Rapport

 

Pour un Samu-toxicomanie

 

(avril 2004)

 

 

 

 

 

de

 

Lionel Bonhouvrier

Daniel DalbŽra

Jamal Faouzi

Franois Nicolas

Christian Poitou

 

Paris 10”-18”-19”

(ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)

 

 

84, rue de lÕAqueduc (75010)

TŽl. : 06 76 58 18 27

Fax : 01 46 07 27 58

Stalingrad@noos.fr

www.entretemps.asso. fr/Stalingrad


 

 

 

 

 

Pour tous renseignements

 

 

 

 

 

 

Lionel Bonhouvrier

42 ans, franais, enseignant

9, rue dÕAubervilliers (18”) — 01 40 36 19 68

lionel.bonhouvrier@ac-versailles.fr

 

 

Jamal Faouzi

44 ans, marocain, cadre commercial, 3 enfants

265, rue du Fg-St-Martin (10”) — 01 40 35 16 41

faouzi. jamal@wanadoo.fr

 

 

Daniel DalbŽra

61 ans, franais, formateur prŽretraitŽ, 2 (+3) enfants

                                   20, allŽe des orgues de Flandre (19”) — 01 40 34 74 29

daniel.dalbera@noos.fr

 

 

Franois Nicolas (secrŽtaire)

56 ans, franais, compositeur, 5 (+3) enfants

265, rue du Fg-St-Martin (10”) — 01 44 65 01 40

fnicolas@ircam.fr / fnicolas@ens.fr

 

 

Christian Poitou,

51 ans, franais, informaticien, 2 enfants

                                   2 bis, rue du DŽpartement (19”) — 01 42 05 56 39

christian.poitou@noos.fr

 

 

 

ex-Collectif anti-crack

84, rue de lÕAqueduc (10”) — 06 76 58 18 27

Fax : 01 46 07 27 58

Stalingrad@noos.fr

www.entretemps.asso.fr/Stalingrad

 


 

Pour un Samu-toxicomanie

 

 

 

Notre expŽrience dÕhabitants dÕun quartier parisien dont la vie est rŽgulirement intoxiquŽe par le trafic du crack nous amne ˆ faire la proposition suivante : crŽer un samu-toxicomanie qui aille dans la rue ˆ la rencontre des toxicomanes en leur offrant la possibilitŽ de sՎloigner quelques jours de la scne de la drogue.

De petites Žquipes de rue iraient proposer aux toxicomanes dÕaller dormir deux ou trois nuits ˆ lՎcart du trafic, dans des lieux prŽvus ˆ cet effet qui leur permettraient de se reposer, de se reconstituer physiquement et dÕy rencontrer un personnel lÕencourageant ˆ sÕengager dans cette longue aventure quÕest une sortie de la drogue.

De telles possibilitŽs pour le moment nÕexistent pas.

„ Il existe des lieux o les toxicomanes peuvent venir dormir gratuitement mais ces lieux (Sleeping) sont ˆ proximitŽ immŽdiate des scnes de la drogue. Si cette proximitŽ facilite lÕaccs ˆ ces lieux de repos, elle facilite tout autant la reprise de la consommation de drogues ˆ la sortie de la nuit ds les forces reconstituŽes.

„ Il existe des Žquipes allant dans la rue ˆ la rencontre des toxicomanes mais ces Žquipes sont au service de la politique de rŽduction des risques cÕest-ˆ-dire quÕelles conseillent aux toxicomanes de se droguer propre (en particulier en changeant rŽgulirement leurs seringues) mais ne les incitent gure ˆ se retirer du traficÉ

Bref, nul ne va ˆ la rencontre des toxicomanes pour les encourager ˆ cesser leur auto-empoisonnement, ˆ sortir de leur servitude volontaire.

Un samu-toxicomanie nous semble pouvoir rŽpondre ˆ ce manque criant.

 

DÕo nous vient cette idŽe ?

DÕune sŽrie de rŽflexions et dÕenqutes qui dure dŽsormais depuis prs de trois ans.

Nous nous sommes en effet constituŽs en Collectif anti-crack en septembre 2001 pour rŽpondre ˆ la situation dŽgradŽe de notre quartier.

Le dŽtail de notre histoire se trouve disponible de diffŽrentes manires :

En deux mots, nous avons dž dÕabord organiser une sŽrie de manifestations locales pour obtenir que la scne ouverte du crack soit dispersŽe par la police. Nous avons ensuite ŽtŽ ˆ la rencontre des toxicomanes pour mieux comprendre dÕo procŽdait la dŽgradation connue par notre quartier. Nous avons alors dŽcouvert quÕau principe de ce rel‰chement du combat collectif contre la drogue se trouvait la politique de rŽduction des risques qui nous est apparue comme une dŽmission collective dans la lutte contre la toxicomanie au prŽtexte de concentrer toutes les forces contre le sida. Convaincus que notre pays pouvait et devait mener la lutte sur deux fronts ˆ la fois, nous avons travaillŽ ˆ dŽgager la possibilitŽ dÕune politique de soins qui ne sÕaligne ni sur la politique strictement rŽpressive des ƒtats-Unis, ni sur la politique de rŽduction des risques de la Suisse et des Pays-Bas.

Le tableau prŽsentŽ ˆ la suite de ce texte rŽsume notre propos.

 

CÕest dans ce cadre gŽnŽral quÕil nous a semblŽ pertinent de proposer la crŽation dÕun samu-toxicomanie.

Il est clair quÕune telle initiative ne peut venir que des pouvoirs publics mme si sa rŽalisation ne saurait sans doute se passer de telle ou telle structure associative.

Nous sommes un groupe de cinq habitants du quartier, la plupart pres de famille, tous engagŽs dans des activitŽs professionnelles diverses. Nous ne sommes donc pas candidats ˆ organiser un tel samu-toxicomanie et notre proposition est ainsi entirement dŽsintŽressŽe : il sÕagit que notre pays se donne les moyens de combattre la drogue en allant ˆ la rencontre des toxicomanes les plus ŽgarŽs pour les encourager ˆ sÕen sortir.

Il est clair quÕun toxicomane ne peut sÕen sortir que sÕil le veut bien et que, mme dans ce cas, le chemin pour lui sera long et semŽ dÕembžches. Raison de plus pour lui de sÕy mettre au plus vite ; raison de plus pour nous de lui fournir au plus t™t des occasions ˆ saisir pour sÕy engager. CÕest ˆ ce titre quÕun Samu-toxicomanie nous semble nŽcessaire.

 

Pratiquement, une telle initiative pourrait commencer dՐtre testŽe, ˆ Paris par exemple, par une petite Žquipe mobile de trois personnes, circulant de prŽfŽrence ˆ la nuit tombŽe, ˆ condition que cette Žquipe soit en contact Žtroit avec des structures dÕaccueil situŽes ˆ distance du trafic.

Il serait bien sžr de la plus haute importance que le personnel dÕun tel samu-toxicomanie (Žquipes de rue comme structures dÕaccueil) soit fermement convaincu de la nŽcessitŽ dÕaider les toxicomanes ˆ sortir de leur dŽpendance et ne soit pas, comme le personnel des structures dites Ē ˆ bas seuil Č, ˆ conseiller au toxicomane de se shooter propre, ou ˆ simplement substituer une drogue Ē mŽdicalisŽe Č ˆ une drogue illŽgale — Freud Žcrivait dŽjˆ en 1887 [1] : Ē La coca•nomanie prend la place de la morphinomanie — voici les tristes rŽsultats quÕon a obtenus en voulant faire sortir le diable ˆ lÕaide de BelzŽbuth. Č

 

Nous avons voulu tester cette proposition de samu-toxicomanie directement auprs des toxicomanes. Pour cela, nous avons ŽtŽ ˆ leur rencontre lors de six soirŽes (dÕoctobre 2003 ˆ mars 2004) pour leur prŽsenter notre projet et recueillir leur avis. Vous trouverez ci-suit le compte rendu dŽtaillŽ de nos Žchanges et les propos recueillis auprs de 45 toxicomanes. Il en ressort clairement la pertinence et lÕurgence dÕune telle proposition : chacun pourra sÕen assurer en lisant les avis formulŽs ces soirs dÕhiver dans les rues du XVIII” arrondissement.

 

 

Nous nous tenons bien sžr ˆ la disposition de tout responsable pour discuter de cette proposition et de ses conditions concrtes de mise en pratique.

 

 

L. Bonhouvrier, D. DalbŽra, J. Faouzi, F. Nicolas et C. Poitou

 


Trois politiques publiques [2] et une action collective [3]

 

 

 

 

Politique publique rŽpressive

Politique publique de rŽduction des risques [4]

Politique publique de soins

RŽsistance collective face au nihilisme de la drogue

 

 

Pays Ē emblŽmatique Č

ƒtats-Unis

Suisse

?

 

Le toxicomane y est

un dŽlinquant

une victime

un malade

un nihiliste

Le corps du toxicomane y est un

corps indisciplinŽ ˆ enfermer

corps agressŽ ˆ protŽger

corps souffrant ˆ guŽrir

corps dŽsorientŽ ˆ mobiliser

Le vis-ˆ-vis du toxicomane y est

le policier & le juge

le travailleur social

le mŽdecin

le militant [5]

Formule

Comme il nÕy a pas de drogues sans dŽg‰ts, limitons les drogues !

Comme il nÕy a pas de sociŽtŽ sans drogues, limitons les dŽg‰ts des drogues !

Limitons les drogues et leurs dŽg‰ts !

On peut vouloir quelque chose ! On doit rŽsister !

Pas de sociŽtŽ sans lutte contre la drogue !

Trois dimensions des politiques publiques

RŽpression

de lÕoffre & de la demande

[ LŽgalisation tendancielle]

de lÕoffre

[ Le militant nÕen est pas acteur] [6]

Soins

primaires

Non [7]

Non (cf. dŽsintŽrt ou refus)

Oui : dŽsintoxication

secondaires [8]

Oui [9]

Oui : fin (stratŽgique) en soi

Oui : moyens (tactiques)

PrŽvention

Compatible

essentiellement secondaire et tertiaire [10]

primaire Žgalement

 

 

Collective !

Samu-toxicomanie

 

 

VolontŽ

politique ?

Non (gestion sŽcuritaire)

Non (pragmatisme Ē citoyen Č)

Oui (choix public)

Oui (pensŽe Žmancipatrice collective)

du toxicomane ?

Oui

Non (survie)

Non (cf. Ē maladie ČÉ)

Oui

 


 

Revue de presse

 


2001

į          Le Parisien (9 septembre 2001)

į          Le Parisien (10 septembre 2001)

į          Le Journal du Dimanche (16 septembre 2001)

į          Le Parisien (18 septembre 2001)

į          LibŽration (19 septembre 2001)

į          Le Figaro (19 septembre 2001)

į          Le Parisien (19 septembre 2001)

į          Le Parisien (22 septembre 2001)

į          Le Figaro (25 septembre 2001)

į          Le Parisien (26 septembre 2001)

į          LibŽration (3 octobre 2001)

į          Le Parisien (3 octobre 2001)

į          Le Figaro (4 octobre 2001)

į          France-Soir (10 octobre 2001)

į          Le Figaro (10 octobre 2001)

į          Zurban (17 octobre 2001)

į          Le Nouvel Observateur (2 novembre 2001)

į          Le Parisien (9 novembre 2001)

į          France-Soir (12 novembre 2001)

į          Le Journal du Dimanche (2 dŽcembre 2001)

į          Le Figaro (4 dŽcembre 2001)

į          Le Parisien (8 dŽcembre 2001)

į          Le Figaro (8 dŽcembre 2001)

į          Le Parisien (9 dŽcembre 2001)

į          LibŽration (10 dŽcembre 2001)

į          Le Figaro (10 dŽcembre 2001)

į          La Croix (26 dŽcembre 2001)

į          Le Figaro (27 dŽcembre 2001)

 

2002

į          Le Parisien (20 fŽvrier 2002)

į          France Soir (1” mars 2002)

į          Le Parisien (11 mars 2002)

į          La Croix (13 mars 2002)

į          Le Figaro (14 mars 2002)

į          LibŽration (14 mars 2002)

į          Le Parisien (14 mars 2002)

į          France Soir (14 mars 2002)

į          LÕHumanitŽ (19 mars 2002)

į          Le Parisien (19 mars 2002)

į          Zurban (27 mars 2002)

į          Le Parisien (16 avril 2002)

į          Le Parisien (18 avril 2002)

į          Le Figaro (25 avril 2002)

į          Elle (29 avril 2002)

į          Le Parisien (1” juin 2002)

į          Le Parisien (5 juin 2002)

į          Le Nouvel Observateur (6 juin 2002)

į          La Vie (6-12 juin 2002)

į          Le Monde (8 juin 2002)

į          Le Figaro (14 juin 2002)

į          Le Parisien (14 juin 2002)

į          Le Figaro (25 juin 2002)

į          SŽlection du ReaderÕs Digest (juillet 2002)

į          LibŽration (27-28 juillet 2002)

į          Le Parisien (5 aožt 2002)

į          La Croix (12 aožt 2002)

į          20 minutes (4 septembre 2002)

į          20 minutes (17 septembre 2002)

į          AFP (20 septembre 2002)

į          Le Parisien (21 septembre 2002)

į          France-Soir (21 septembre 2002)

į          MŽtro (23 septembre 2002)

į          Femme (octobre 2002)

į          Maxi (23 au 29 dŽcembre 2002)

į          Le Parisien (27 dŽcembre 2002)

 

2003

į          Le Parisien (1” juillet 2003)

į          Zurban (1” octobre 2003)

į          Zurban (1” octobre 2003)

į          Le Parisien (29 septembre 2003)

į          Le Parisien (7 octobre 2003)

į          Le Parisien (8 octobre 2003)

į          Le Parisien (17 octobre 2003)

į          Zurban (31 dŽcembre 2003)

 

2004

į          Le Parisien (6 janvier 2004)

į          Le Parisien (7 avril 2004)


 

 

 

Extraits

 

 

Tribunes libres :

 

–––––––


 

 

ANNEXES

 

Les six soirŽes dÕenqute auprs des toxicomanes

 

 

 

Statistiques de nos rencontres

 

Premier tract (octobre 2003) :

Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ?

Questionnaire : Ė quelles conditions un toxicomane peut-il en venir ˆ sՎmanciper du crack en voulant autre chose que la drogue ?

 

Compte rendu de la premire soirŽe (mardi 8 octobre 2003)

Compte rendu de la deuxime soirŽe (mardi 6 novembre 2003)

Compte rendu de la troisime soirŽe (mardi 2 dŽcembre 2003)

 

Second tract (janvier 2004) :

Quatre vĻux pour la nouvelle annŽe 2004

 

Compte rendu de la quatrime soirŽe (mardi 6 janvier 2004)

Compte rendu de la cinquime soirŽe (5 fŽvrier 2004)

Compte rendu de la sixime soirŽe (2 mars 2004)

 


 

 

Statistiques

 

 

 

 

Nombre dÕentretiens

45 toxicomanes rencontrŽs en 6 soirŽes (9+10+7+2+9+8) dont un seul alcoolique

 

Sexe

Sur les 45 personnes : 44 hommes et une seule femme

 

åge moyen

34 ans (Žcarts : 24 ˆ 43)

 

åge moyen dÕentrŽe dans les drogues dures

20 ans (Žcarts : 15 ˆ 25)

 

DŽtail


 

 

åge

åge dÕentrŽe dans

les drogues dures

AndrŽ

38

18

Jean-Philippe

40

17

Abdoulaye

35

17

Denis

31

 

Hamid

37

 

Louis

43

 

Ahmed

30

 

Karim

36

 

Guy

36

17

Henri

39

 

Bernard

30

25

Lucien

32

18

Eloi

30

 

Kamel

24

 

Douala

31

25

Hafid

37

 

Mahmoud

26

 

Jacques

35

 

Jean-Franois

30

 

Hacne

29

 

Franois

32

 

Salem

42

24

 

SŽverine (femme)

32

20

 


 

 

åge

åge dÕentrŽe dans

les drogues dures

Karim

41

20

Nestor

28

 

Benhamid

38

 

Gilles

35

 

Pascal

41

 

Hamed

39

22

Sa•d

34

 

Alfredo

30

 

Karim

38

 

Raymond

39

 

Sarama

40

 

Abdel

41

 

Sadek

30

 

Louis

34

18

Cyril

32

20

Michel (alcool)

25

 

Ahmed

30

 

Aziz

41

 

Amir

28

 

Mustapha

30

 

Dix

30

25

Pierre

40

15

 


 

 

TRACT (octobre 2003)

 

 

Recto

 

Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ?

 

 

Nous sommes un groupe dÕhabitants du quartier Stalingrad (10”-18”-19”) qui venons discuter avec vous de la manire de sortir de la drogue et particulirement du crack.

 

Nous sommes des gens soucieux ˆ la fois de lÕendroit o nous vivons et de lÕavenir gŽnŽral de ce pays, la France.

Notre travail ici dans la rue le soir est gratuit. Nous le faisons car nous sommes convaincus que la lutte contre la drogue est lÕaffaire de tous, pas seulement des pouvoirs publics.

Notre projet est de rŽflŽchir sur la politique ˆ mener contre la drogue et surtout contre le crack.

 

Nous avons dirigŽ la mobilisation du quartier Stalingrad contre le crack de septembre 2001 ˆ juin 2002 dans le cadre du Collectif anti-crack. Notre expŽrience nous a montrŽ que les dommages du trafic de drogue ne sÕarrtaient pas aux limites de nos rues et quÕil fallait aujourdÕhui en France mettre en place une vŽritable politique contre la drogue, la politique de rŽduction des risques pratiquŽe en France depuis 1995 nՎtant quÕune manire dÕabandonner le combat contre la drogue au nom de la seule lutte contre le sida. Pour notre part, nous pensons au contraire quÕil faut se battre ˆ la fois sur deux fronts, non un seul : contre le sida et contre la drogue.

 

Il nous semble possible dÕengager aujourdÕhui en France une politique qui refuse ˆ la fois la politique amŽricaine dÕemprisonnement des droguŽs et la politique suisse de rŽduction des risques en matire de sida. Cette autre politique comporterait deux volets :

„ un volet qui concerne les pouvoirs publics : il constitue une politique publique que nous appelons Ē politique de soins Č : cÕest une politique publique qui ˆ la fois renforcerait la rŽpression du trafic et des dealers, qui prŽviendrait la jeunesse dÕentrer dans la drogue et qui aiderait les toxicomanes ˆ se soigner de la drogue et pas seulement ˆ se protŽger du sida.

„ un volet qui concerne tout le monde : il constitue une politique collective consistant ˆ faire face au nihilisme. Il sÕagit lˆ de soutenir quÕon peut vouloir quelque chose, aujourdÕhui en France, et non pas quÕon est condamnŽ ˆ ne rien vouloir (en se conformant ˆ lՎtat du monde et le gŽrant) ou ˆ vouloir le rien (lÕautodestruction).

Dans ce cadre, nous avons imaginŽ la crŽation dÕun Samu-toxicomanie qui viendrait rŽgulirement sur le terrain proposer aux toxicomanes, en particulier aux Ē crackŽs Č, de prendre du recul par rapport ˆ leur situation en leur offrant quelques nuitŽes ˆ lՎcart des lieux de trafic et de consommation. Cette Ē pause Č pourrait tre lÕoccasion pour chaque toxicomane de rŽexaminer sa situation personnelle et dÕenvisager si le moment nÕest pas venu pour lui de sÕorienter vers la dŽsintoxication.

Ce Samu-toxicomanie serait la premire ligne dÕune politique publique de soins en direction des toxicomanes. Il offrirait une occasion de rompre la rŽpŽtition du shoot et peut-tre ainsi lÕoccasion au toxicomane de commencer une autre route : vers lÕabstinence mais surtout vers dÕautres manires, cette fois positives, dÕintensifier son existence.

 

Nous pensons en effet quÕun toxicomane se caractŽrise par le fait quÕil prŽfre vouloir la drogue plut™t que ne rien vouloir, il prŽfre lÕintensitŽ de la drogue plut™t que de se rŽsigner ˆ lÕordre du monde, cÕest-ˆ-dire de se conformer ˆ son dŽsordre. Il prŽfre vivre intensŽment dans la came plut™t que simplement survivre en ne voulant plus rien. En ce sens le toxicomane nous semble pris dans le nihilisme plut™t quÕil nÕest caractŽrisable comme dŽlinquant, victime ou malade mental.

