâce au concept cantonal en matière de matériel stérile introduit en 2001.

 

A Genève, ce taux ne dépasse toujours pas 80%. Le rapport d’évaluation de Quai 9 signale en effet (p. 28) que « le nombre de seringues distribuées par le GSQ a fortement augmenté avec l’ouverture de Quai 9 » […] et que « le taux de retour de seringues au GSQ reste globalement stable (environ 80% dans les deux structures) » […].

 

L’ouverture de Quai 9 n’a rien résolu, bien au contraire. « Il y a des seringues partout », témoignaient des habitants du Quartier des Grottes lors d’une réunion qui s’est tenue le 5 février 2003 à l’aula de l’Ecole des Grottes. Une enseignante s’est même plainte à cette occasion de voir une mini-scène ouverte de la drogue se constituer sous les fenêtres de son école.

 

Dans ce contexte, on sait que le toxicomane ne planifie pas ses injections. Il se pique quand il en a envie ou plutôt quand il en ressent le besoin (jusqu’à vingt ou trente fois par jour dans le cas du cocaïnomane). Le nombre de seringues abandonnées ne va donc pas diminuer, à moins d’installer des locaux d’injection tous les 200 mètres. Seuls une politique cohérente de réduction de l’offre et de la demande de stupéfiants et le refus du slogan «il faut vivre avec la drogue» peuvent contribuer à résoudre ce grave problème des seringues abandonnées.

 

 

4.         Un faux signal à l’adresse des toxicomanes

 

Des professionnels des thérapies axées sur l’abstinence estiment que l’installation confortable des toxicomanes dans leur dépendance leur enlève toute motivation pour entreprendre une cure. On leur dit en quelque sorte: «Je te donne ce qu’il faut, mais fiche-moi la paix!». La société n’a pas à adresser un tel message aux toxicomanes: «Ces locaux ne font qu’installer les toxicomanes dans leur dépendance. Contrairement à ce que certains prétendent, je ne crois pas qu’en donnant aux gens ce dont ils ont envie, on fera naître en eux une envie de changer ; on ne fait au contraire que stigmatiser des habitudes qui deviennent rapidement sans issue » (Pierre Rey, 24 heures, 26.5.2000).

 

L’ancien directeur de la Fondation du Levant rejoint ici l’épidémiologiste suédois Nils Bejerot et son élève Jonas Hartelius, qui observent: «Le facteur décisif pour le succès d’une politique de la drogue, c’est l’élimination des possibilités, pour le toxicomane, de poursuivre sa consommation à moindres frais ou sans conséquences du tout.» (Narkotikamissbrukarens avgörande roll (Le rôle décisif de la toxicomanie), in J. Hartelius (ed), Rent Hus med market?, Stockholm, Askelin & Hägglund, 1988, p. 38).

 

 

5.         Une légalisation des stupéfiants

 

Résolument opposé à l’ouverture de «shootoirs», l’ECAD (European Cities Against Drugs) relève que «si et lorsque des autorités décident tacitement ou expressément que la police ne doit pas intervenir contre des atteintes à la loi sur les stupéfiants dans un local d’injection ou à proximité, la légalisation de la consommation de drogues est un fait. Sans un tel accord, aucune consommation de drogues ne serait possible dans le local d’injection. De surcroît, il serait manifestement contradictoire que des services sociaux exploitent un tel local dans le même temps où la surveillance policière conduirait à des arrestations. Dans la pratique, les locaux d’injection sont des espaces où les lois sur les stupéfiants, en vigueur partout ailleurs dans la société, sont nulles et non avenues» (ECAD, 29 novembre 2001).

 

 

6.         Un signal pour les dealers

 

Un tel espace est une zone de non-droit où la consommation de drogues est liée, dans les parages immédiats, au trafic de drogues. Comme toute initiative qui «positive» la consommation de drogues, c’est un signal pour les dealers.

 

 

7.         Une infraction aux traités internationaux

 

Dans son Rapport 1999 publié en février 2000, l’Organe international de contrôle des stupéfiants «considère que toute autorité nationale, régionale ou locale qui autorise l’aménagement et l’utilisation de salles d’injection ou de toute autre installation facilitant l’abus de drogues (quel qu’en soit le mode d’administration) facilite par là même le trafic». Et l’OICS de rappeler aux Etats qu’ils sont tenus de lutter contre le trafic de drogues sous toutes ses formes: «Le fait pour un Etat d’autoriser l’aménagement de salles d’injection pourrait être considéré comme une infraction aux traités internationaux relatifs au contrôle des drogues dans la mesure où l’existence de ces salles risque de faciliter et/ou d’encourager la commission d’infractions pénales, notamment le trafic de drogues. Des traités relatifs au contrôle des drogues ont été conclus il y a plusieurs années précisément dans le but de faire disparaître des lieux tels que les fumeries d’opium, où de la drogue pouvait être consommée en toute impunité» (par. 176).

 

Dans son Rapport 2000 publié en février 2001, l’OICS reste «préoccupé par la pratique, non conforme aux conventions internationales, qui consiste à aménager des locaux qui contribuent à prolonger et à faciliter l’abus des drogues dans des soi-disant bonnes conditions d’hygiène » (par. 504). L’Organe insiste sur ce point: «L’utilisation non médicale des drogues obtenues sans ordonnance sur le marché illicite va à l’encontre du principe fondamental de tous les traités internationaux relatifs au contrôle des drogues, à savoir que les drogues ne devraient être utilisées qu’à des fins médicales et scientifiques» (par. 460).

 

Dans son Rapport 2001 publié en février 2002, l’OICS «tient à dire encore une fois que l’aménagement de locaux où les toxicomanes peuvent, sous le contrôle direct ou indirect des autorités, s’injecter des drogues obtenues par des voies illicites est contraire aux traités internationaux relatifs au contrôle des drogues» (par. 510).

 

Dans son Rapport 2003 publié en février 2004, l’OICS « répète qu’il s’agit là d’une violation des dispositions des conventions internationales relatives au contrôle des drogues » (par. 223), et que, d’un point de vue juridique, « l’existence de ce type de locaux est contraire aux conventions internationales relatives au contrôle des drogues » (par. 224).

 

Selon le même rapport. « le Gouvernement allemand a souligné [à l’issue d’une visite effectuée en Allemagne par une mission de l’OICS] que les salles d’injection de drogue en Allemagne n’enfreignaient pas les dispositions des traités internationaux relatifs au contrôle des drogues car elles étaient soumises à une réglementation stricte et étaient intégrées dans le système général de santé » (par. 560). L’OICS, dans son Rapport 2003 (par. 561), s’élève contre cette interprétation : « […] Il ne semble guère établi que les salles d’injection permettent réellement d’encourager les toxicomanes à suivre un traitement et que leur existence contribue à réduire le nombre de décès liés à la drogue. L’Organe continue d’estimer que, dans la mesure où les drogues achetées sur le marché illicite peuvent y être consommées, les salles d’injection ne sont pas conformes aux traités internationaux relatifs au contrôle des drogues. »

 

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