Peut-on alors vouloir autre chose que lÕautodestruction ? Peut-on intensifier lÕexistence de chacun par autre chose que le shoot et le flash ? Est-il en particulier possible que lՎnergie que le toxicomane dirige contre lui se rŽoriente pour quelque chose ?

 

Nous pensons quÕon peut vouloir quelque chose, aujourdÕhui et ici, quÕon nÕest pas condamnŽ ˆ ne rien vouloir. Nous partageons donc avec vous la conviction quÕil y a lieu de vouloir, quÕon peut exister intensŽment et non pas seulement survivre. Nous voudrions discuter avec vous ˆ quelles conditions il deviendrait possible pour vous de vouloir quelque chose plut™t que rien.

 

DÕo le questionnaire au dos que nous viendrons discuter dans la rue, un soir par mois, le premier mardi du mois.

 

Groupe dÕenqute auprs des crackŽs du Nord de Paris

(ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)

84, rue de lÕAqueduc – 75010.Paris      TŽl. : 06 76 58 18 27

Stalingrad@noos. fr           www. entretemps. asso. fr/Stalingrad

 

 

 

 

Verso

 

Questionnaire : Ė quelles conditions un toxicomane peut-il en venir ˆ sՎmanciper du crack en voulant autre chose que la drogue ?

 

 

I : Vouloir la drogue ?

 

Vouloir le crack ?

Soutenez-vous que vous Ē voulez Č la drogue que vous consommez ?

Concentrez-vous toute votre Žnergie sur cette pratique et sur le mode de vie qui en dŽcoule ?

LÕeffet des drogues doit-il tre pour vous renforcŽ par certaines conditions de consommation ? Mettez-vous pour cela en Ļuvre certaines tactiques particulires : vous shooter dans tel lieu plut™t que dans tel autre, avec dÕautres ou seul, etc. ?

 

Vouloir lÕautodestruction ?

La consommation de drogues est-elle pour vous associŽe ˆ lÕidŽe dÕautodestruction ? Soutenez-vous que vous vous autodŽtruisez en consommant de la drogue ? Faites-vous, de ce point de vue, une diffŽrence entre hŽro•ne, coca•ne et crack ?

Si vous pensez que vous vous autodŽtruisez en consommant telle ou telle drogue, est-ce lˆ pour vous une manire dÕintensifier le shoot ou est-ce plut™t pour vous un dŽfaut inŽvitable ?

 

Vouloir le rien plut™t que ne rien vouloir ?

Consommer de la drogue est-il pour vous une manire de vivre intensŽment en refusant une simple logique de survie, en Žcartant lÕidŽe de gŽrer une vie qui ne saurait rien vouloir ?

Que pensez-vous de lÕapproche soutenant que le toxicomane est moins un dŽlinquant, une victime ou un malade mental quÕun nihiliste ?

 

 

II : Arrter ce vouloir/Vouloir arrter ?

 

SÕarrter ?

Connaissez-vous des Ē crackŽs Č qui ont arrtŽ de se droguer ? Si oui, savez-vous dans quelles conditions ils ont rŽussi ˆ le faire ?

Vous-mme avez-vous dŽjˆ tentŽ dÕarrter la drogue ? Comment cela sÕest-il passŽ ? Quel a ŽtŽ lՎvŽnement dŽclencheur ? Quels moyens avez-vous employŽs ? Combien de temps avez-vous tenu ? QuÕest-ce qui vous a fait ensuite revenir ˆ la drogue ?

 

Ė quelles conditions peut-on vouloir sÕarrter ?

Faut-il pour cela quÕil se passe quelque chose qui interrompe la rŽpŽtition de la consommation et offre lÕoccasion de commencer autre chose ?

į          Une rencontre ?

į          Un sŽjour en prison ?

į          Un accident physique ?

į          Ē Toucher le fond Č ?

 

Les produits de substitution ?

Pensez-vous que mŽthadone et subutex sont des moyens dÕarrter la drogue (pas seulement lÕhŽro•ne) ou pensez-vous plut™t quÕils installent le droguŽ dans une toxicomanie socialement contr™lŽe ?

En prenez-vous vous-mme ? Depuis quand ? Pourquoi ? Quelle Žvaluation personnelle faites-vous de cet usage ?

 

Samu-toxicomanie ?

Un Samu-toxicomanie pourrait-il vous fournir lÕoccasion de prendre du recul et de rŽflŽchir ˆ tout cela ?

Pensez-vous que sՎcarter quelques jours des lieux de trafic et de consommation, rencontrer des gens attentifs ˆ votre situation, pourrait constituer pour vous lÕoccasion dÕentamer autre chose ?

Si un tel Samu-toxicomanie venait ˆ votre rencontre, accepteriez-vous sa proposition dÕaller dormir et vous reposer ˆ lՎcart de ces lieux ?

 

III : Un autre vouloir/Vouloir autre chose ?

 

Par o commencer ?

Si vouloir sortir du crack, cÕest surtout commencer, par quoi selon vous commencer ?

Une fois commencŽ, quelles vous semblent pouvoir tre les Žtapes du chemin vers lÕabstinence ?

Connaissez-vous les Narcotiques Anonymes ? Avez-vous dŽjˆ rencontrŽ un de ses membres ? QuÕen pensez-vous ?

 

Vouloir autre chose ?

Peut-on selon vous vouloir autre chose que la drogue ? Par exemple :

į          Ē Vouloir Č un amour ?

į          Ē Vouloir Č un art : la musique, le thŽ‰tre, la danse, la poŽsie, etc. ?

į          Ē Vouloir Č un artisanat ou un travail manuel : la sculpture sur bois ou la taille de la pierre, la menuiserie et lՎbŽnisterie, etc. ?

į          Ē Vouloir Č une science ou une discipline intellectuelle : les mathŽmatiques, lÕastronomie, la chimie, lÕarchŽologie, la philosophie, etc. ?

į          Ē Vouloir Č une pratique corporelle : un sport, un jeu, une activitŽ dans la nature ?

į          Ē Vouloir Č une pratique collective : un engagement politique, un travail associatif ?

į          Ē Vouloir Č (tre guidŽ par) une spiritualitŽ ?

 

*

 

Avez-vous dŽjˆ rencontrŽ des gens, ou des circonstances particulires, qui pour vous ont indiquŽ une possibilitŽ de vouloir autre chose que la drogue ?

––––––


Premire soirŽe (mardi 8 octobre 2003)

 

 

 

Pour notre premire soirŽe ˆ la rencontre des toxicomanes du nord de Paris, le temps Žtait en notre faveur : pas de pluie, et une tempŽrature clŽmente ; le parcours nocturne des rues du 18” (rue LŽon, rue Myrha, boulevard Barbs) en Žtait rendu moins aride.

 

Cette soirŽe a donnŽ lieu ˆ de trs nombreux Žchanges avec les toxicomanes lesquels se sont avŽrŽs dŽsireux de parler longuement avec nous dans la rue. Beaucoup nous connaissaient dŽjˆ (nous nous prŽsentions avec le tract recto verso : Ē Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? Č/Ē Questionnaire : Ė quelles conditions un toxicomane peut-il en venir ˆ sՎmanciper du crack en voulant autre chose que la drogue ? Č). Ė notre surprise, certains mme nous appelaient par notre prŽnom. LÕhistoire du Collectif anti-crack de Stalingrad est en effet bien connue et, plus encore, apprŽciŽe par les toxicomanes avec qui nous avons parlŽ : ils nous fŽlicitaient pour ce que nous avions fait dans notre quartier en 2002.

 

Sur cette base un peu inattendue, nous avons longuement discutŽ avec une dizaine dÕentre eux, recueillant leurs avis ˆ partir du questionnaire que nous avions prŽparŽ et que nous leur remettions. Il ne sÕagit pas bien sžr dÕun questionnaire dÕopinion, ˆ remplir point par point. Nous restituons donc ici les propos quÕil a ŽtŽ possible de consigner, dans la dynamique de lՎchange tel quÕil sÕest engagŽ ce soir-lˆ. Seuls les prŽnoms ont ŽtŽ modifiŽs.

 

Suite ˆ ces propos recueillis, nous formulerons quelques remarques gŽnŽrales, une sorte de premier bilan de cette soirŽe. Notre objectif gŽnŽral, rappelons-le, est dÕenquter auprs des toxicomanes sur leur rapport au Ē nihilisme Č et sur notre proposition de Samu-toxicomanie en sorte de rŽdiger au terme de ce travail (en juin prochain) un rapport qui pourra tre mis ˆ la disposition de tout un chacun.

Propos recueillis

A. AndrŽ, 38 ans

[Petit, bonnet sur la tte, mince sans tre maigre, habillŽ proprement, AndrŽ ne ressemble pas aux crackŽs habituels de Stalingrad. Il parle trs aisŽment et veut trs vite nous expliquer ses positions par rapport ˆ notre questionnaire.]

Je suis tout ˆ fait dÕaccord avec ce que vous Žcrivez sur le Subutex : cÕest une faon de contr™ler socialement les toxicomanes sans pour autant les soigner. Le Subutex, cÕest une drogue lŽgale, mais une drogue. Ceux qui lÕont mise en circulation, ils ont rien fait pour lÕarrter ensuite. Mais on va pas rester lˆ-dedans ˆ vie !

Je suis aussi dÕaccord que le toxicomane ne doit pas embter les gens, ne doit pas se shooter dans les cages dÕescalier. CÕest lˆ une trs mauvaise image du toxicomane. En fait, le toxicomane se crŽe lui-mme son image. Moi, je fais attention, et je ne fais pas nÕimporte quoi.

Est-ce que jÕai essayŽ dÕen sortir ? JÕai dÕabord essayŽ de sortir de lÕhŽro•ne. JÕy suis arrivŽ en prenant un produit de substitution : le Subutex. Puis jÕai voulu dŽcrocher du Subutex mais cÕest dix fois plus dur que de dŽcrocher de lÕhŽro•ne : cÕest un produit qui est dans ton corps. Moi, je le prenais simplement comme garde-fous. JÕai rŽussi ˆ en dŽcrocher. Puis cela a ŽtŽ le crack. Le crack, cÕest pire ! Pourtant je ne bois pas dÕalcool. Le crack, cÕest pire car a isole lÕindividu, a fait ressortir lÕagressivitŽ, et aussi lՎgo•sme. Ca entra”ne des plans pas bons : cela pousse ˆ lÕarnaque, au vol, etc. et puis il nÕy a pas de produit de substitution au crack.

La substitution, a nÕarrange rien. CÕest un produit pour contr™ler. CÕest un programme pour remplacer une drogue par une autre, pas pour en sortir.

Aprs le Subutex, je suis reparti sur le crack parce quÕil suffit pour cela dÕun dŽsarroi. On est fragile, et ds quÕon a un problme, le crack, cÕest le plus facile pour oublier. Mais le crack, a fait quÕempirer les choses : avec le crack, tu as besoin de beaucoup plus dÕargent quÕavec lÕhŽro•ne.

Et puis il y a aussi le problme des mŽdicaments, avec le marchŽ des neuroleptiques quÕil y a ici. Les mŽdicaments, a fait beaucoup plus de dŽg‰ts encore que le crack. Il y a les produits pour dormir qui sont dŽtournŽs : avec un cachet, tu tÕendors, mais avec dix cachets et de lÕalcool, cÕest un stimulant qui tÕembrouille lÕesprit et te fait un trou noir. CÕest pour cela quÕil y a des agressions : cÕest pas vraiment la drogue, parce que la drogue, cela tÕisole ; cÕest les cachets.

Les Narcotiques Anonymes ? Je les ai rencontrŽs il y a quelques annŽes, mais je nÕai pas senti de soutien de leur part : la rŽunion passŽe, le problme est toujours lˆ !

Le meilleur moyen pour dŽcrocher, cÕest de quitter la place. CÕest lˆ le premier pas qui permet de savoir si quelquÕun veut vraiment dŽcrocher. Quand jÕai dŽcrochŽ du Subutex, jÕai passŽ six semaines en Espagne. Ensuite je suis revenu ; jՎtais fier de moi. Puis il y a la routine qui sÕinstalle, et on revient o lÕon a ses repres. Six semaines, cÕest bien pour le corps, mais cÕest pas assez pour le psychique.

La meilleure arme pour dŽcrocher, cÕest une activitŽ, peu importe laquelle. Si tu restes sans rien faire, cÕest sžr : tu retomberas.

JÕai 38 ans, et jÕai commencŽ la drogue ˆ 18 ans. Je viens du Cap-Vert. JÕai une famille ici, et heureusement je lÕai pas perdue.

JÕai une formation dՎlectrotechnique et aussi dÕinformatique. Mon casier judiciaire est pas trop lourd ; cela fait dix ans que jÕai pas eu de vrai problme avec la Justice.

En fait, je suis ici un cas ˆ part. Je ne me laisse pas aller. Le seul problme, cÕest le crack ; je ne pourrais lÕarrter quÕen partant ailleurs. Mais il faudrait pour cela un dŽclic. Ca pourrait tre partir dix jours pour me refaire une santŽ.

Est-ce que jÕai conscience de mÕautodŽtruire ? Oui, il faut pas se voiler la face, mais je le fais ˆ petite dose. Il y en a qui le font ˆ haute dose, 24 heures sur 24. JÕai connu ce stade, mais cՎtait il y a longtemps. Maintenant, quand je fume du crack, je cherche simplement ˆ mÕoccuper. Pour le plaisir, je prŽfŽrerais en avoir en Žtant simplement avec des amis. Quand je fume, cÕest que quelque chose ne va pas. CÕest plus vraiment pour le plaisir, cÕest plus un automatisme, comme la clope. On fume parce quÕau dŽbut, a donne de lÕeuphorie, mais ˆ mon niveau, le plaisir est passŽ depuis longtemps, lÕeffet est plus le mme. LÕeuphorie est au dŽpart trs agrŽable, mais cÕest sur une courte durŽe.

Le meilleur moyen de comparer le crack, cÕest ˆ la clope. Tu fumes pareil. Sauf que le crack, cÕest illŽgal.

Avec le crack, le temps passe plus vite. Le crack, cÕest une faon de passer le temps. LÕeffet passe trs vite, mais le temps passe aussi trs vite ; cÕest un paradoxe. Le temps de la descente aprs lÕeuphorie est long mais on ne sÕen aperoit pas.

Je suis lucide ? Tout le monde me lÕa dit : Ē tu nÕas rien ˆ faire lˆ-dedans ! Č.

Comment je suis tombŽ dedans ? Je le sais mais ce serait une longue histoire ˆ raconter. Peut-tre une autre foisÉ

Avec le crack, tu es tout seul, mais cÕest ce que tu as fait qui entra”ne que tu te retrouves tout seul. La vie, elle est dure pour tout le monde.

Ce que vous faites est courageux, car vous prenez sur votre temps.

B. Jean-Philippe, 40 ans

[Grand, maigre (trop maigreÉ), les cheveux blonds, pas dŽglinguŽ si ce nÕest un visage ŽmaciŽ qui trahit quelques dures annŽesÉ]

JÕai passŽ mon enfance dans lÕOise et je suis montŽ ˆ Paris pour travailler dans lÕentreprise familiale comme ouvrier charcutier. ‚a a durŽ quatre ans. ‚a me plaisait pas trop comme boulot. Alors je suis rentrŽ dans lÕh™tellerie. Je bossais alors ˆ la brasserie du Louvre. JÕai mme fait lÕinauguration de la pyramide du Louvre. Le boulot Žtait trs dur ! Puis jÕai ŽtŽ licenciŽ.

Durant cette pŽriode, jÕhabitais Barbs et je me suis retrouvŽ trs vite en contact avec la drogue, surtout lÕhŽro•ne. Or, jՎtais trs timide, trs introverti et les shoots me permettaient dÕoublier la timiditŽ. Avec a, je me sentais trs puissant. ‚a me donnait aussi la pche dans mon boulot. Je pouvais comme a affirmer ma personnalitŽ ! Je travaillais alors encore plus vite, et je gagnais encore plus dÕargent.

Je me suis mariŽ et nous avons attendu un enfant. En 88, jÕappris que jՎtais sŽropositif et ˆ mÕa foutu un sacrŽ coup. Je craignais que lÕenfant le soit aussi. Notre fils est nŽ quelques mois aprs, et par chance, il Žtait nŽgatif. Les mŽdecins mÕavaient donnŽ six ans de survie. JՎtais compltement effondrŽ. Je ne pouvais plus me projeter dans lÕavenir. Plus de projets, plus dÕavenir. Pour ma femme, cela a ŽtŽ pire encore : moi, je pensais que je nÕallais pas vivre, elle pensait que jÕallais mourir. Je voulais ˆ cette Žpoque ouvrir un bar. Ma femme mÕa quittŽ et jÕai plongŽ. Plus rien ne mÕintŽressait. Plus rien nÕavait dÕimportance. JÕavais lÕimpression dՐtre dŽjˆ mort. Je suis tombŽ dans une sacrŽe galre, aprs a.

Tu sais, les toxs comme moi, ils cherchent un peu lÕextrme, le bonheur absolu comme dans lÕamour. JÕai toujours ŽtŽ un peu extrŽmiste, ˆ chercher une espce dÕabsolu. CÕest un peu pareil comme trip. CÕest super fort. Et puis ils essaient de savoir jusquÕo ils peuvent aller. SÕils vont trop loin, cÕest alors la recherche du suicide, lÕenvie de c™toyer la mort.

AujourdÕhui, jÕai toujours des pŽriodes de dŽpression. Alors, je fais le voyage jusquÕici. JÕhabite Nanterre mais je ne cherche jamais le produit vers chez moi. En ce moment, je recherche de la morphine et je prends toujours un peu de mŽthadone. Quand jÕai une pŽriode de stress, je ne me sens pas bien, alors je retombe. ‚a peut durer une quinzaine de jours.

Avec la mŽthadone, jÕai rŽussi ˆ sortir de lÕhŽro•ne. Mais la mŽthadone cÕest dur aussi ; cÕest une drogue quand mme dure. Au bout dÕun an et demi – deux ans, jÕai voulu arrter la mŽthadone. Les mŽdecins voulaient pas me rŽduire mes doses de mŽthadone. JÕen prenais 80 mg par jour. Il a fallu que je me batte contre eux pour rŽduire ma dose, de 5 mg par mois. JÕai rŽussi ˆ tout arrter comme a. CՎtait en janvier dernier. JÕai tenu jusquՈ lՎtŽ, et depuis septembre, jÕai recommencŽ avec le Skenan. Mais jÕai presque arrtŽ. Je fais des kilomtres pour venir ici chercher le produit, je prŽfre me dŽplacer plut™t que dÕen prendre o jÕhabite car si tu prends la came dans le quartier o tÕhabites, cÕest foutu. JÕai connu a quand jÕhabitais dans le 18”, je veux pas retomber dans la galre, sans logement.

Pour arrter compltement, il faudrait que jÕai plus mes problmes : jÕai pas de travail, et plus de compagne. Je vis avec une allocation dÕhandicapŽ (jÕai aussi lÕhŽpatite CÉ).

CÕest bien de parler ainsi. Jamais, je ne parle de tout a, nulle part. CÕest pas les flics qui vont le faire ! Pourtant, jÕaimerais bien parler de mes problmes, de ma sŽropositivitŽ. Mais personne ne mՎcoute.

Les Narcotiques Anonymes ? Je les ai rencontrŽs une fois seulement, mais ils parlaient de Dieu, dÕun ętre suprme, dÕune force supŽrieure, je ne sais plus. ‚a mÕa pas trop plu et pourtant je suis croyant. CՎtait pas mon truc.

JÕai maintenant 40 ans, et jÕai commencŽ la drogue ˆ 17 ans.

JÕai plus dÕidŽes sur ce que je pourrais faire. Je connais plus le travail de lÕh™tellerie. JÕai ŽtŽ faire un stage de rŽinsertion pendant trois mois ˆ Montreuil. CՎtait bien. On nous a fait faire des percussions, et de la sculpture sur fer. JÕaurais bien voulu continuer cela, comme mŽtier dÕart. Cela mÕintŽressait beaucoup. Mais le seul mŽtier qui existait pour trouver un boulot, cՎtait la soudure industrielle : jÕavais pas envie de me retrouver ˆ souder des sŽries de plaques de t™leÉ

AujourdÕhui, mon moteur cÕest mon fils. Il a 14 ans et jÕai obtenu sa garde quinze jours par moi. ‚a me fait du bien. Mais il reste toujours les quinze jours o il nÕest pas lˆ ! En plus de la came, il y a aussi la tri-thŽrapie ˆ gŽrer. ‚a aussi, cÕest dur. Mais je crois que je vais en sortir, bient™t. Je ne sais pas. CÕest vrai quÕen sortir, a voudrait dire retrouver lÕamour, un travail. DŽjˆ le travail, a serait pas mal. Peut-tre ˆ mi-temps au dŽbut. Je pense que cÕest possible. JÕy crois.

Mais cÕest sžr que pour dŽcrocher, il faut sÕaccrocher ˆ un truc.

C. Abdoulaye, 35 ans

[AgitŽ, la bouche p‰teuse, ses propos sont un peu dŽcousus, entrecoupŽs par des absences]

Le toxicomane, cÕest quelquÕun qui a eu trop de problmes.

Le toxicomane vit une frustration. Il est pas le seul mais Dieu nous a diffŽrenciŽs et on rŽagit pas pareil.

La came, cÕest une maladie dont il faut guŽrir.

Le Subutex, cÕest la drogue de lՃtat. En fait, cÕest la vraie drogue de lՃtat. On est tous dans la merde. La merde, cÕest le mot o il faut associer lՃtat.

Le toxicomane, il est sdf. Il lui faut une structure. La Croix Rouge pour cela fait un travail formidable : jÕai un frre [un ami du pays] qui a comme cela arrtŽ depuis un an et demi ; il a eu une maison, un travail, a fait des responsabilitŽs.

Le Subutex, cÕest de la morphine, comme dans lÕhŽro•ne. Les mŽdecins font nÕimporte quoi : il y en a qui mettent sur la mme ordonnance du Rohypnol et du Subutex, sur la mme ordonnance ! Comment un mŽdecin peut faire a ? Le premier est un calmant et le second un stimulant !

Je suis nŽ en 1968, jÕai maintenant 35 ans, jÕai connu la drogue ˆ 17 ans.

Je me suis retrouvŽ ˆ la rue, et la rue, cÕest comme les chiens : tÕattrape des puces !

Pour en sortir, il faut que tÕaies le maximum de problmes. Sinon, tu sors pas !

[Passent trois CRS ˆ pieds] Tiens voilˆ la rŽpression ! Maintenant les CRS, ils vont mme mettre des P.V. sur les bagnoles ! Mais je suis pas anti-flics, parce que je me suis trouvŽ dans des situations pas possibles.


D. Denis, 31 ans

[Grand, visage rieur, ne ressemble pas aux crackŽs sdf quÕon conna”t ˆ Stalingrad.]

CÕest difficile dÕexpliquer. Des fois je pense en tre sorti, puis je replonge pour affronter la rŽalitŽ. Les droguŽs, ce sont des victimes. Il faut sÕoccuper dÕeux.

JÕai un petit frre – 29 ans – qui est dans le crack. Je voudrais lÕaider mais je ne peux pas. Je me sens mal placŽ parce que moi-mme je ne suis pas un bon exemple, une rŽfŽrence. Je ne suis pas assez clair, parce que je suis dans une situation compliquŽe, je ne mÕautorise pas ˆ le conseiller.

Ici quand on se shoote, on dit quÕon va au Japon. Quand un gars est parti pendant deux ou trois jours, on dit quÕil est allŽ au Japon !

Une fois je voulais mÕen sortir, je suis allŽ dormir dans une des structures quÕoffre le quartier, parce quÕon mÕa dit que cՎtait une solution. CÕest faux, cÕest pire que tout, cÕest une calamitŽ. Tout le monde fumait en cachette. Ca donnait envie de recommencer. Mais moi, je nÕai pas voulu faire comme eux, parce que cÕest hypocrite. Mais quand tout le monde a fini, jÕai sorti mes [geste pour dŽsigner les galettes de crack] et jÕai fumŽ pour les narguer. CÕest pas bien, parce que cÕest de lÕimitation, de la concurrence.

Les solutions ? Le Samu-toxicomanie, cÕest une bonne idŽe, mais pour aller o ? Je prŽfre squatter dans le quartier, pas loin, lˆ-bas, dans ces immeubles. Tu squattes, et comme cela, tu quittes pas le quartierÉ

La drogue, cÕest affreux, a fait faire des chosesÉ Vous avez vu ce type qui en a poignardŽ un autre pour 40 Ū ? CՎtait Žcrit dans Le Parisien.

Et cette fille qui Žtait en manque et qui a laissŽ son enfant ˆ un type en lui disant de le garder pendant quÕelle allait en chercher. Elle nÕest jamais revenueÉ et le type a gardŽ lÕenfantÉ

[Avec un grand rire] Peut-tre que mon petit frre, en fait cՎtait moiÉ

E. Hamid, 37 ans

Comment je suis rentrŽ dans la drogue ? Je menais une vie tranquille, comme Monsieur tout le monde. Je travaillais chez ma sĻur et son mari dans une boutique louŽe ˆ la RATP (dans le mŽtro). En raison de la baisse de lÕactivitŽ commerciale, ils ont ŽtŽ obligŽs de vendre leur commerce. Avec mon divorce en plus, a a ŽtŽ le dŽbut de ma descente aux enfers.

Ce que jÕai fait pour mÕen sortir ? Pas grand-chose. JÕai passŽ plus dÕun an dans le centre du Patriarche. CՎtait trs difficile pour nous, mais cՎtait par contre la belle vie pour les stratges : ceux qui dirigeaient le centre.

Je me suis enfui du centre en 1988 et jÕai recommencŽ ˆ me droguer : hŽro•ne, coca•ne et enfin le crack. Aprs, je suis parti au bled deux ans mais lˆ-bas, tÕas pas dÕargent, pas dÕactivitŽ ; cÕest le calvaire et je suis rentrŽ en juillet 2002.

Ce qui me ferait sortir de la drogue ? Avoir un travail, me reconstruire et avoir une vie normale.

Si votre Samu-toxicomanie est la mme chose que MŽdecins du monde, cÕest de lÕargent de perdu parce que tous ceux qui frŽquentent ces structures reviennent sur le lieu de la drogue et donc ils ne sÕen sortent jamais.

F. Louis, 43 ans

[CÕest le plus ‰gŽ de ceux que nous avons rencontrŽ ce soir. Il nÕest pas trs marquŽ physiquement]

Je ne dŽcouche jamais, je passe toujours la nuit chez moi, sauf si jÕai ratŽ le train pour Brie-sur-Marne.

Je suis rentrŽ dans la drogue ˆ cause de la musique, pour chercher de lÕinspiration.

JÕai commencŽ par lÕhŽro•ne et puis jÕai passŽ au crack parce le crack, je peux lÕarrter quand je veux, et je le reprends quand je veux. DÕailleurs a fait trois semaines que je nÕai pas touchŽ au crack.

Mon problme ˆ moi, cÕest quՈ Stalingrad il y a une sorte de magnŽtisme qui te pousse ˆ tenter le diable, cÕest-ˆ-dire le crack.

MalgrŽ que je ne sois pas un accro, je souhaite me sortir dŽfinitivement du crack juste pour mes enfants, qui ont 23 et 12 ans, pour quÕils ne suivent pas mon exemple.

Et jÕespre ne pas vous revoir lors de votre prochaine tournŽe.

G. Ahmed, 30 ans

Je suis trs conscient de la gravitŽ de mes actes. Je suis rentrŽ dans la drogue il y a trois ans (deux dans lÕhŽro•ne et depuis un an dans le crack) en frŽquentant de mauvaises gens et des mauvais endroits.

Tout ce que je souhaite, cÕest de sortir de cette galre, refaire face et retrouver mon fils. Je prie le bon Dieu pour quÕil mÕaide ˆ refaire face et devenir un autre homme et non pas un toxicomane. Je sais quÕil me faut beaucoup de volontŽ mais surtout un coup de pouce.

CÕest quoi pour moi un coup de pouce ? Par exemple des gens comme vous qui me rappellent cet Žtat dÕautodestruction. JÕai lÕimpression de me suicider petit ˆ petit et je nÕai pas envie que ma vie se termine ainsi.

H. Karim, 36 ans

[Avec son physique discret, un petit gabarit, il se prŽsente dÕabord comme un simple passant.]

Je ne touche pas ˆ la drogue. Je veux bien lire votre papier, cÕest tout.

[Comme nous lui expliquons notre action, notre volontŽ dÕenquter auprs des toxicomanes, Karim se dŽcouvre un peu.]

JÕai pris du crack, mais jÕai arrtŽ. CÕest fini tout a. Ca fait des annŽes que je nÕy touche plus.

[Nous lui demandons alors de raconter son parcours. QuÕest-ce qui lÕa dŽcidŽ ˆ arrter le crack ?]

JÕai arrtŽ parce que ce nՎtait plus possible. Ma sĻur est morte du sida. Oh, elle ne se droguait pas. Elle a ŽtŽ sŽropositive ˆ cause de relations sexuelles.

CÕest donc le dŽcs de votre sĻur qui vous a dŽcidŽ ˆ arrter le crack ?

Mais non ! Pas seulement. Tout allait de travers. Des amis ˆ moi ont ŽtŽ en prison. Moi, a nÕallait plus du tout. Certains amis sont morts et je ne suis pas allŽ ˆ leur enterrementÉ

Vous vous sentiez coupable ?

Oui cÕest a, je nՎtais pas bien, je ne pensais quՈ a, il fallait que jÕarrte. AujourdÕhui, je ne suis plus dŽpendant, cela va beaucoup mieux.

[Et Karim retrousse ses manches, montrant ses bras. Pas de trace de piqžresÉ]

Bon, et que faites-vous comme mŽtier, vous travaillez ?

Moi, je suis mŽcanicien dans lÕautomobile. Pour lÕinstant, je suis au ch™mageÉ

Et cÕest dur ? Vous avez un logement ?

Non, je suis sdf, cÕest dur de trouver un boulot.

Et pourquoi tes-vous lˆ ce soir ? CÕest un coin connu pour la vente de produitsÉ

Je peux me passer de drogue. Mais je viens ici pour du Subutex. On peut en acheter facilement. Mais je nÕen prends pas tous les jours, je peux attendre trois jours. CÕest vraiment quand je commence ˆ tre malade que je viens iciÉ

[Avant de nous quitter, il ajoutera :] CÕest vrai, de temps en temps, je prends encore du crack. Mais je ne suis plus dŽpendant. Je peux mÕarrter quand je veux.

J. Guy, 36 ans

[Silhouette ŽlŽgante. Guy tient en laisse un chien-loup, ressemble ˆ un jeune bourgeois en promenade. Quand nous lui annonons notre action, il nous parle immŽdiatement de soins, comme si tout commenait pour lui ˆ ce moment-lˆ.]

JÕai ŽtŽ soignŽ ˆ Marmottan. cÕest trs bien lˆ-bas, ils sÕoccupent de vous. Et jÕai fait une post-cure. Mais a nÕa pas marchŽ. JÕai voulu arrtŽ pour ma copine, parce quÕelle ne se drogue pas. Mais quand je suis revenu ici, jÕai retrouvŽ tout le monde, les habitudes, et jÕai replongŽÉ

Vous semblez trs jeune. Habitez-vous encore chez vos parents ?

JÕai 23 ans, jÕhabite avec ma copine. Elle est Žtudiante en arts plastiques. Elle ne se drogue pas. Ma mre est une prof dÕarts plastiques, mais je nÕhabite plus avec elleÉ

Comment faites-vous pour payer votre logement ?

On habite dans un squat, on ne paie pas de loyer, comme a, on peut sÕen sortir. Mais je vais retourner ˆ MarmottanÉ

Comment gagnez-vous de lÕargent ?

Je fais la manche, un peu partout, avec mon chien. Je peux payer lՎlectricitŽ. Mais je dois y aller, je dois vous quitter maintenantÉ

[Avant de nous sŽparer, nous lui demandons dՐtre plus prŽcis sur sa toxicomanie : types de produits consommŽs, et ˆ quel ‰ge.]

Ė 14 ans, jÕai commencŽ avec du shit. Vers 16-17 ans, jÕai continuŽ avec des drogues dures : la coca•ne, de lÕecstasy, de lÕacideÉ Et aprs 18 ans, de lÕhŽro•neÉ Maintenant, jÕai dŽcidŽ de mÕen sortir pour moi-mme et pas seulement pour ma copine. Comme a, je serai plus motivŽ quand je vais revenir ˆ MarmottanÉ Cette fois, je veux vraiment mÕen sortir. Allez, au revoirÉ

Premier bilan

Rappelons nos objectifs, et nos mŽthodes.

Il sÕagit pour nous dÕenquter auprs des toxicomanes, singulirement des Ē crackŽs Č, sur notre proposition de Samu-toxicomanie, plus gŽnŽralement sur les conditions ˆ rŽunir pour quÕils puissent vouloir dŽcrocher.

Notre hypothse de travail, qui dicte aussi notre mŽthode : pour pouvoir lÕencourager ˆ se dŽsintoxiquer, il nous faut nous rapporter au toxicomane (celui des drogues dites Ē dures Č) moins comme ˆ un dŽlinquant, une victime ou un malade que comme ˆ un nihiliste cÕest-ˆ-dire quelquÕun qui prŽfre vouloir le rien (lÕautodestruction, la mortÉ) que ne rien vouloir.

Ē Nous Č ? Nous ne sommes pas les pouvoirs publics. Nous ne sommes pas un dŽtachement de lÕappareil dՃtat. Nous sommes un groupe de gens dÕun quartier limitrophe, de gens de ce pays, qui venons lˆ, porteurs dÕun point de vue ŽlaborŽ au fil de nos mobilisations ˆ Stalingrad et convaincus que se battre contre la drogue (Ē Pas de sociŽtŽ sans lutte contre la drogue ! Č) ne peut tre que lÕaffaire de tous et non pas lÕaffaire exclusive des pouvoirs publics. Trs simplement dit, toute politique contre la drogue comporte trois volets : la rŽpression de lÕoffre (donc des dealers), les soins aux toxicomanes et la prŽvention de ceux qui ne sont ni dealer ni toxicomane. Il est clair pour nous que la rŽpression est lÕaffaire exclusive de lՃtat (pas de milices !), que les soins sont lÕaffaire du secteur public (hospitalierÉ) mais que la prŽvention est lÕaffaire de tout un chacun, donc aussi de Ē nous Č.

Le policier et le juge ont affaire au toxicomane comme dŽlinquant, le travailleur social tend ˆ considŽrer le toxicomane comme une victime, le mŽdecin psychiatre se rapporte au toxicomane comme malade (mental). Nous avons choisi de considŽrer le toxicomane plut™t comme un nihiliste, cÕest-ˆ-dire de prendre en compte la face Ē positive Č de son autodestruction : lÕexistence chez lui dÕun Ē vouloir Č, fut-ce un Ē vouloir le rien Č. Notre hypothse est en effet quÕun tel vouloir est au moins refus de la rŽsignation passive devant le dŽsordre du monde, de lÕacceptation vŽgŽtative et gestionnaire du Ē il y a Č.

Comment, faisant fond sur ce vouloir, crŽer les conditions pour que ce Ē vouloir le rien Č mute en un Ē vouloir quelque chose Č ? Un Samu-toxicomanie, proposant au toxicomane de sՎcarter quelques nuits de la scne de la drogue pour lui permettre de prendre un peu de recul, de se Ē refaire une santŽ Č, dÕexaminer si le moment nÕest pas venu pour lui de sÕengager dans la voie de la dŽsintoxication, de rencontrer des gens prts ˆ lÕaider pour cela (et ne se contentant pas de lui offrir la perspective dÕune toxicomanie ˆ vie dans la mŽthadone ou le Subutex), une telle proposition a-t-elle ou non une pertinence pour eux ?

Voilˆ donc notre propos.

 

SÕil est trop t™t pour tirer des conclusions sur tout cela, les Žchanges de cette premire soirŽe nous semblent indiquer les points suivants.

 

1. Le toxicomane comme dŽlinquant ?

Plusieurs toxicomanes rencontrŽs ce soir-lˆ indiquent que devenir dŽlinquant leur semble bien tre le pŽril pour eux plus encore que pour les autres. Nous avions dŽjˆ rencontrŽ ce point ˆ Stalingrad : quand nous leurs disions Ē Ce nÕest pas parce que vous vous empoisonnez quÕil faut empoissonner la vie des gens du quartier Č, ils nous dŽclaraient leur accord sur ce point, ce qui confirme, une fois de plus, que toxicomane et dealer font deux et non pas unÉ

Comme nous a dit AndrŽ, Ē le toxicomane se crŽe lui-mme son image Č : sÕil a une image de dŽlinquant, cÕest quÕil lÕa crŽŽe. DÕo une Žvaluation (par chacun des toxicomanes rencontrŽs) des menaces respectives de chacune des drogues consommŽes : le crack et certains produits pharmaceutiques semblent ici les plus dŽsintŽgrateurs.

Ė ce titre, les produits de substitution apparaissent comme de simples moyens de contr™le social de la dŽlinquance engendrŽe par la toxicomanie : contr™le qui nÕest pas en soi inutile, bien sžr, mais qui ne saurait se prŽsenter comme un soin des toxicomanes : la bien nommŽe Ē substitution Č ne fait que dŽplacer les problmes en remplaant une drogue par une autre. Si cette substitution permet de gagner du temps, encore faut-il que ce temps serve ˆ quelque chose : ˆ rŽunir les conditions pour une dŽsintoxication ; cette substitution ne saurait tre une fin en soi.

 

2. Le toxicomane comme victime ?

Denis fut le seul ˆ tenir ce soir-lˆ un tel propos. Mais, point remarquable : il a caractŽrisŽ ainsi le toxicomane dans le mouvement mme o il se dissimulait comme tel sous le visage imaginaire dÕun petit frreÉ Bref, nÕosant pas se dire toxicomane, il a recouru ˆ lÕimage la plus convenue pour instaurer une complicitŽ entre lui et nous, entre habitants face Ē aux toxicomanes ČÉ Ou encore : caractŽriser le toxicomane comme victime Žtait homogne ˆ son mouvement pour dissimuler lՎtat rŽel des choses. La caractŽrisation comme victime relevait donc ici de la fiction convenue, dÕun faire semblant plut™t que dÕun faire face au rŽel.

Les autres (Jean-Philippe en particulier) affrontent lucidement leur histoire. Le mot Ē victime Č nÕa gure ici de vertu (si le toxicomane est victime, cÕest en gŽnŽral avant tout de lui-mme), ne permettant gure de comprendre les enjeux subjectifs rŽels pour le toxicomane.

Les toxicomanes rencontrŽs ce soir-lˆ nous dŽclaraient leur responsabilitŽ plut™t quÕils nÕen appelaient dÕun apitoiement devant des Ē victimes ČÉ CÕest ce qui a rendu possible nos Žchanges, ˆ ŽgalitŽ de pensŽe et de libertŽ avec eux.

 

3. Le toxicomane comme malade ?

Tel est un des aspects de ce que nous a dŽclarŽ Abdoulaye ce soir-lˆ (au milieu de propos un peu dŽcoususÉ). Mais lˆ encore, la suite de ses dŽclarations, orientŽes vers lÕimportance de lÕaide sociale plut™t que de lÕaide psychiatrique, semble indiquer que le terme de Ē malade Č fonctionne pour lui comme nomination un peu convenue plut™t que comme terme prŽcis.

Il faut dire, sans doute, quÕil doit tre difficile pour quelquÕun de se dire en cette circonstance un Ē malade Č (malade mental sÕentend, puisque les maladies physiques — sida et autres — sont bien sžr relevŽes comme consŽquences de la toxicomanie, lˆ o la maladie mentale pourrait par contre tenir lieu de Ē cause Č).

Ceci dit, cette dimension de Ē maladie Č apparaissait dans les rŽflexions de Jean-Philippe qui indiquait quÕil Žtait tombŽ dans la drogue pour Ē oublier Č sa timiditŽ, sortir de son introversion, affirmer sa personnalitŽ et se sentir plus puissant. Pointe ici cette ambivalence originelle de toute drogue entre une fonction possiblement thŽrapeutique et un usage de plaisir auto-destructeur. Comme si toute drogue jouait dÕune perversion verbale (avant peut-tre dՐtre la mise en Ļuvre dÕune perversion plus effective) retournant le soin possible en un empoisonnement, renversant guŽrison et autodestruction ! Comme si toute drogue Žtait une exploitation perverse et sophistique de la dialectique (quand une chose serait indistinguable de son contraire)É

 

4. Le toxicomane comme nihiliste ?

Le parti pris de la plupart des toxicomanes rencontrŽs ce soir-lˆ de se considŽrer comme des gens responsables de leur Žtat est une donnŽe prŽcieuse. Se tenir pour responsables de lՎtat dans lequel on se trouve semble la condition mme pour pouvoir envisager de modifier cet Žtat.

AndrŽ, comme Jean-Philippe, pose dÕailleurs quÕil auto-limite son empoisonnement. Il dŽclare savoir de quoi il retourne pour lui (point remarquable : personne nÕexalte une jouissance provoquŽe par les drogues consommŽes ; il sÕagit seulement de plaisirs, parfois — cf. AndrŽ — assez faibles, tel celui de la cigarette, mais pas dÕexpŽriences thŽmatisŽes comme inou•es). Il assume quÕun vouloir est bien chez lui ˆ lÕĻuvre, en sa double face : nŽgative (auto-empoisonnement) et positive (auto-limitation de cet auto-empoisonnement).

Le vouloir est donc bien scindable et rien nÕinterdit, ˆ les entendre, que ce Ē vouloir le rien Č ne puisse donc commuter en un Ē vouloir quelque chose Č.

Jean-Franois dit bien que Ē pour dŽcrocher, il faut sÕaccrocher ˆ un truc Č : il faut une volontŽ positive (Ē pour quelque chose Č) pour arriver ˆ vouloir nŽgativement (Ē contre la drogue Č). Et en ce point, la situation des toxicomanes rencontrŽs ce soir-lˆ est assez dure : il sÕagit dÕhommes approchant la quarantaine, et toxicomanes depuis prs de 20 ansÉ

Quel peut tre alors le dŽclic ? Dans quelles conditions leur vouloir existant peut-il commuter en un Ē vouloir dŽcrocher Č ? Plusieurs indiquent que le point de dŽpart peut tre (doit tre mme) un Žloignement de la scne de la drogue. De ce point de vue, la pratique consistant ˆ fixer les toxicomanes sur le 18” par des lieux de vie semble irresponsable pour qui veut vraiment lutter contre la drogue et pas simplement gŽrer lՎtat des choses. QuÕil y ait sur place des lieux de rencontre est une chose — mais finalement, sÕil sÕagissait seulement dÕaller ˆ la rencontre des toxicomanes chacun pourrait le faire encore mieux comme nous le faisons : en allant sur place et la nuitÉ —, mais inciter les toxicomanes ˆ dormir sur place semble relever dÕune tout autre logique (voir ce quÕen dit dÕailleurs DenisÉ).

 

Des Žquipes dÕun Samu-toxicomanie, payant de leur personne pour aller ˆ la rencontre la nuit des toxicomanes (et non pas les attendant dans un local administratif), sembleraient pouvoir rŽpondre ˆ ce besoin de dŽclic par Žloignement (volontaire, bien sžr) des lieux de deal et de consommation.

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Seconde soirŽe (mardi 6 novembre 2003)

 

 

 

Le temps Žtait clŽment pour cette seconde soirŽe ˆ la rencontre des toxicomanes du 18”.

Ė nouveau de trs nombreux Žchanges, dont les toxicomanes sÕavrent trs demandeurs, comme si nous constitutions leurs seuls interlocuteurs dŽsintŽressŽs : ne venant rien leur offrir, ou leur vendre, nous Žtions simplement des gens venant discuter avec eux, dans la rue, la nuit, sur leur terrain.

Nous distribuions le mme tract que la fois prŽcŽdente. Cette feuille Žtait toujours trs prise, parcourue, puis pliŽe dans la poche, Ē pour la lire ˆ tte reposŽe Č.

Voici les propos recueillis ce soir-lˆ dans les rues du 18”. Comme la fois prŽcŽdente, les prŽnoms ont ŽtŽ modifiŽs.

Propos recueillis

A. Lucien, 32 ans

Je prends du crack.

LՐtre humain est contradictoire. DÕun c™tŽ, il a conscience de ses responsabilitŽs et de ses devoirs : jÕai une petite fille de 8 ans, et jÕai perdu ma femme ˆ cause du crack. DÕun autre c™tŽ, jÕai parfaitement conscience que tout cela devait se terminer par une dŽchirure. Tout a est contradictoire, mais cÕest le produit qui prend le dessus sur lÕhomme. Avec le produit, il y a des gens de toutes conditions sociales qui ont ŽchouŽ ici ; cela fait le malheur.

JÕai fait un trs long break pendant 10 ans. Chaque fois, jÕai ŽtŽ ramenŽ ici.

QuÕest-ce qui mÕa permis de faire ce break ? Je suis parti aux Antilles pendant 2 ans, et jÕavais lˆ-bas un soutien familial. Mais en Martinique, cÕest pire encore, pour le crack. Il mÕest arrivŽ lˆ-bas de le kiffer, mais cՎtait dans un cadre festif : je prenais 2 ou 3 cailloux dans une bo”te la nuit, cÕest tout. Le lendemain matin, jÕavais quand mme les yeux exorbitŽs, et ma famille le voyait bienÉ

Pourquoi je suis pas restŽ lˆ-bas ? Parce que je suis nŽ ici, en France, et toute ma vie, cÕest ici.

Je suis revenu en France. Je travaillais pour Darty, dans le service aprs-vente. Cela a repris avec celle qui est devenue la mre de ma gamine. Pendant 2 ans cՎtait bien. Puis jÕai commencŽ ˆ reprendre du crack mais toujours dans un cadre festif, une fois par mois seulement. Ensuite je consommais plus, et beaucoup dÕargent y passait. Et puis, du jour au lendemain, je suis passŽ ˆ une consommation journalire excessive. JÕai eu un coup de blues. JÕavais plus de travail. Cela allait pas bien avec ma petite amie. Et voilˆ. CՎtait il y a trois ans.

Pour dŽcrocher ? Il faut fuir ! Il y en a qui disent plut™t quÕil faut rester lˆ et affronter le produit. Pour moi cÕest non ! Plus tu es loin, mieux cÕest !

Je suis ˆ la rue maintenant. JÕai connu le crack depuis que jÕai 22 ans. Mais avant, ˆ 18 ans jÕavais connu lÕhŽro•ne ˆ lÕarmŽe. Je mÕen suis sorti, comme jÕai dit, en partant aux Antilles avec ma mre. Et cÕest lˆ-bas que jÕai connu le caillou, ˆ cause dÕun enfoirŽ qui mÕa donnŽ ˆ fumer un joint o il avait mŽlangŽ du crack avec lÕherbe. Au bout de 2 ou 3 taffes, mon cerveau a enregistrŽ le plaisir du crack — cela se rapproche de la coke —. Le type a fait cela exprs, pour mÕaccrocher, car il avait vu que jÕavais de lÕargent. Aprs avoir fumŽ, jÕai mis la main ˆ la poche et je lui ai demandŽ de me ramener du caillou. JÕavais pris gožt. Ensuite, je suis passŽ ˆ la pipe [ˆ crack].

Est-ce que je veux ainsi mÕautodŽtruire ? Peut-tre quÕon sÕen veut dՎchecs accumulŽs et quÕinconsciemment on vient sÕen punir ; au moins comme a, on fait quelque chose.

Est-ce que jÕai quelque chose qui pourrait me passionner ? La personne qui a la chance de trouver une passion, a lÕaide, mais cÕest pas moi. JÕai fait de lՎlectronique ; cela me plaisait, mais cÕest pas une passion. JÕaimais bien aussi les sports ˆ sensation, comme la moto.

Les produits de substitution ? JÕai pas eu besoin dÕen prendre pour arrter lÕhŽro•ne. Faut dire que lÕair lˆ-bas, en altitude, sur la Montagne PelŽe, a aide beaucoup. JÕai bien eu quelques douleurs le troisime jour mais cÕest vite passŽ.

La prison ? Je lÕai connue ˆ cinq reprises, mais toujours pour de petites peines. Je suis pas quelquÕun de violent, qui se bagarre. Quand jՎtais en taule, je me disais que quand je sortirais, jÕarrterais. Mais non, finalement cÕest illusoire. Le bŽton de la prison te donne une force ŽphŽmre : une fois dehors, elle part vite en fumŽe, cÕest le cas de le dire, sans jeu de motsÉ

Les structures du quartier ? Je vais ˆ EGO. JÕai ŽtŽ un peu choquŽ du projet de kit-sniff (aprs le kit-kiff) : cÕest un ensemble qui te donnerait tout le nŽcessaire pour sniffer, avec le doseur pour prendre proprement le crack en Žvitant les hŽpatites. Ca a un bon c™tŽ, mais il faudrait au moins mettre ˆ lÕintŽrieur une petite note, un petit pome pour que lÕusager prenne conscience de cette situation et quÕil envisage de sÕarrter.

Cela fait un mois que jÕai pas pris de coke. QuÕest-ce qui sÕest passŽ ? Le ras-le-bol. Mais venir ici, cÕest dangereux.

Ē Usager Č ou Ē toxicomane Č ? Je nÕaime pas le terme de toxicomane ; il y a un c™tŽ dŽfinitif dans ce mot.

Les Narcotiques anonymes ? JÕen ai entendu parler, cÕest tout.

JÕavais le projet de partir ˆ Nantes mais jÕai fait une crise dՎpilepsie la veille du dŽpart. Je suis Žpileptique depuis tout jeune. On mÕa dit que si jÕarrtais de prendre des produits ˆ outrance, les crises dՎpilepsie pourraient dispara”tre.

Je sais trs bien que je suis dŽpendant dÕun produit — je prŽfre dire Ē dŽpendant Č que Ē toxicomane Č —. Je sais quÕil faut que je quitte ce quartier. CÕest lˆ la premire Žtape. Mais jÕessaye de rester propre. Vous trouvez que jÕai mauvaise allure ?

B. Bernard, 30 ans

Je fume le Subutex, mais je ne le sniffe pas. JÕai essayŽ une fois, et jÕai saignŽ du nez. Depuis, je fais que le fumer. Quand tu le sniffes, le nez ensuite rŽclame sa dose.

JÕaimerais bien partir loin dÕici. Mais cÕest un truc, cÕest psychologique : tu arrives lˆ, tu es influencŽ par les gens.

Je viens lˆ, jÕai pas trop le choix. JÕai des problmes familiaux. Je viens chercher ici le Subutex. Le Subutex, cÕest de la came en plus fort. Je le fume.

Maintenant, je ralentis. Je peux arrter quand je veux. Mais je suis sdf, et cÕest pour cela que je suis lˆ.

JÕai rŽussi ˆ dŽcrocher de la galette. Mais pour cela, il faut bouger du quartier. Quand tu es ici, ils te paient un petit morceau, et ensuite cÕest parti.

JÕai dŽcrochŽ parce que jÕai rŽflŽchi : cÕest trop dÕargent qui partait. Je touchais les Assedic, et le lendemain, jÕavais plus rien, je pouvais mme pas mÕacheter une bouteille dÕeau, jÕavais perdu 5 000 F en une nuit. JÕai arrtŽ, et maintenant au moins je suis toujours sur terre.

Est-ce que je mÕautodŽtruis comme a ? Oui, je considre que je mÕautodŽtruis. Je suis nŽ en 1973. JÕai eu 30 ans en septembre. Avant jՎtais sportif. En 1995 je faisais du foot ˆ un bon niveau. CÕest lÕalcool qui a commencŽ de me dŽtruire : le whisky. JÕai ŽtŽ entra”nŽ lˆ-dedans par un ami. Ensuite jÕai arrtŽ lÕalcool pendant 3 ans. Un autre ami mÕa fait conna”tre lÕhŽro•ne : il mÕemmenait quand il allait en acheter ; lui se piquait, et moi jÕai commencŽ ˆ sniffer. CÕest un ami dÕenfance, mais faut-il parler ici dÕĒ ami Č ! Cela dŽconnait pour moi : je me levais, je croyais quÕil Žtait 8 heures du matin et il Žtait en fait 7 heures du soir.

Ensuite a Žtait la galette, pour arrter lÕhŽro•ne. Et puis jÕai arrtŽ aussi la galette et me voilˆ au Subutex.

Cela fait deux ans que jÕai arrtŽ le travail, et depuis 6 mois, je suis sdf. Avant, jՎtais magasinier cariste.

JÕai pas vraiment de famille sur qui mÕappuyer. Je suis fils unique. Mon pre vit avec une belle-mre qui a elle-mme deux enfants. Ils mÕont mis ˆ la porte quand jÕavais 15 ans.

Mon but, cÕest de trouver un boulot, et un endroit o dormir.

JÕessaye de ralentir le Subutex. JÕai dŽjˆ meilleure mine maintenant.

C. Henri, 39 ans

De 1998 ˆ 2003, je suis restŽ sans rien toucher. JՎtais agent hospitalier. JÕavais fait en 1998 une post-cure, puis jՎtais parti en Normandie. CÕest ce quÕil faut faire : il faut tout couper. JÕai fait ensuite une formation. JՎtais devenu clean. CÕest ˆ la sortie de prison que jÕavais fait ma post-cure, au Trait dÕunion [ˆ Boulogne-Billancourt].

Depuis, jÕai replongŽ : la galette, et le Subutex. Et me voilˆ dans la rue. JÕai pas de papiers. JÕai eu des problmes familiaux : un dŽcsÉ JÕai pas pu gŽrer. Je suis revenu ˆ Paris, et jÕai plongŽ, il y a 9 mois. Je vis ˆ la rue.

Je vais pas dormir la nuit dans les structures du quartier : cÕest pire encore que la rue ! Tu te retrouves ˆ quatre par chambre, et on sÕy dŽfonce ˆ tire-larigot. Ce quÕil faut, cÕest sՎloigner du coin, se retrouver dans un endroit o on conna”t personne.

Je viens de Guyane, mais je veux pas y aller : je suis f‰chŽ avec ma famille.


D. ƒloi, 32 ans

[Trs volubile et trs dŽcontractŽ, il annonce quÕil vient de fumer du crack.]

Comment je suis arrivŽ au crack ? JÕai commencŽ ˆ fumer du shit ˆ 10 ou 11 ans. CՎtait au Maroc. Mon grand frre en consommait beaucoup et je lui en piquais un peu chaque fois pour fumer avec les copains. Puis jÕai commencŽ ˆ faire le shit moi-mme, ˆ le compresser. Ensuite nous sommes venus en France avec mes parents, et jÕai commencŽ la coke, lÕecstasy, lÕhŽro•ne.

Un jour, un gamin a trouvŽ un sac dans un escalier, plein de petits sachets. Il ne savait pas que cՎtait de la drogue. Je lui ai achetŽ. Il y en avait pour 20 ou 30.000 F.

Ė lՎpoque jÕhabitais dans un foyer seul, puis avec un ami. JÕai rencontrŽ ma femme dans ce foyer. CÕest lˆ que jÕai commencŽ ˆ fumer de lÕhŽro•ne. Je ne connaissais pas encore le crack. JÕavais vu quÕon le consommait sur de lÕalu, pas comme ceux qui utilisent des pipes.

JÕai un peu vendu de ce que jÕavais, mais jÕai beaucoup consommŽ. Je ne me suis jamais piquŽ.

Le crack ? CÕest de la merde. Je veux absolument en sortir. Si jÕai de lÕargent, jÕen achte. Je peux rester 3 ou 4 jours sans consommer. Par contre le Subutex je ne peux pas. LՎtat de manque avec le Subutex, cÕest affreux : tu as mal au dos, des diarrhŽes, tu piques du nez.

Le mŽdecin me prescrit des mŽdicaments et je les vends pour gagner ma vie. JÕai des clients ici, ils me connaissent. Ce qui nÕest pas bien cÕest quÕon se bagarre entre nous.

Il y a des gens qui prennent du crack pour planer, moi cÕest pour me soigner.

JÕai un fils. Ma mre vit avec nous aussiÉ

[Il sÕen va brusquement, interpellŽ par un Ē client Č.]

E. Kamel, 24 ans

Comment tu rentres lˆ-dedans ? CÕest facile, mais pour en sortir, cÕest mort. JÕai fait de la prison. La rŽinsertion, cÕest de la connerie. On te propose une aide pendant un an et aprs plus rien. Quand on nÕest pas formŽ, pas instruit, on nÕa pas le mot juste pour se prŽsenter. SÕen sortir ? On voudrait bien y croire, mais plein de gens sont dŽjˆ venus, la Croix-Rouge et tout a — des mecs de la tŽlŽ, des chanteurs connus, mais eux cՎtait pour chercher de la coke — et cÕest toujours pareil.

Les vieux, ils sÕarrtent pour parler avec nous. Eux personne ne les aide. SÕil nÕy avait pas de problme social, il nÕy aurait pas de crack.

Tu peux prendre du crack sans problme. Pour payer, tu te dŽmerdes. Ici il y a des flics partout parce cÕest le bordel sur un trottoir dÕune grande avenue, des gens se plaignent, a se voit, mais les gros dealers ils sont lˆ, dans les petites rues, personne ne leur casse les couilles.

Avec le crack, tu oublies tout.

F. Douala, 31 ans

Moi je prends pas de drogue, juste des mŽdicaments. Je suis nŽ ici, jÕai commencŽ vers 25 ans. JÕai perdu mes parentsÉ JÕai une fille qui a 6 ans, mais elle vit avec sa mre. Je voudrais sortir de cette merde pour rŽcupŽrer ma femme et ma fille. Je fume du shit de temps en temps, et je prends des cachets, pour oublier tout a. JÕoublie tout, je marche seul, je marche seul.

CÕest bien ce que vous faites, aidez-nousÉ

G. Hafid, 27 ans

[Trs peu marquŽ mais avec un regard trs vif toujours ˆ la recherche de quelque chose, peut-tre le crack.]

Je suis venu du Maroc pour rejoindre ma famille installŽe en France mais comme je suis trs ttu, le rŽsultat est lˆ. Je viens de sortir de trois mois de prison pour cambriolage avec escalade.

JÕai touchŽ ˆ toutes les drogues : trois ans dÕhŽro•ne, la coca•ne, le shit et un peu plus de deux mois dans le crack.

Je suis rentrŽ dans la drogue par ma petite amie qui mÕa fait gožter une fois et je me suis dis : cÕest fini, cÕest la dernire fois ; et chaque fois, cՎtait la dernire fois jusquՈ ce que je sois devenu un accro et que le pige se referme autour de moi.

Je nÕai jamais ŽtŽ dans un centre mais par contre jÕai frŽquentŽ une association dans le treizime, mais ce sont des solutions provisoires. Je suis allŽ les revoir ce matin et ils mÕont dit quÕil faudrait revenir la semaine prochaine. On ne peut pas sÕen sortir avec ces moyens dŽrisoires.

Il y a une chose que je ne me pardonnerai jamais : jՎtais tellement en manque que jÕai volŽ les Žconomies de ma mre et la pauvre, elle Žtait dŽmunie face ˆ ce problme, mes frres aussi, mais aucun ne touche la drogue ; il nÕy a que moi sur les quatre.

Je suis trs content de vous avoir parlŽ et je trouve trs bien ce que vous faites. JÕespre que le dŽclic viendra gr‰ce ˆ vous.

H. Mahmoud, 26 ans

[Trs marquŽ par la drogue malgrŽ son jeune ‰ge. Venu dÕAlgŽrie avec un bac + 3 (commerce international). Il a suivi le chemin habituel des toxicomanes ˆ savoir lÕhŽro•ne, la coke et le crack.]

Je ne suis pas souvent ˆ Ch‰teau-Rouge ; je viens deux ou trois fois par semaine voir les copains.

Je sais que le fait de venir dans le quartier revoir les copains nÕest pas une bonne chose car a ne me laisse pas lÕoccasion de mÕen sortir. CÕest pour cela que je trouve lÕidŽe dÕun Samu-toxicomanie est une bonne chose.

Il faut savoir que notre problme ˆ nous, cÕest la prŽcaritŽ qui ne nous aide pas et du coup on se retrouve dans un cercle vicieux : on nÕa pas de logement, pas de travail, on erre dans les rues pour se retrouver, sans sÕen rendre compte, sur notre lieu habituel : celui du trafic.

Je connais les Narcotiques Anonymes et jÕai assistŽ ˆ une de leurs rŽunions, mais ces gens-lˆ ne peuvent me trouver ni un logement, ni un travail : comment voulez-vous quÕils mÕaident ?

Je trouve votre idŽe trs bien. Quand est-ce que votre bus va commencer ?

Moi, je nÕai jamais ŽtŽ dans un centre pour les toxicomanes. Je consulte de temps en temps mon mŽdecin traitant qui me prescrit du Subutex que je complte avec du shit ou du crack.

Je sais que je suis jeune et je nÕai pas envie de continuer dans ce chemin ; jÕespre mÕen sortir le plus rapidement possible.

Merci de votre aide.

I. Jacques, 35 ans

[Jacques refuse initialement dÕassumer sa position de toxicomane. Il avoue seulement prendre quelques joints de shit occasionnellement. Mais ses yeux embrouillŽs, ses gestes un peu dŽsordonnŽs, ses rires nerveux donnent ˆ penser quÕil est plut™t accro au crack. Il semble mme que sa dernire dose ne soit gure ancienne. DÕailleurs, le copain qui lÕaccompagne, qui, lui, assume sa consommation de crack, semble sÕamuser de le voir jouer ce personnage et de lui voir commettre pas mal de bourdes.]

Je viens dÕHa•ti. Je suis venu en France avec toute ma famille, il y a 19 ans, pour des raisons politiques, des problmes avec les Tontons Maccoutes. Je travaille depuis quatre ans dans le b‰timent, de huit heures du matin ˆ cinq heures le soir. La vie est difficile. Je gagne 8 000 F et jÕarrive pas ˆ payer mon loyer de 1 500 F.

Une chose est sžre, vous ne pouvez pas changer ma vie. Pour les toxs, cÕest pareil. Il nÕy a quÕeux qui peuvent changer leur vie. Bien sžr, vos conseils sont importants. Vous voulez leur apporter une aide. Mais sÕils nÕattrapent pas cette aide ˆ un moment donnŽe, leur vie est foutue. Il faut que la personne ait confiance en elle-mme pour avoir confiance dans les autres.

Dans la sociŽtŽ, il y a une place pour tout le monde. Quand tu es un chien, tÕes pas un Žtranger. Tu as un ma”tre qui te nourrit et tu es heureux. Mais quand tÕes un tox, tu es pire quÕun chien. Tu nÕes mme pas considŽrŽ comme un animal. Et les gens ne prennent mme pas leur chance, en plus.

JÕai habitŽ cinq ans rue dÕAubervilliers, quand jÕavais des problmes de papiers. Je voyais les gogos qui sÕen foutaient plein les poches. Ils croyaient que cՎtait Dieu qui les faisait travailler ! Mais ils sont pires que des criminels. Ils prennent la vie des gens pour rien. Pour un tox, au bout de cinq secondes, tÕas plus rien. Plus rien dans les poches et la fumŽe est partie dans ton nez. Ils ont inventŽ a pour claquer les pauvres. Dans toutes les communautŽs, il y a des tra”tres, des Satans. Ils ne recherchent que le portefeuille et sÕen foutent quand les gens trŽpassent.

Il y a beaucoup de rglements de compte dans la drogue. JÕaime pas beaucoup lÕinjustice. Mais les toxs, cÕest un monde de loups, cÕest le monde de la mort. Les gens y sont fous. Pour rien, ils te crvent. Des fois, ils ont des enfants. Vous imaginez lՎducation ?

Pour les toxs, il leur faut de lÕaide et quÕils prennent cette chance. Si quelquÕun rŽflŽchit bien, il comprend ce que vous dites. CÕest normal dÕavoir une aide, cÕest obligatoire. Mais le problme, cÕest la pression de tous les c™tŽs. SÕil y a une pression, lÕhomme ne comprend plus rien. Il nՎcoute plus. La pression, cÕest bien sžr le besoin de se droguer. Mais ils nÕont rien dans la tte !

Ici, jÕappelle cet endroit le couloir de la mort. Y a plus dÕamis, plus de copains, que des traites. Mais si tu as de la tune, tu as plein dÕamis. Les gens viennent ici pour sniffer leur Subutex parce que a cožte pas cher et cÕest facile ˆ se procurer. CÕest pas si bien que le crack. Enfin, je ne crois pas. Votre idŽe dÕun Samu, cÕest bien. Parce que les gens qui restent ici, ils restent dedans [rires]. Il faut casser leurs habitudes. CÕest a le plus important. Mais nÕy a quÕeux qui peuvent dŽcider.

Moi, vous savez, je crois en Dieu, sinon je serais tombŽ au fond de la merde Je sais que le Grand Ma”tre est lˆ. Si vous ne lՎcoutez pas, il vous tabasse, en utilisant vos Ē amis Č. La drogue, cÕest Satan. Il peut tenter nÕimporte qui. CÕest le mauvais chemin. Mais si vous faites des actions malhonntes, vous ne pouvez pas croire en Dieu.

Je connais bien le Vaudou. Ca fait partie des choses malŽfiques. Pour les marabouts, a ne sert ˆ rien. CÕest inutile.

Moi, jÕai une ‰me. La drogue, elle, trahit lÕindividu. Elle nÕest pas honnte. DŽtruisez les tres humains, dit Satan. Alors, il faut prendre conscience de tout a.

Moi, je crois que vous tes un messager de Dieu. Vous venez nous apporter un message.

CÕest sžr, cÕest Dieu qui vous envoie. Je le sais !

K. Jean-Franois, 30 ans

Je pense constamment ˆ la drogue. CÕest une grosse portion de ma vie.

La prŽvention est nŽcessaire, ds la jeunesse. Personne nÕest ˆ lÕabri de la drogue. Il suffit dÕune dŽprimeÉ Vers 14-15 ans, jՎtais anti-drogue. Je me suis mis ˆ vendre du shit. Ce nՎtait pas de la drogue dure. Je faisais comme les autres, cՎtait lՎpoque des concerts de reggae. Plus tard, jÕai pris de lÕhŽro•ne, de la coca•ne, du crackÉ

Pourquoi prendre de la drogue ? Parce quÕon ne sÕaime plus. Avec la drogue, on se sent plus fort, on prend des risques, on met sa vie en danger, on se retrouve face ˆ face avec la mort. Quelque part cÕest pervers, on se fait du mal.

LÕannŽe dernire, jÕai failli mourir. Je buvais beaucoup dÕalcool et jÕai pris 5 gr de coke. Je suis sorti dans la rue comme un fou, jÕhallucinais, je criais nÕimporte quoi, je dŽlirais compltement. On mÕa retrouvŽ sous un banc. Aprs je ne sais plus. Je me suis rŽveillŽ ˆ lÕh™pital, on me faisait des Žlectrochocs. Ils mÕont vraiment sauvŽ la vieÉ

JÕai essayŽ dÕarrter plusieurs fois. Ma femme Žtait anti-drogue, elle a toujours voulu que jÕarrte. Moi je dŽpensai tout lÕargent, jÕai liquidŽ mon compte et son compte. JՎtais violent, jÕai vraiment fait des conneries. JÕai eu une femme en or et jÕai tout perdu, ma femme et mon fils. Ca a ŽtŽ entirement de ma faute. JÕavais des impayŽs avec le TrŽsor public, je ne me suis pas prŽsentŽ devant le tribunal. JՎtais aussi alcoolique, je buvais une bouteille de Ricard. Mes beaux-parents mÕont menacŽ de la prison. JՎtais dÕaccord pour aller en prison pour arrter la drogue. Cela a ŽtŽ dur, cette cassure. JÕai arrtŽ "ˆ la dure".

Je suis sorti de prison en mai 2003. Depuis je suis sorti de lÕhŽro•ne. JÕavais un squat ˆ Villeneuve, mais je nÕavais pas de serrure. Une famille dÕAfricains a occupŽ mon squat. En ce moment, je prends des galettes mais pas tous les jours. Il faut que je quitte Paris. Je squatte dans une cave dans le quartier. Je ne touche pas le RMI, je ne veux pas tre assistŽ. Je ne prends pas de Subutex, ni de MŽthadone. CÕest de la came, mais cÕest tolŽrŽ. Mais cÕest encore pire, on est vraiment accro au Subutex. CÕest pire que lÕhŽro•ne. Psychologiquement, jÕai trs peur de lÕhŽro•ne, elle a g‰chŽ ma vie.

La crŽation dÕun Samu-toxicomanie ? CÕest bien, cÕest une occasion de sortir de la drogue. Aller se reposer ˆ lՎcart, ce serait un privilge. Le plus difficile est de faire le premier pas. Si les gens qui soignent sont performants, on peut sÕen sortir.

Pour dŽcrocher, il faut quitter les lieux de vente, avoir un travail et tre accompagnŽ dÕune personne forte qui peut comprendre ce mal de vivre. JÕen ai marre de la drogue. Le problme cÕest que je fais du surplace. Je ne mÕoccupe pas de mes papiers. JÕaimerai mÕassumer moi-mme.

Les Narcotiques Anonymes ? Non, je nÕai aucune information sur eux.

Pour sortir de la drogue, il faudrait tre normal, se battre. Quand jՎtais jeune je dessinais super bien, jÕaimais le thŽ‰tre. Mais cÕest fini maintenant. Je nÕai jamais su finir les choses. Parfois je me dis que je suis un ratŽ. JÕai plein dÕamis et souvent on mÕa tendu la percheÉ Mais jÕai une peur en moi. La nuit je pense trop ˆ ce que je suis devenu. On nÕa pas eu de grands malheurs comme la guerre, les camps de concentration, etc. Pourquoi se droguer ? CÕest une Žnigme.

Je mÕen veux dՐtre devenu comme ca. Un toxicomane ne veut pas assumer la vŽritŽ. CÕest un combat avec soi-mme.

Mon ex-femme a refait sa vie. Elle a toujours travaillŽ, elle veut une vie stable, pas une vie de nomade. Mon fils a plus de 2 ans, je ne lÕai pas vu grandir. Je me promne avec lui dans les parcs. Mon gamin cÕest sacrŽ. Je ne prends jamais de drogue quand je le vois. Il est ŽveillŽ, il parle bien. Il me manque ŽnormŽment, cela fait un mois que je ne lÕai pas vu. Je lÕaime.

Notre bilan

Quelques thmes constants ressortent de cette soirŽe et de la prŽcŽdente.

DŽcrocher du quartier, condition nŽcessaire pour espŽrer dŽcrocher de la drogue

Ē Il faut fuir ! Il y en a qui disent plut™t quÕil faut rester lˆ et affronter le produit. Pour moi cÕest non ! Plus tu es loin, mieux cÕest ! Č

Ē Venir ici, cÕest dangereux. Č

Ē Il faut bouger du quartier Č.

Ē Il faut tout couper. Č

Ē Ce quÕil faut, cÕest sՎloigner du coin, se retrouver dans un endroit o on conna”t personne. Č

Ē Il faut que je quitte Paris. Č

Ē Pour dŽcrocher, il faut quitter les lieux de vente Č.

Pour dŽcrocher de la drogue, le point incontournable est de dŽcrocher du quartier. Corollairement, les structures et les professionnels qui fixent les toxicomanes dans le quartier ne les aident pas ˆ dŽcrocher.

Un dŽclic ne saurait se commander. On peut du moins en offrir lÕoccasion.

Ē JÕespre que le dŽclic viendra gr‰ce ˆ vous. Č

Ē La crŽation dÕun Samu-toxicomanie ? CÕest bien, cÕest une occasion de sortir de la drogue. Aller se reposer ˆ lՎcart, ce serait un privilge. Le plus difficile est de faire le premier pas. Si les gens qui soignent sont performants, on peut sÕen sortir. Č

DŽcrocher suppose un dŽclic. Rien ne peut garantir, en particulier de lÕextŽrieur, un tel dŽclic : il dŽpend de lÕexistence propre de chaque toxicomane, existence opaque ˆ celui-lˆ mme qui la vit. SÕil nÕest pas possible de programmer un tel dŽclic, il doit cependant tre possible dÕen offrir lÕoccasion, et ce autant de fois que nŽcessaire. Tel est le but propre dÕun Samu-toxicomanie. Ce but est bien compris par les toxicomanes rencontrŽs.

ResponsabilitŽ de chaque toxicomane vis-ˆ-vis de lui-mme

Ē Une chose est sžre, vous ne pouvez pas changer ma vie. Il nÕy a que les toxs qui peuvent changer leur vie. Č

Ē Il faut casser les habitudes. CÕest a le plus important. Mais il nÕy a que les toxicomanes qui peuvent dŽcider. Č

Ē JÕai vraiment fait des conneries. JÕai eu une femme en or et jÕai tout perdu, ma femme et mon fils. Ca a ŽtŽ entirement de ma faute. Č

Le point essentiel par o passe le courage de chaque toxicomane semble bien consister en un acte : accepter de se voir comme toxicomane, ou Ē dŽpendant Č (non comme Ē usager Č, manire insignifiante de se nommer qui Žvite le face ˆ face avec le problme), et se tenir pour responsable de cet Žtat. Certes, poser courageusement un tel acte de parole ne suffit nullement ˆ dŽcrocher mais Žtablit au moins un point — qui peut sembler minuscule mais ne lÕest nullement : ˆ preuve les difficultŽs pour le poser — ˆ partir duquel il devient possible dÕengager quelque chose, fžt-ce quelque long pŽriple de 10 ans pour sÕen sortir. Nos rencontres avec les Narcotiques Anonymes nous ont rendus sensibles ˆ cet aspect subjectif des choses.

Corollairement, ceux qui poussent les toxicomanes ˆ biaiser sur la nomination de leur Žtat (en se nommant simplement Ē usagers Č), ˆ faire semblant que leurs actes sont la faute des autres plut™t que ne relvent prioritairement de leur responsabilitŽ, ceux qui orchestrent le toxicomane comme victime, par exemple victime de la prohibition (comme si cՎtait la prohibition qui faisait le danger principal du crackÉ), tous ces gens ne font que prolonger la situation dans laquelle les toxicomanes sont enfermŽs.

CulpabilitŽ du toxicomane

Ē Est-ce que je veux ainsi mÕautodŽtruire ? Peut-tre quÕon sÕen veut dՎchecs accumulŽs et quÕinconsciemment on vient sÕen punir. Č

Ē Il y a une chose que je ne me pardonnerai jamais ČÉ

Ē Parfois je me dis que je suis un ratŽ. JÕai une peur en moi. Je mÕen veux dՐtre devenu comme ca. Č

Certains toxicomanes thŽmatisent leur autodestruction comme une sorte de punition quÕils sÕinfligeraient.

Il appara”t ici clairement que Ē culpabilitŽ Č nÕest pas Ē responsabilitŽ Č : la culpabilitŽ est plut™t destructrice.

Dans les toxicomanes rencontrŽs (ils sont tous ‰gŽs, entre 30 et 40 ans, et connaissent la drogue depuis leur majoritŽ, soit des parcours dans la drogue dÕune moyenne de quinzaine dÕannŽes !), peu de Ē revendication Č de la drogue, comme plaisir, moins encore comme jouissance, et aucune comme puissance mais plut™t comme une impuissance triste, ŽdifiŽe sur fond de grande culpabilitŽ au regard du profond g‰chis que la drogue signifie.

Cette culpabilitŽ est-elle un levier ? Peut-elle lՐtre ? Sans doute pas.

Il semble que chaque fois que quelquÕun dit avoir pu dŽcrocher, cÕest plut™t dans la joie dÕune nouvelle puissance, certes validŽe par le dŽgožt de la came mais cependant joie en elle-mme de pouvoir enfin poser un acte libre et responsable, de pouvoir envisager autre chose.

Bref, le dŽclic recherchŽ ne semble pas pouvoir provenir dÕune exploitation Ē positivante Č de la culpabilitŽ.

Le nihilisme du toxicomane

Ē Oui, je considre que je mÕautodŽtruis. Č

Ē Pourquoi prendre de la drogue ? Parce quÕon ne sÕaime plus. Avec la drogue, on se fait du mal. Č

Lucien le dit le plus clairement : Ē On veut inconsciemment se punir. Mais au moins comme cela on fait quelque chose. Č Au moins ˆ se dŽtruire, on fait quelque chose, on agit, on veut.

SÕil faut prendre appui sur quelque chose dans cet Žtat, cÕest peut-tre sur ce point, qui nÕest pas, lui, de culpabilitŽ : au moins le toxicomane met en Ļuvre une Žnergie importante. Certes cette Žnergie est Ē mal tournŽe Č, dŽsorientŽe, mais cette Žnergie, voilˆ peut-tre lÕesquisse possible dÕun point dÕappui.

Appui en quelques points de fiertŽ

Ē JÕessaye de rester propre. Vous trouvez que jÕai mauvaise allure ? Č

Ē JÕai meilleure mine maintenant. Č

Plusieurs toxicomanes rencontrŽs nous ont dit faire attention ˆ leur corps, ˆ leur allure, ˆ ne pas vouloir ressembler ˆ des clochards. Visiblement ils travaillaient positivement leur image dÕeux-mmes et Žtaient ainsi fiers dÕun point gagnŽ, quÕils voulaient tenir contre vents et marŽes.

Ce type de point dÕappui semble de grande importance ; il peut patiemment tresser les conditions pour quÕau bon moment, le fameux dŽclic se produise.

Qui fait face au toxicomane ?

Le point essentiel est aussi que le toxicomane puisse rencontrer des gens qui lui font face, non seulement croiser le policier et le juge (qui se dressent en travers de leur route) mais rencontrer des travailleurs sociaux, des mŽdecins et des militants qui ne marquent aucune complaisance ˆ son endroit et cependant se disposent pour lÕaider. Encore faut-il quÕil sÕagisse bien pour ces gens de lÕaider ˆ dŽcrocher. Un Samu-toxicomanie nÕaurait de sens que si y agissaient des gens convaincus de tout cela, des gens Ē performants Č comme disait Jean-Franois, et non pas des gens tentant dÕamŽnager la consommation de drogues dans cette sociŽtŽ et profitant de la situation pour se tailler une sinŽcureÉ

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Troisime soirŽe (mardi 2 dŽcembre 2003)

 

 

 

Le temps Žtait une fois de plus en notre faveur, mais il y avait moins de monde que dÕhabitude, vers 22 heures, dans les rues du XVIII”. Voici les propos recueillis lors des Žchanges autour de notre tract.

Propos recueillis

A. Hacne, 29 ans

JÕai 29 ans et je suis nŽ ˆ Cambrai. Mes parents sont tunisiens. CÕest dur pour moi. RŽcemment jÕhabitais un studio que je louais 397 euros et je ne touchais que 410 euros de RMI. Faites le calcul : il ne restait que 13 euros pour vivre. Je vends des cachets pour vivre et acheter mon crack. Mais pas tous les jours. Je peux dŽpenser 300 euros en une soirŽe mais aussi rester quinze jours sans prendre de crack. CÕest pas automatique.

JÕai commencŽ ˆ me dŽfoncer ˆ lÕhŽro•ne ˆ Cambrai. Au bout dÕun moment, jՎtais trop mal. On mÕa conseillŽ dÕaller ˆ Marmottan pour une post-cure. Mais ˆ Marmottan il nÕy a pas de place. Il faut attendre. Et puis, avant la post-cure, il faut suivre une pŽriode de sevrage ˆ lÕh™pital. Les structures du coin vous envoient en hospitalisation pour quinze jours et puis lÕh™pital vous remet dans la rue car il nÕy a de place nulle part.

Il me fallait sortir ˆ la fois de lÕhŽro et du Subutex. Pour lÕhŽro•ne, le sevrage physique a ŽtŽ trs rapide, environ une semaine. En revanche, pour le Subutex, il a durŽ quatre semaines ! Au dŽpart, on mÕa prescrit 12 milligrammes par jour de Subutex. Les mŽdecins mÕont demandŽ de diminuer de 2 mg par mois. Ė Marmottan, je devais atteindre 8 mg pour tre pris en post-cure. Ils refusaient de me prendre en charge avec un dosage supŽrieur. Durant cette pŽriode de sevrage progressif, personne ne me venait en aide. Il nÕy avait aucun encadrement. Je nÕy arrivais pas. Je me rŽpŽtais souvent au fond de moi-mme : pourquoi souffrir ?

MalgrŽ tout, jՎtais prt ˆ faire cet effort. Je me disais que celui qui ne tente rien nÕa rien. Il fallait que je me soigne avant tout. JՎtais motivŽ. JÕavais la chance de pouvoir manger et dormir quelque part. Je voulais fonder une famille et surtout quitter Paris et partir dans le sud. Si je restais ici, cՎtait foutu ˆ jamais.

JÕai beaucoup souffert avec le Subutex. Je nÕarrive toujours pas ˆ mÕen dŽfaire.

Ė Marmottan, jÕattends beaucoup dÕheures dans la salle dÕattente. Il faut vraiment en vouloir. JÕai demandŽ ˆ avoir un appartement thŽrapeutique dans le centre mais en vain, jusquՈ prŽsent. Il faut attendre. Toujours attendre. Mais attendre quoi ?

On peut se sevrer physiquement assez rapidement. Ca, cÕest assez facile. Mais aprs, il y a le sevrage psychologique et lˆ, cÕest trs dur. On ne peut pas y arriver tout seul. Et les moyens sont inexistants. Les mŽdecins nous reoivent en consultation. Ils nous prescrivent sans problme mais il nÕy a aucun dialogue. On ne parle de rien. Ė croire quÕils font tout a pour nous laisser dedans. Ils ne se rendent pas compte que dŽcrocher du Subutex, cÕest trs dur. Jamais, ils ne parlent de thŽrapie. Actuellement je fonctionne au SkŽnan 100 mg. CÕest super-puissant. Ca contient de la morphine. Je le paie dix euros la plaquette de sept. Et sÕil le faut, je peux faire quatre ou cinq toubibs dans la journŽe pour avoir les ordonnances. Peu importe. JÕai la carte Vitale et je bŽnŽficie de la CMU.

B. Franois, 32 ans

JÕai 32 ans et vous avez compris ˆ mon accent que je suis originaire de Toulouse. JÕai une copine et je suis pre dÕun petit garon. Je ne le vois pas trs souvent car ma copine a disparu et je ne sais pas o elle est. Je suis venu lˆ pour me taper une petite galette. Ca fait du bien et jÕen ai besoin. Ca me monte ˆ la tte, dure environ cinq minutes puis a redescend brusquement. CÕest trs dur, ˆ ce moment-lˆ. On a envie dÕen reprendre aussit™t. CÕest pour a que jÕachte carrŽment une galette.

Je frŽquente rŽgulirement le centre de la Croix-Rouge dans le 5me. On sÕoccupe bien de moi. Un psy et un docteur mÕassistent ˆ tout instant. Pour le moment, cÕest toute ma vie.

Je suis constamment un traitement par mŽthadone, pour enlever le manque. Ca mÕaide beaucoup. JÕai essayŽ le Subutex pendant trois ans mais je ne mÕen sortais pas. AujourdÕhui, je me sens en meilleure forme.

Je vous quitte car je me sens un peu mal. CÕest sympa de venir nous parler. Mais moi, je suis encore ˆ fond dedans. Je prends du crack.

C. Salem, 42 ans

Je suis dans la rue depuis 8 ans, et dans la drogue depuis 18 ans.

JÕai pris de lÕhŽro•ne, puis jÕai arrtŽ avec la mŽthadone. Aprs, jÕai arrtŽ la mŽthadone mais ensuite je suis passŽ au crack, depuis 8 ansÉ JÕespre un jour mÕarrter aussi pour le crack.

Faut dire que jÕai eu un problme : jÕai un enfant qui est dŽcŽdŽ. JÕai arrtŽ lÕhŽro ˆ cause de a : jՎtais pas lˆ quand il est mort, et il avait besoin de moi. Il avait 9 mois. JÕai jurŽ ˆ ma femme dÕarrter et jÕai tenu, 5 ans. JÕai pris pour cela de la mŽthadone, et jÕai arrtŽ aussi la mŽthadone. Ensuite jÕai pris du SkŽnan et puis le crack. Maintenant jÕai laissŽ ma femme, et mes enfants.

JÕai 42 ans, et jÕai commencŽ ˆ 24 ans. CՎtait dŽjˆ dans le quartier. JÕai commencŽ avec des gens qui mÕont dit : Ē cÕest bien Č. JÕai commencŽ par lÕhŽro•ne.

Pour arrter, jÕai ŽtŽ ˆ c™tŽ de la gare du Nord ˆ Fernand Vidal [lÕh™pital] ; ils mÕont aidŽ. Mais cÕest moi qui ai arrtŽ. Ils mÕont jamais proposŽ de post-cure.

Maintenant, si je trouve une post-cure, jÕarrte. Pour moi, 18 ans, cÕest comme 3 mois : je peux arrter, mais je peux pas y arriver dÕun seul coup. Le crack, tu as a dans la tte.

Si tu veux arrter, tu sors de Paris, tu es tranquille. Tu cherches plus lÕhŽro•ne, tu connais personne. Ici tu connais tout le monde, tu vas aller en chercher.

Je suis marocain. Je suis ici depuis 1979. JÕai des enfants et une femme. Je connais plus personne au Maroc : cela fait 24 ans que jÕy ai pas ŽtŽ.

JÕai plusieurs mŽtiers : maonnerie, cariste, prŽparateur de commodes (jÕai travaillŽ trois ans dans les meubles)É JÕai tout le temps travaillŽ, sauf depuis sept mois. Mme en vivant dans la rue, jÕai travaillŽ : je me levais le matin pour prendre le train et aller au boulot. Mais quand ils ont su que je fumais, ils mÕont vidŽ.

Je vis ˆ droite ˆ gauche. Pour le repas, je vais ˆ la mosquŽe.

QuÕest-ce que je cherche ˆ fumer le crack ? Ė la vŽritŽ, jÕai rien trouvŽ dedans, mais dans la tte, il faut que je fume, il faut que je me calme avec a. Il y a pas de dŽfonce avec le crack. Au dŽbut, oui. Mais maintenant, rien ! Tu fumes juste pour tenir debout.

Je vais ˆ EGO : ils discutent avec les gens, mais je sais pas ce quÕils font. De toutes faons, si je sors de tout a, il faut que ce soit moi tout seul.

Les Narcotiques Anonymes ? Je connais pas. Mais cÕest intŽressant de sÕentraider.

Pour sortir de a, il faut un coup de pouce. Pour moi, le plus important, cÕest le boulot. Si je trouve un boulot, je peux oublier tout. CÕest vrai quÕil y a sept mois, on mÕa virŽ du travail parce quÕils ont vu que je fumais ; mais depuis sept mois, jÕai beaucoup rŽflŽchi. Et jÕai diminuŽ la dose : avant je fumais 10 ˆ 13 fois par jour ; aujourdÕhui, jÕai fumŽ seulement une fois, cÕest tout.

Pourquoi alors je suis encore lˆ dans la rue ˆ cette heure ? JÕattends encore un peu avant dÕaller trouver un endroit pour dormir.

Est-ce que je cherche ˆ mÕautodŽtruire ? CÕest possible, je dis pas le contraire. Mais cÕest pas tout le monde pareil. Il y en a qui disent : Ē je veux mÕen sortir ; il faut que je trouve quelquÕun et jÕoublie le crack Č. Il y en a beaucoup qui sÕen sont sortis, et qui sont partis loin dÕici. Ils ont quittŽ Paris.

Le truc intŽressant, cÕest a : tu quittes Paris, tout est effacŽ ; tu peux oublier cela, la galre du crack : mais si on reste ici, cÕest toujours pareil. Tu restes sur Paris : tu sors jamais de cette galre.

JÕespre que votre Samu-toxicomanie, a va marcher pour tous les gens comme moi. CÕest bien ce que vous faites.

D. SŽverine, 32 ans

[Cette jeune femme, qui ne semble pas trop marquŽe physiquement par ses pratiques, est la premire femme toxicomane avec qui nous discutons longuement dans la rue. Elle tournait depuis quelque temps autour de notre attroupement, attendant le moment propice pour engager la conversation et raconter son histoire. Lˆ voici.]

La seule solution pour sÕen sortir, cÕest partir de Paris. Tant que la personne reste ici, cÕest impossible : elle retombera ˆ chaque fois. Et pour oublier le crack, il nÕy a aucun traitement.

Je suis partie pendant un moment de Paris, jÕai pas voulu continuer jusquÕau bout ˆ mÕenfoncer. Au bout de trois ans de crack, jՎtais mal dans ma peau. Avant, jՎtais aux cachets, et puis jÕai rŽussi ˆ mÕarrter. Ensuite le crackÉ JÕy touche encore, mais cÕest plus comme avant.

Mon corps est habituŽ au crack, a me manque. Mais cÕest plus pour le plaisir : tout est dans la tte, cÕest trs trs dur.

Je suis entrŽ dedans car jÕai vu une copine le fumer. Quand jÕai vu que cՎtait un bon dŽbut, cela me faisait oublier les problmes que jÕavais.

Avant je fumais 4 ou 5 galettes. AujourdÕhui, je fume plus quÕune galette [a fait environ 4 prises par galette]. CÕest dŽjˆ pas mal.

Pour vivre, je tapine. Mais cÕest dangereux.

JÕai pas de famille, je suis de la DASS, jÕai 32 ans.

Ė 20 ans, jÕai commencŽ direct par le crack. JՎtais avec des copines qui touchaient que cela. JՎtais dŽjˆ alcoolique, mais je me suis fait soigner pour a.

JÕai senti ˆ un moment le danger. Je suis partie dans le Sud en voyage pendant trois mois. Quand je suis revenue, je suis retombŽe, mais pas comme avant. Maintenant je pense ˆ mon h™tel, je pense ˆ manger. Je garde pour cela de lÕargent. JÕai senti que si je continuais comme avant, je serais morte, ou en prison.

Les NA ? Je connais pas.

Le Samu-toxicomanie ? CÕest une bonne idŽe, cÕest la seule solution.

Comment aprs une post-cure, on peut ne pas retomber si on est amenŽ ˆ revenir dans le quartier ? Celui qui revient de post-cure, il lui faut un suivi, il lui faut quelquÕun avec qui parler quand il va pas. Alors, mme sÕil revient dans le quartier, il retombera pas. CÕest a dont on a besoin : parler avec des gens. Avec le crack, on perd la mŽmoire ; mais en parlant, on retrouve la volontŽ.

Celui qui veut vraiment sÕen sortir, cÕest parce quÕil a touchŽ le fond.

Moi, je compte entrer dans un centre. En attendant, je touche un peu.

JÕai travaillŽ dans la restauration. Mes seuls amis, cÕest les gens de la rue.

Je connais EGO, ils mÕont dit que quand je serais prte, ils me trouveront peut-tre un stage, et un appartement.

Mais personne ne peut vous aider, sauf vous-mme ; et si vous dites Ē Stop ! Č, cÕest stop !

Merci dÕavoir parlŽ ensemble. Ca me fait du bien.

E. Karim 41 ans

[Karim est une pharmacie ambulante. Il sÕest spŽcialisŽ dans la revente de toutes sortes de mŽdicaments : on trouve sur lui des produits pour lÕestomac, le stress, les maux de tte — doliprane —, des produits de substitutions, etc...]

JÕai fait plusieurs fois de la prison pour dŽtention de produits illicites, mais la premire fois, cՎtait en 1984 pour revente de la drogue au sein de lÕuniversitŽ de la Sorbonne o je prŽparais un DEUG ; jÕai pris de la prison pour un an ferme.

Je suis mariŽ ˆ une ex-toxicomane qui essaye de sÕen sortir depuis quelques mois et elle refuse de me revoir de peur de replonger dans la drogue. Elle a dŽcidŽ de sÕen sortir toute seule sans aucune aide extŽrieure, mais il faut dire quÕelle a vraiment touchŽ le fond et tout a, cÕest par ma faute : cÕest moi qui lÕavais fait entrer dans la drogue quand elle avait 16 ans. Les premires semaines de son abstinence Žtaient trs dures mais gr‰ce ˆ sa volontŽ et ˆ sa mre, elle a pu sÕen sortir ; maintenant elle fait une formation en informatique.

Nous avons deux filles de 7 et 8 ans qui sont placŽes par la DASS dans une famille dÕaccueil.

Est-ce que je veux la drogue ? La drogue nÕest pas vraiment un besoin pour moi. CÕest vrai que je nÕarrive pas ˆ dŽcrocher mais je vous assure que chaque soir avant de mÕendormir je me culpabilise et je me dis : demain, a va tre une nouvelle vie, une vie sans drogue ; mais malheureusement la tentation est Žnorme et la machine repart et cÕest pratiquement tous les soirs comme a. Et tout a me fait de la peine parce que jÕai une sĻur qui mÕhŽberge chez elle et je vois que malgrŽ son salaire de smicarde, elle arrive ˆ payer son loyer, ˆ subvenir ˆ ses besoins mais aussi ˆ me dŽpanner souvent et elle me dit : Ē essaye de tÕen sortir et je ferai tout pour toi : ramener ta femme, tes enfants et de lÕargent si tu en as besoin Č. Mme ma femme mÕencourage parce quÕelle reprŽsente tout pour moi et vice versa, mais comme je vous lÕai dŽjˆ dit : la tentation est trs grande et je ne trouve personne qui mÕaide ˆ mÕen sortir, je parle de professionnels. Je sens que ma vie se dŽtruit petit ˆ petit et jÕai peur quՈ la fin, il nÕy ait plus rien ˆ reconstruire.

Je pense que votre idŽe de Samu-toxicomanie va aider des gens comme moi pour dŽcrocher parce que ce qui nous manque, cÕest une main qui nous soit tendue sur le terrain. Moi, je nÕai pas le temps de penser ˆ aller voir des associations ou des centres ; toute ma pensŽe est concentrŽe sur la drogue et cette discussion avec vous mÕa permis dÕextŽrioriser ce que jÕavais sur le cĻur. Merci !

Je pense que le tox peut tre un malade mental : quand on voit lՎtat de certains toxs aprs leur consommation, on se demande vraiment o il est le plaisir ; mais il y a aussi des victimes parmi eux, des gens qui nÕont pas choisi la drogue mais qui sont tombŽs dedans par amour ou par trahison (les amis). 90 % si ce nÕest pas plus des tox sont des dŽlinquants, parce que pour subvenir ˆ leurs consommations, ils doivent passer par toutes sortes de trafics. Quand un tox a dŽpensŽ toutes ses Žconomies et celles de ses proches, il se retourne vers lÕextŽrieur et cÕest le dŽbut de la dŽrive.

Les produits de substitution ? JÕai essayŽ la mŽthadone mais cՎtait la pire des expŽriences parce que je suis devenu trs dŽpendant, autant quÕavec la vraie drogue. Le Subutex, cÕest moins grave parce quÕil est souple, et je complte avec le crack.

Le problme, cÕest que ma discussion avec vous mÕa mÕencouragŽ sur le champ mais par la suite tout va tre gommŽ comme si je nÕavais jamais rien entendu. DÕo la nŽcessitŽ dÕune Žquipe sur place.

F. Nestor, 28 ans

Je nÕhabite pas ici, je viens de la banlieue parce quÕici on trouve tous les produits au noir (SkŽnan, Rohypnol, RivotrylÉ).

JÕavais commencŽ avec lÕhŽro•ne et la coke, ensuite je me suis mis au crack.

Comment jÕai commencŽ ? JÕai rencontrŽ une fille. On a sniffŽ, puis a a ŽtŽ le premier shoot. Ensuite on sÕest sŽparŽ.

JÕai vraiment envie de mÕen sortir. Je diminue progressivement.

Quand je veux tre bien, me Ē speeder Č un peu pour une soirŽe, je prends un caillou, mais je ne suis pas dŽpendant de la galette. En fait il faudrait que je suive une cure de dŽsintoxicationÉ (il sÕen va prŽcipitamment)

G. Benhamid, 38 ans

Mon pre est maghrŽbin, ma mre franaise, et moi entre les deux.

JÕai deux enfants dÕun premier mariage, mais je ne les vois plus, je ne sais mme pas ce quÕils sont devenus.

JÕai deux autres enfants de cinq ans et trois ans. Ils habitent tout prs dÕici, je les vois mais ma femme ne veut pas se remettre avec moi.

Au dŽbut, je buvais beaucoup, je prenais des cachets, du SkŽnan. JÕai eu un coup de dŽprime et jÕai commencŽ le crack. Je me suis sŽparŽ de ma famille et jÕai replongŽ.

Rien ne me retient ici. Je vole un peu, je vends des cachets, a me permet de mÕhabiller et de payer mon h™tel.

Les flics voudraient quÕon dŽnonce les dealers, cÕest trop dangereux. Des fois ils nous prennent nos mŽdicaments et les piŽtinent.

Je veux vraiment arrter, retrouver ma femme et mes enfants mais un sevrage serait trop rapide.

Quand je ne mÕoccupe pas de mes gosses, a me tue. Il faut que quelquÕun dise ˆ ma femme que je suis prt ˆ tout arrter. Elle ne me croit pas. Moi jÕai la volontŽ, maisÉ

Notre bilan

I. Un Samu-toxicomanie, locomotive dÕune politique de soins

Cette soirŽe nous apporte peu dՎlŽments vraiment nouveaux :

— Toujours le mme refrain, lancinant : quitter le quartier, pour dŽcrocher, pour sÕen sortir. Impossible de se dŽsintoxiquer en restant sur place.

— Toujours Žgalement ce constat : rien ne peut arriver de durable si ce nÕest pas le toxicomane qui dŽcide que cÕest le moment de dŽcrocher. Cependant un Ē coup de pouce Č peut aider au Ē dŽclic Č, peut tre pour le toxicomane lÕoccasion de prendre une dŽcision, dÕamorcer la sortie du monde de la came.

DÕo lÕintŽrt Žvident dÕun Samu-toxicomanie.

Mais nos Žchanges ont abordŽ pour la premire fois la difficile question du Ē et aprs ? Č. Que se passe-t-il si le toxicomane, sՎtant Ē refait une santŽ Č en vivant quelques jours hors de la scne du crack, dŽcide de dŽcrocher ? La rŽponse est bien sžr : il faut quÕil aille dans un centre de post-cure.

Mais y a-t-il encore suffisamment de tels centres ? Combien y en a-t-il encore o le personnel se batte vraiment pour lՎmancipation du toxicomane, pour lÕabstinence et non pas sÕaccommode de la perspective dÕune toxicomanie ˆ vie en Ē mŽdicalisant Č simplement la consommation de toxiques ?

Et puis, aprs le centre de post-cure, o le toxicomane aura passŽ, 3 mois, 6 mois, un an, que se passera-t-il ? Il faudra bien que la personne dŽsintoxiquŽe, remise sur pieds, reparte sur ses propres forces dans la vie, dans la ville, dans la sociŽtŽ, dans le pays. Et si cette personne est amenŽe ˆ revenir, ˆ un moment ou ˆ un autre, dans le quartier de la came, comment ne sera-t-elle pas gravement menacŽe de replonger ?

La femme toxicomane rencontrŽe ce troisime soir nous a rŽpondu : il faut au toxicomane un suivi, quelquÕun en qui le toxicomane ait confiance, quelquÕun qui accepte dՐtre rŽquisitionnŽ quand la situation redevient trop dangereuse, quelquÕun qui serve dÕappui durable, en somme une sorte de Ē parrain Č — comme disent les Narcotiques Anonymes — pour le toxicomane dans son Žmancipation.

Autant dire quÕun Samu-toxicomanie ne peut tre quÕune locomotive pour un convoi beaucoup plus vaste, lÕamorce dÕune cha”ne thŽrapeutique ˆ (re) constituer depuis que la politique de rŽduction des risques a dŽmantelŽ des pans entiers du dispositif de soins. Faut-il ainsi rappeler, une fois de plus, que soigner les toxicomanes, cela doit tre les soigner avant tout de la toxicomanie, comme on soigne les diabtes avant tout du diabte, les grippŽs de la grippe, et les sŽropositifs du sida. La lutte contre le sida a servi de Cheval de Troie pour dŽmanteler la lutte contre la drogue. Il sÕagit aujourdÕhui de reconstruire un dispositif de soins cohŽrent pour soigner les toxicomanes de la toxicomanie et pas seulement des autres maladies.

Il faut rŽinvestir dans des post-cures sŽrieuses et non pas complaisantes. Et le combat contre la drogue ne pourra tre consistant que sÕil mobilise tout le pays, pas seulement les pouvoirs publics. O lÕon retrouve que le combat contre la drogue, qui est aussi un combat pour aider le toxicomane ˆ dŽcrocher (et pas seulement un combat contre les dealers pour les empcher de nuire), est un combat qui concerne tout le monde, les gens de ce pays et pas seulement les pouvoirs publics, les bŽnŽvoles et pas seulement les professionnels payŽs pour cela, les amis de la libertŽ du toxicomane et pas seulement les responsables de la santŽ publique.

 

II. Le statut des propos recueillis

Comment entendre, comprendre, ce que nous dŽclarent dans la rue les toxicomanes rencontrŽs ?

Bien sžr, leurs dŽclarations sont clairement influencŽes par notre prŽsence, par notre intervention. Et sÕils avaient devant eux des militants de la politique de rŽduction des risques — au passage, on ne les voit gure dans la rue, le soir, discuter sur le terrain avec ces toxicomanes quÕils aiment ˆ dŽclarer comme des Ē victimes Č —, ces mmes toxicomanes ne diraient pas exactement la mme chose.

Pour autant, ne font-ils que nous retourner ce quÕils estiment devoir nous faire plaisir ? Ceci supposerait dŽjˆ que les toxicomanes cherchent ˆ nous faire plaisir, ce qui en soi ne serait dŽjˆ pas tout ˆ fait rien : les toxicomanes pourraient en effet choisir ˆ lÕinverse de nous envoyer balader. SÕils prennent le parti de nous dire ce quÕils nous disent, cÕest donc bien que ce quÕils nous disent formule bien pour partie ce qui pour eux est le vrai de leur situation, de leur dŽsir.

Que nous les influencions par notre prŽsence nÕest pas pour nous dŽplaire : nous ne nous prŽsentons par comme des enquteurs faussement objectifs, neutres et transparents. Nous nous prŽsentons comme militants dÕune politique de soins, comme propagandistes dÕun Samu-toxicomanie, comme habitants rŽvoltŽs par le dŽfaitisme de la politique de rŽduction des risques.

Or il faut bien constater que tous les toxicomanes rencontrŽs ont dŽclarŽ leur accord avec notre objectif et quÕils ont mme pris soin dÕargumenter leur accord. Ils auraient pu faire autrement. Ils ne lÕont pas fait. Et ceci est un fait, qui dit bien quelque chose de ce quÕils pensent.

QuÕest-ce que cela dit ? Cela dit que le dŽsir de sÕen sortir, de dŽcrocher, de conquŽrir lÕabstinence, de sՎmanciper du monde de la came est actif chez chacun dÕeux. Certes, il nÕy a pas que ce dŽsir, et il y a Žgalement le dŽsir de continuer dans la came, le dŽsir de persŽvŽrer dans lÕautodestruction, lÕenvie de sÕenfoncer un peu plus. Mais somme toute, nÕest-ce pas la loi de tout dŽsir quÕil rencontre face ˆ lui un dŽsir contraire ?

Nos rencontres donc ne mentent pas en ce quÕelles relvent bien quÕil y a lˆ, chez les toxicomanes, ce dŽsir dՎmancipation. Et cÕest ce dŽsir bien vivant que nous venons attiser, quand dÕautres — les militants de la politique de rŽduction des risques — tentent a contrario de lՎtouffer, de le dŽnigrer, de plaider quÕil suffirait de gŽrer mieux la dŽfonce, et de se shooter plus propreÉ

Certes, mettre au jour ce dŽsir dՎmancipation ne suffit nullement ˆ le faire triompher. Sinon, les victoires seraient bien simples ˆ obtenirÉ

Que le chemin pour sortir de la drogue soit long et douloureux, aussi long que celui quÕil a fallu parcourir pour sÕenfoncer, marche aprs marche, produit aprs produit, dans la galre de la came — chemin qui se chiffre communŽment pour nos interlocuteurs ˆ 15 ans — ne veut nullement dire quÕil ne faut pas sÕy engager, ou quÕil est impraticable. Tout au contraire, cela indique quÕil nÕest que trop temps de sÕy engager !

QuÕun combat soit long et difficile ne signifie pas quÕil ne faut pas le mener — comme sÕil ne fallait sÕengager que dans les combats faciles et gagnŽs dÕavance ! — mais, tout au contraire, quÕil faut sÕy lancer au plus vite : somme toute, plus le chemin de lՎmancipation sÕannonce long, plus il vaut la peine de le prendre tout de suite.

 

III. Ē MŽdicaments Č ? !!!

Nous intervenons en prioritŽ ˆ proximitŽ du Ē marchŽ aux mŽdicaments Č. Ce nÕest pas un choix : il se trouve que cÕest lˆ que les Žchanges sont les plus nombreux et les plus faciles. Les toxicomanes craignent moins dՐtre contr™lŽs par la police dans la mesure o la dŽtention de ces mŽdicaments ne saurait tre assimilŽe ˆ la dŽtention de came : ces produits sont licites, et diffusŽs par la pharmacie dՈ c™tŽ, sur ordonnanceÉ

Comment ne pas sՎtonner de la complaisance de tant de mŽdecins ˆ rŽpandre ainsi dans la rue de tels Ē mŽdicaments Č ? Encore sÕagit-il au moins dans la plupart des cas de vŽritables mŽdicaments destinŽs ˆ soigner et qui se trouvent ici dŽtournŽs de leur finalitŽ thŽrapeutique originale.

Mais que dire de la mŽthadone et du Subutex dont les flacons et Žtuis jonchent le trottoir et qui sont prescrits, par wagons entiers, par quantitŽ de mŽdecins ? Comment oser appeler ces produits des Ē mŽdicaments Č alors quÕils ne soignent rien et ne font quÕalimenter le toxicomane en sa drogue favorite ? Or cette drogue, ce produit, intoxique le corps de qui lÕingurgite et non pas le soigne.

Il y a eu en France un procs du sang contaminŽ. Ė quand un procs pour lÕintoxication volontaire, sur grande Žchelle et sur longue durŽe, de dizaines de milliers de toxicomanes par un pan entier du corps mŽdical et ce pour le plus grand profit de certains laboratoires pharmaceutiques ?

 

IV. Statistiques

En trois soirŽes, nous avons recueilli les propos de 26 toxicomanes dont 25 hommes.

åge moyen de ces 26 toxicomanes : 34 ans (de 24 ˆ 42).

åge moyen dÕentrŽe dans les drogues dures : 20 ans (de 17 ˆ 25). Ceci suggre le caractre reprŽsentatif de notre Ē Žchantillon Č puisque la moyenne des hŽro•nomanes commence gŽnŽralement le cannabis ˆ 14 ans, les stimulants et hallucinognes ˆ 17 ans pour passer ˆ lÕhŽro•ne vers 20 ans (voir par exemple lՎtude de lÕOFDT en 2003 sur les Ē Nouveaux usages de lÕhŽro•ne Č par C. Reynaud-Maurupt et C. Verchre, page 31).

 

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Quatrime soirŽe (mardi 6 janvier 2004)

 

Nous sommes partis ˆ la rencontre des toxicomanes avec un nouveau tract leur prŽsentant nos vĻux pour la nouvelle annŽe (voir ci-dessous).

Ce papier prŽsentait un premier bilan de notre enqute. Celle-ci est basŽe sur lÕhypothse du toxicomane comme nihiliste, cÕest-ˆ-dire de quelquÕun voulant la drogue plut™t que de ne rien vouloir. Nous opposons ˆ ce nihilisme quÕil est possible de vouloir quelque chose dÕautre que la drogue, quÕil est possible de vouloir quelque chose plut™t que de vouloir le rien ou de ne rien vouloir, bref quÕil est possible dÕexister intensŽment en sՎmancipant dÕune conception droguŽe de lÕexistence.

Nos discussions dans la rue ont ainsi dŽgagŽ quatre vouloirs qui sont dÕores et dŽjˆ praticables pour chaque toxicomane et cela constitue une premire rŽponse que nous sommes allŽs proposer dans la rue. Voici donc le papier que nous avons distribuŽ pour la nouvelle annŽe.

 

Quatre vĻux pour la nouvelle annŽe 2004

 

Nous venons, le premier mardi du mois, discuter avec vous, le soir dans la rue, de notre projet de Samu-toxicomanie. Vous le savez : nous sommes un groupe dÕhabitants du quartier Stalingrad ; nous nÕavons aucun pouvoir, ni municipal, ni gouvernemental et nous sommes indŽpendants de tout parti ou institution. Notre seul atout, ce sont nos idŽes, notre dŽtermination, nos pratiques. Comme notre histoire en atteste, cela nÕest pas rien.

Nous avons recueilli les propos de 26 dÕentre vous, ‰gŽs en moyenne de 34 ans et ayant commencŽ les drogues dures en moyenne ˆ 20 ans, ces donnŽes confirmant ce que lÕon peut savoir, par ailleurs, de la moyenne des hŽro•nomanes en France.

 

Quelles perspectives se dessinent au travers de ces entretiens ? Sur cette base, que pouvons-nous vous souhaiter pour cette nouvelle annŽe ?

 

Nous voulions discuter avec vous : comment vouloir autre chose que la drogue ?

 

Nos Žchanges ont dŽgagŽ quÕil Žtait possible pour un toxicomane de vouloir immŽdiatement les quatre points suivants :

1) Vouloir faire attention ˆ son allure, rester propre et correctement habillŽ.

Vouloir faire attention ˆ son apparence, ˆ la manire dont on se prŽsente. Vouloir soutenir une image de soi non dŽgradŽe. Vouloir ne pas devenir clochard.

2) Vouloir tenir sa position de pre pendant les moments o lÕon doit sÕoccuper de son enfant.

Vouloir assumer ses charges de parent pendant les heures o lÕon est avec son enfant. Vouloir tenir son enfant ˆ lՎcart de la galre du toxicomane. Vouloir lui donner la possibilitŽ dÕavoir, pendant quelques heures, un parent Ē normal Č.

3) Vouloir pratiquer lÕabstinence pendant de brves pŽriodes prŽdŽfinies : une heure, une soirŽe, une journŽe.

Vouloir sÕaccoutumer ainsi ˆ lÕidŽe que lÕabstinence nÕest pas un horizon inatteignable, mais peut aussi se conquŽrir pied ˆ pied — les Narcotiques Anonymes Ždifient ainsi pas ˆ pas leur Žmancipation : une heure aprs lÕautre, une journŽe suivant lÕautre —.

4) Vouloir parler avec des gens.

Vouloir ne pas sÕenfermer dans le Ē monde de la drogue Č et garder contact avec des gens situŽs en dehors de ce cercle, Žchanger, parler et discuter avec eux.

 

Ces quatre vouloirs sont praticables dÕores et dŽjˆ par tout toxicomane : chacun de vous peut vouloir faire bonne figure, tenir sa position de parent, dŽcider une abstinence intermittente, parler avec des gens sans avoir eu besoin, au prŽalable, de dŽcrocher dŽfinitivement de la came.

SÕexercer ˆ vouloir ainsi autre chose que la drogue, ˆ auto-apprendre un nouveau type de volontŽ pour commencer de sՎmanciper, voilˆ ce que nous vous souhaitons pour cette nouvelle annŽe.

 

De notre c™tŽ, nous allons, pendant cette annŽe, approfondir notre proposition de Samu-toxicomanie. Il est apparu clairement dans nos rencontres que cette idŽe correspondait ˆ un rŽel besoin, et quÕelle permettrait de multiplier les occasions pour le toxicomane de dŽcrocher. Il nous faut maintenant mieux prŽciser ce qui doit suivre un tel Samu-toxicomanie si lÕon veut que le toxicomane, ayant dŽcidŽ dÕarrter, puisse ensuite rŽussir : dÕo par exemple la nŽcessitŽ de multiplier en France les places de post-cures, et de redonner confiance aux centres qui voudraient vraiment soigner la toxicomanie sans se contenter de distribuer mŽthadone et SubutexÉ

Nous irons cette annŽe porter ces propositions devant les responsables institutionnels aptes ˆ les mettre en Ļuvre : PrŽsident de la RŽpublique, Premier Ministre et autres ministres responsables, Maire de Paris, Directeur de la MILDT, et nous vous tiendrons au courant des rŽsultats de ces dŽmarches.

 

Groupe dÕenqute auprs des toxicomanes du Nord de Paris (ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)

 

Comme les autres fois, nous Žtions ce soir-lˆ accompagnŽs de nouvelles personnes souhaitant sÕassocier ˆ notre travail dans la rue. Le temps mŽtŽorologique Žtait en notre faveur. La soirŽe sÕannonait sous les meilleurs auspices. Mais, surprise, les toxicomanes nՎtaient gure ce soir-lˆ au rendez-vous : les rues habituelles Žtaient dŽsertŽes ! ƒtonnŽs de cette nouvelle situation, nous en avons vite compris la raison : la police Žtait exceptionnellement active ce soir-lˆ, avec forces patrouilles, contr™les et fouilles au corps. Sans doute lÕeffet inattendu de lÕarticle paru le matin mme dans Le Parisien qui annonait notre sortie le soir mme !

Les dealers et leurs rabatteurs Žtaient sur leurs gardes : lÕun dÕeux est venu nous dŽclarer quÕeux aussi lisaient le journal, manire pour les truands de se tenir rŽgulirement au courant des marges de manĻuvre pour leur commerce. Ce mme rabatteur, croyant sans doute pouvoir Žtablir avec nous le mme type de complicitŽ qui prŽvaut avec les militants de la politique de rŽduction des risques, est venu nous expliquer quÕil trafiquaitÉ par pitiŽ pour les toxicomanes, par compassion devant leur dŽtresse lorsquÕils se prŽsentaient ˆ lui en Žtat de manque. Bref la figure du dealer humanitaire et citoyen — on sait quÕelle fait Žcole : certains voudraient la lŽgaliser par une politique de rŽduction des risques quÕils disent plus Ē audacieuse Č et qui vise ˆ crŽer des salles de shoot humanitaires, des droguatoriums citoyensÉ —. Bien sžr, nous ne lui avons pas rŽpondu : notre principe est de ne pas parler avec les dealers, de les ignorer mais la rŽciproque ce soir-lˆ nՎtait pas vraie.

DŽpitŽs devant lÕimpossibilitŽ dans laquelle nous Žtions de parler dans les rues habituellement frŽquentŽes par les toxicomanes, nous sommes allŽs explorer dÕautres quartiers : porte de la Chapelle, boulevard Ney, porte dÕAubervilliers, mais lˆ aussi, les rues Žtaient dŽsertes. Il y avait bien le cortge habituel des prostituŽes attendant le client mais, depuis le dŽbut de notre travail dans la rue, nous avons pris le parti de ne pas discuter avec elles : outre le fait quÕelles ne sont pas disponibles pour cela et quՈ le faire nous les dŽrangerions dans leur Ē travail Č, il y a surtout quÕil nÕy aurait pas sens ˆ ne discuter avec elles que de la question de la drogue, lors mme que notre groupe nÕa pas de point de vue propre ˆ faire valoir sur la question de la prostitution.

Au total, nous nÕavons pu discuter quÕavec deux toxicomanes (dont les propos recueillis suivent). Nous comptons bien, ˆ notre prochaine soirŽe du mardi 3 fŽvrier, renouer un contact plus nourri avec les toxicomanes et discuter avec eux notre nouvelle proposition des Ē quatre vouloirs Č.

Propos recueillis

A. Gilles (35 ans)

[ LŽgrement chancelant, trs ŽdentŽ, le regard ˆ la fois malicieux et mŽfiant]

Je ne suis pas mariŽ, je nÕai pas dÕenfants. Mes parents sont au bled en Martinique. Je ne suis pas du tout droguŽ. JÕen prends juste un peu. Pas de crack, surtout pas, je ne suis pas toxicomane.

CÕest juste quand jÕai des problmes. Je peux rester un mois ou deux sans rien prendre et puis quand a va mal jÕen reprends. Du cannabis, de lÕhŽro. Je la sniffe, je ne me pique pas, je ne suis pas accro. Ca dure juste une journŽe et aprs je peux tenir jusquՈ ce que jÕaie encore des petits problmes. Ca me fait oublier mes problmes mais ds le lendemain, je regrette.

Je suis ch™meur, je touche le RMI, mais jÕai dŽjˆ travaillŽ et je peux mÕarrter de prendre des produits quand je veux. JÕai des activitŽs, je fais du sport.

Oui, je voudrais en sortir. Pour a il faudrait que je trouve une femme qui mÕaime, un travail.

Non, ce nÕest pas une demande au pre No‘l. Ca peut venir de moi, jÕen suis capableÉ

[ Il prŽtexte un appel pour sÕen aller et ne pas rŽpondre ˆ la question sur son propre Ē vouloir Č lˆ-dedans]

B. Pascal (41 ans).

[ Au dŽbut, Pascal nous annonce quÕil attend son frre, qui se drogue. Quand nous prŽsentons notre travail de rue, il nous reprend :]

DroguŽs, toxicomanesÉ Moi je prŽfre Ē usagers de drogues Č. CÕest un meilleur termeÉ

Moi, je suis Ē substituŽ Č. Ce que ca veut dire ? Que je prends de la mŽthadone.

Comme beaucoup de gens, jÕai pris du cannabis quand jՎtais au collge. Mais ma dŽcouverte des stups, cela remonte ˆ mes Žtudes ˆ lՃcole Normale. Pendant une fte, un concert, jÕai pris pour la premire fois de lÕhŽro•ne. Quel ‰ge jÕavais ? 21 ans je crois.

CՎtait un Žtat dÕesprit, liŽ ˆ des difficultŽs ˆ vivre, pour soulager des difficultŽs ˆ vivre. Des problmes avec ma famille, par exemple — je suis fils de militaire —.

Au dŽbut, tout para”t idyllique avec lÕhŽro•ne. Pendant cinq ans, jÕen ai consommŽ. Ė 25 ans, jÕai eu un premier poste dÕenseignant ˆ lՎcole franaise de New-Delhi. En Inde, cՎtait trs bien. Pendant les vacances, jÕallais en Tha•lande acheter de lÕhŽro•ne. Je la revendais en France, cela me rapportait beaucoup dÕargent. Vers 31 ans, jÕai ŽtŽ arrtŽ ˆ Paris par la brigade des Stups avec 3 grammes. Ca a ŽtŽ un avertissement.

Un psychothŽrapeute me suit depuis 11 ans. JÕen avais vu deux avant ; a nÕallait pas, par exemple avec une femme, mais il y avait un rapport de sŽductionÉ Avec ce mŽdecin, jÕai beaucoup avancŽ, beaucoup appris sur moi-mme. Je continue ˆ le voir, cÕest nŽcessaire.

Depuis des annŽes, je prends de la mŽthadone. Je suis arrivŽ peu ˆ peu ˆ diminuer les doses. Pour moi, cela va mieux, je travaille comme instituteur. Mais je prŽpare un DEA dÕhistoire contemporaine, sur le terrorisme international. CÕest un sujet ˆ la modeÉ

Bon, mon frre nÕest pas venu, je dois y allerÉ

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Propos recueillis lors de la cinquime soirŽe (5 fŽvrier 2004)

 

 

 

A. Hamed, 39 ans

Moi, je comprends tout ˆ fait les habitants. Quand je consomme, je ne le fais pas dans la rue, pour les enfants. DŽjˆ il y a le regard des autres, et a cÕest dur.

Je prends du crack, mais occasionnellement. Je le fais depuis 10 ans, mais cÕest par pŽriodes.

JÕai 39 ans. JÕai commencŽ lÕhŽro ˆ 22 ans. JÕai arrtŽ ˆ 25 ans, comme cela. Ensuite je suis passŽ au Subutex, mais cÕest pas une bonne chose : on est encore plus dŽpendant.

Des fois, les gens viennent ici dans le quartier pour la substitution, pour avoir le Subutex car ils ont pas dÕordonnance. Et puis, ils tombent sur autre chose, un autre produit : on tombe sur un pote, il vous invite et cÕest parti. Quand on est invitŽ, cÕest dur de dire non. CÕest souvent comme a : quand vous essayez de vous en sortir, cÕest lˆ quÕil y a des occasions, mais quand tu en veux vraiment, cÕest lˆ la galre pour en trouver !

JÕessaye de mÕen sortir. Je suis ˆ lÕh™tel. JÕai pas de boulot.

Le fait dÕhabiter dans le 18”, cÕest pas Žvident. Ici on est trs sollicitŽ.

Je veux partir en province. Le travail, tu ne tiens pas longtemps quand tu es tox.

JÕai un enfant de 13 ans. Il sait rien. Je le vois, je lÕappelle. Il est en Normandie ˆ ƒvreux.

JÕessaye dՐtre propre.

JÕai ŽtŽ ˆ OrlŽans, dans une post-cure. JÕy ai passŽ deux mois. CՎtait difficile. JÕai pas rŽussi ˆ rester plus, jÕai ŽtŽ obligŽ de revenir ˆ Paris car je pouvais plus me concentrer. CՎtait invivable Il y avait une sale ambiance : il y a lˆ-bas de tout, des engueulades, des vols. CÕest dur. Lˆ o jÕallais, ils ne faisaient pas grand-chose. Ils faisaient parler ; il y avait une rŽunion une fois par semaine, mais quand la rŽunion Žtait finie, cÕest comme sÕil y avait rien eu.

JÕai fait une demande dÕappartement thŽrapeutique.

Je prends du Subutex, et du crack mais en occasionnel. JÕaurais pas de mal ˆ arrter le crack. JÕai eu une Žpoque o je contr™lais pas. Maintenant, jÕai changŽ.

JÕattends que cela, partir dÕici. De toute ma famille, je suis le seul ˆ avoir merdŽ. Ils ne savent rien pour moi. Ils ne mÕaident pas. JÕai pas eu cette chance dՐtre aidŽ par quelquÕun.

Le Subutex, je pourrais arrter mais en diminuant. Je suis plus quՈ 2 mg/jour. Cela ne me donne aucun plaisir, mais si jÕen prends pas, je ne suis pas bien. Le Subutex, cÕest pire que lÕhŽro. Le manque est plus dur : avec lÕhŽro, tu souffres une semaine, et puis cÕest terminŽ. Le Subutex, cÕest une bombe ˆ retardement. Avec lui, le manque commence ˆ tre grave au bout dÕune semaine, et cela peut durer plus de six mois, avec des hauts et des bas : a va, a revient ; tu crois que cÕest terminŽ, et puis non. Je lÕai su en lisant un article, ˆ propos de toxs qui Žtaient partis en Tha•lande, dans un temple bouddhiste, pour dŽcrocher : ils font cela ˆ la dure, avec des herbes. Il para”t que cÕest efficace. Ils ont vu que cՎtait beaucoup plus dur de dŽcrocher du Subutex que de lÕhŽro.

Le Subutex, cÕest un mŽdecin qui me lÕa donnŽ au dŽbut.

Le Samu-toxicomanie ? Je trouve cela bien ; tout ce quÕon peut essayer est bon. Il faudrait continuer la pression sur le gouvernement, surtout pour notre gŽnŽration : la gŽnŽration suivante, les jeunes, eux cÕest lÕecstasy.

Les Narcotiques Anonymes ? Je connais, mais je nÕai jamais ŽtŽ les voir. Mais jÕai les adresses, par Marmottan. JÕai le papier, avec les horaires. [Il sort le portefeuille de sa poche : le papier des NA y est consciencieusement pliŽ.] Chaque fois je me dis : jÕy vais, et puis finalement, je le fais pas.

JÕai quittŽ le Maroc pour la France ˆ 13 ans. Je suis arrivŽ trs vite dans la rue, et lˆ, avec les frŽquentations, jÕai ŽtŽ tentŽ.

Le crack, cÕest un pige : ds que tu as fumŽ une fois, tu es piŽgŽ. Tu as le flash, et tu as envie aussit™t dÕen reprendre. CÕest pas comme a avec la coke.

B. Sa•d, 34 ans

Je fume du shit depuis lՉge de 17 ans. Mais je ne prends de la coca•ne que depuis 1998. Au dŽbut, je voulais faire comme tout le monde, ˆ cause de mon travail de barman dans la restauration, ˆ cause du milieu de la nuit. Mais depuis deux ans, ma vie tourne autour de la coca•ne. CÕest le centre de ma vie. JÕessaye de mÕen sortirÉ

Maintenant, jÕen prends pour me sentir bien. Sinon, cela ne va pasÉ

Je nÕai pas touchŽ ˆ lÕhŽro•ne ou au crack. Je ne me considre pas comme un malade mental, ou un dŽlinquant, ni comme une victime, car cÕest moi qui lÕai voulu. Personne ne mÕa forcŽ.

Je connais des droguŽs qui ont arrtŽ. Certains ˆ cause de la prison. DÕautres par eux-mmes, gr‰ce ˆ des traitements.

JÕai essayŽ quatre fois de mÕarrter. En 2001, gr‰ce ˆ un voyage au Maroc (2 mois) et au retour en France (1 mois). Aprs jÕai rencontrŽ un mec, qui mÕinvite et jÕen reprendsÉ En 2002 et 2003, jÕai arrtŽ 3 fois mais moins longtemps : une semaine ˆ 10 joursÉ

Comment je pourrais arrter ? Je croise les doigts, ˆ la naissance de mon enfant dans trois mois. CÕest mon premier enfant. JÕai fait la promesse ˆ ma femme. Mais jÕai menti, je suis sžr quÕelle sÕen douteÉ

JÕai essayŽ le Subutex, cela ne mÕa pas rŽussi. Mon mŽdecin me lÕa fourni, mais cÕest pour les gens qui prennent de lÕhŽro. Eux peuvent sÕarrter avec la mŽthadone et le Subutex.

Le Samu-toxicomanie est une bonne idŽe. Pour les gens, il leur faut un dŽclic pour sÕen sortir. Mais je refuserai de suivre une Žquipe pour quelques jours, car jÕai un chez moi. Mon but est dÕarrter, mais je ne sais pas commentÉ

Les Narcotiques Anonymes ? JÕen ai vaguement entendu parler. JÕaimerai bien les conna”tre. Comment en sortir vraiment ? LÕamour ? JÕaime ma femme. Chaque week-end, on sort ensemble. Cela aideÉ Je me vois mal faire un enfant et chercher toujours de la drogueÉ

C. Alfredo, 30 ans

[Alfredo ne ressemble gure au crackŽ habituel. Il a le geste sžr et alerte, la dŽmarche agile et sportive, la parole facile et volubile. Il est habillŽ avec gožt. Peut-tre peut-on seulement relever dans son regard un soupon de trouble qui trahit une prise rŽcente de crack ou dÕalcool.]

Je suis originaire de Guyane. Je suis nŽ ˆ Kourou et je suis venu en mŽtropole ˆ lՉge de 7 ans. JÕai aujourdÕhui 30 ans.

Je suis accro au crack depuis un an et demi. Je viens ici mÕacheter une galette qui me cožte 30 euros. Avec a, je peux faire 5/6 cailloux. Mais je ne viens pas souvent. LÕavantage avec le crack, cÕest quÕon peut gŽrer sa consommation. Je peux rester plusieurs semaines sans en prendre, faire une coupure pendant trois ou quatre mois. Ca, cÕest possible avec le crack. Il nÕy a pas une vraie envie de crack. Mais t™t ou tard, a revient dans la tte. Le crack, a conditionne. CÕest uniquement psychologique. Mme pour oublier, cÕest encore dans la tte ! Je sais que cÕest pire avec lÕhŽro car on nÕen sort jamais.

Je suis rentrŽ dans le crack parce que jÕai eu un problme dÕemploi et que jÕai fait une mauvaise rencontre. Un copain mÕa proposŽ a un jour, gratuitement, et depuis je suis dedans. Fallait pas commencer. Mais je sais que tout a ne mne ˆ rien sinon en prison, un jour ou lÕautre.

Durant trois ou quatre ans, jÕai travaillŽ comme prŽparateur de commandes dans des magasins dÕalimentation. Je me suis mariŽ et jÕai eu deux enfants qui vivent ˆ Aubervilliers. AujourdÕhui, cÕest difficile parce que je suis en fin de droit et que ma femme commence ˆ en avoir sacrŽment marre de moi.

Ma famille est actuellement ma motivation principale. De toute faon a ne peut plus durer de mener cette vie de con. Je suis sžr que je vais en sortir : dÕabord retrouver un job. JÕai fait une demande ˆ lÕANPE et dans des associations ˆ Aubervilliers pour avoir un stage, des formations. JÕaimerais bien bosser dans les espaces verts, dans la nature.

Et puis, jÕai un hobby : ce sont les courses de chevaux, le PMU. CÕest vrai quÕon y dŽpense aussi beaucoup de tunes mais au moins a fait monter lÕadrŽnaline et jÕaime a.

Il y a aussi le sport : courir, faire du foot avec les amis, se dŽfoncer. Ca cÕest super !

D. Karim, 38 ans

Je suis venu en France ˆ lՉge de 15 ans. Je ne prends aucune drogue. Si jÕai lÕair comme a cÕest parce que jÕai pris 2 rivotryl. Je suis inquiet parce que mon fil est ˆ lÕh™pital et ce mŽdicament me calme. Je ne prends pas de crack, cÕest de la merde et aprs a met des annŽes ˆ dispara”tre. Mais cÕest vrai que a calme, quand on a des problmes.

JusquՈ il y a deux ans jՎtais veilleur de nuit puis jÕai perdu mon boulot. CÕest pour a que je reviens dans ce quartier. En fait jÕhabite en banlieue mais je viens ici parce quÕon rencontre des amis.

Aprs 15 ans, je pouvais boire 6 ˆ 12 bires par jour et un litre de rhum, mais je contr™lais bien et je pouvais mÕarrter.

Mon pre Žtait adjudant-chef aux Invalides. Moi je parle quatre langues – italien, anglais, arabe littŽraire – mais je ne trouve pas de travail ˆ cause du racisme. Ė lÕANPE, il suffit que je donne mon nomÉ

Pourquoi je prends des produits ? CÕest quand je suis dŽprimŽ. Ė ce moment je ne parle pas, je me lve la nuit et je demande de lÕaide ˆ Dieu. La dernire fois, en 48 heures jÕai obtenu un billet dÕavionÉ Je prends du rivotryl pour ne pas gueuler, pour me dŽtendre. JÕai beaucoup de dettes, de crŽdits sur le dos.

Le mois dernier, je suis restŽ quatre jours dans le coma, ˆ lÕhosto. On mÕa volŽ mon portable et mon argent.

Mon fils de 12 ans est ˆ lÕh™pital mais jÕai un autre fils de 6 ans. Ma femme est ˆ la maison, elle sÕen occupe, elle lui fait faire ses devoirs. Il nÕy a pas de tŽlŽ chez nous.

Rentrer chez moi, arrter ? CÕest quand je veuxÉ cÕest dans la tte. Mais jÕai dŽjˆ refusŽ un traitement parce quÕon voulait me donner un remde pour soigner les fous.

Alors je viens ici parce quÕil y a des mais, pour me changer les idŽes.

JÕaime bien bouquiner. ƒcoutez a :

Ē Une hirondelle a deux ailes pour voler

Mais moi jÕai un seul cĻur pour tÕaimer.

Mme si la neige est noire

Et les gourbans (?) sont blancs

Et que mon cĻur sÕarrte de battre

Je tÕaimerai toujours Č.

JÕai lu Les Fleurs de mal ˆ 15 ans.

Et a :

Ē Une femme sans sourire, cÕest comme une fleur sans odeur Č V. Hugo

Un de ses copains, qui nous Žcoute depuis le dŽbut, commente :

Ē Ca cÕest important ! Ė lՎcole, on nous bassine avec des conneries qui ne nous servent ˆ rien au lieu de nous apprendre des choses comme a. Č

E. Raymond, 39 ans

[Raymond a un physique un peu ingrat : petit, grassouillet, et avec, de surcro”t, les stigmates dÕune consommation intense de substances diverses qui marquent son visage. Il se dŽplace lentement dÕun pas mal assurŽ. Il Žprouve des difficultŽs ˆ sÕexprimer. Ses yeux sont exorbitŽs et trs assombris. Il est sans doute en plein trip ou imbibŽ dÕalcool.]

JÕai 39 ans et je viens des Antilles. Ma femme est allemande et jÕai une petite fille. Toutes deux vivent en Allemagne et ne tiennent pas trop ˆ me voir. Je ne sais dÕailleurs pas si je pourrais les revoir un jour. Pourtant, ce problme de famille est essentiel pour moi et sžrement le plus important dans ma vie. Plus que la came. La came, cÕest rien, juste de la saloperie. On est lˆ comme des btes. On se dŽgožte soi-mme.

Lˆ, je sors de taule et les keufs mÕont ˆ lÕĻil. Avec nous, ils sont trs rŽpressifs. Ils veulent nettoyer la place. Pour a, ils ont souvent des comportements dŽgueulasses, agressifs et tiennent des propos racistes. Pour eux et pour tous les gens dans la rue, on nÕest que de la merde. Jamais un peu de respect. Ca non, jamais !

Je lirai votre papier plus tard. [Il le plie avec prŽcaution et le fourre dans sa poche].

LÕidŽal serait que la Mairie de Paris mette ˆ notre disposition un immeuble dŽsaffectŽ, un lieu que les toxs pourraient rŽhabiliter, o ils pourraient loger et mme louer.

Je reviens tout de suite. [On ne le reverra pas].

F. Sarama, 40 ans

Je suis tout seul ici. Ma mre est restŽe en Afrique. Je dors dehors. JÕai des papiers. Je ne sais pas ce qui mÕa poussŽ dans cette merde-lˆ.

Je suis en France depuis 1983. Depuis 1988, je suis dans cette merde. Je rentre, je sors du pays. Maintenant jÕai un papier, je demande lÕaide au logement.

JÕaime pas emmerder les habitants. Cela me gne, les gens qui ne peuvent pas passer ˆ cause des attroupements de toxs.

JÕai ŽtŽ une fois en prison. Quand je suis sorti, jÕai pas eu le courage de trouver une occupation. Je suis restŽ dehors, je suis retombŽ.

Le Samu-toxicomanie ? CÕest une bonne idŽe. Ca me fait envie.

Je suis nŽ en 1963. JÕai vraiment rŽflŽchi : comment je vais arrter ? Il faut quitter Paris, aller loin de toute cette merde. Mais comment quitter ? Qui va venir me chercher ? Je sais pas. Je voudrais quitter pour aller dans un centre pour arrter la drogue.

CÕest ce que je pense dans ma tte, mais jÕai jamais essayŽ.


G. Abdel, 41 ans

[DÕorigine ivoirienne, cŽlibataire, carrossier de mŽtier. Il a sŽjournŽ plusieurs annŽes en Espagne o il a commencŽ ˆ se droguer. Il sÕest fait attraper pour trafic de drogue et expulser. Il a ensuite regagnŽ la France et ˆ continuer ˆ se droguer en diversifiant les produits. Abdel donne lÕimpression de quelquÕun qui en a marre de continuer dans cette voie. Actuellement il est sous Subutex depuis environ un an.]

Mme ce dernier jÕessaye de rŽduire la dose en prenant de moins en moins, gŽnŽralement le soir et jÕai mme demandŽ ˆ mon mŽdecin de me prescrire des somnifres pour dormir le plus longtemps possible et ne plus penser ˆ la drogue la journŽe.

Personnellement je ne dors pas dehors, je squatte un logement dans un immeuble insalubre, que le propriŽtaire mÕa demandŽ de quitter pour le louer ˆ dÕautres personnes. JÕessaye de rester propre pour quÕon ne dise pas que je suis un Ē clochard Č. Au dŽbut je ne prenais pas soin de moi, je sentais mauvais mais maintenant jÕarrive ˆ gŽrer ma vie de toxicomane.

JÕai fait plusieurs tentatives pour arrter la drogue. Pour a, jÕai une grande volontŽ mais je nÕavais pas le courage de prendre la dŽcision dÕarrter et cÕest le cas de la plupart des toxs. Ma dernire dŽcision a ŽtŽ prise en janvier 2003 lorsque la prŽfecture de police mÕa donnŽ un titre de sŽjour pour des raisons de santŽ. Malheureusement ils ne mÕont pas autorisŽ ˆ travailler et mÕont demandŽ dÕapporter un contrat de travail, ce qui est impossible puisque personne ne voudra faire travailler quelquÕun sans autorisation et cÕest un cercle vicieux. Actuellement je vis de la revente des mŽdicaments de substitution. Je me rappelle quand je me droguais : si jÕavais de lÕargent dans poche et donc le choix entre la drogue ou manger, je prenais la premire mme si jÕavais trs faim.

H. Sadek, la trentaine

[Ė part son visage trs p‰le, ce jeune homme bien habillŽ ne laisse rien appara”tre de sa toxicomanie malgrŽ ces dix ans de drogue derrire lui. DÕaprs lui il souffre de troubles psychiatriques. Il est sous traitement.]

Je fais attention ˆ mon allure. CÕest trs important pour moi vis-ˆ-vis de ma famille, mes amis et mon entourage. Pour vous parler franchement, cÕest un camouflage, a mÕaide ˆ cacher ma toxicomanie.

Je nÕai besoin de personne pour mÕen sortir. En fait, a ne dŽpend que de moi. Le jour o je le dŽciderai, je le ferai sans aucune difficultŽ. Et en plus pourquoi mÕen sortir, pourquoi faire ? Je nÕai pas de travail, pas dÕenfants ; si je dois partir, a sera seul comme en ce moment.

LÕidŽe du Samu-toxicomanie ? CÕest trs bien pour les gens qui nÕont pas de logement ou qui nÕarrivent pas ˆ prendre une dŽcision. Ė mon avis il y aura beaucoup de travail vu le nombre de nouveaux toxs qui arrivent dans le quartier mais je pense quÕil faudrait installer un mobil-home ouvert 20 heures sur 24 au cas o une personne voudrait parler ˆ quelquÕun. Pour mon cas, je vis une solitude profonde qui nÕarrange pas mes problmes psychiatriques. CÕest pour cela que jÕai envie de parler aux gens mme je dois raconter ou Žcouter nÕimporte quoi.

Excusez-moi, on mÕappelle. Ė bient™t !

I. Louis, 34 ans

JÕai commencŽ ˆ 13 ans au hachisch, ˆ 14 ans, je suis passŽ ˆ lÕhŽro•ne, je sniffais et ˆ 18 ans, un soir de No‘l, jÕai commencŽ ˆ me shooter. Je suis sorti de lÕhŽro•ne depuis 1997.

Je suis SDF depuis 2 ans. Des jeunes lascars mÕont cramŽ mon duvet en me traitant de sale toxico, cՎtait dans le Val dÕOise ; cÕest pour a que je suis revenu ˆ Paname.

Ici, je prends du crack de temps en temps mais je suis sous Subutex. Le Subutex, cÕest Ē la came de lՃtat Č, cÕest de la merde, on est encore plus accro, mais eux, ils sont tranquilles.

JÕai fait tous les centres dÕaccueil et de dŽsintoxication. Y a pas de structures adaptŽes. Marmottan, cÕest pas mal, dommage que a ne dure que 10 jours. Pour dŽcrocher du Subbu, il faudrait des sŽjours de deux ˆ trois semaines, et au moins deux ou trois mois de post-cure.

Quand on tombe lˆ-dedans, cÕest souvent parce que la famille vous l‰che, on a besoin dՐtre entourŽ. De temps en temps, je vais aux NA [Narcotiques Anonymes]. Mais jÕaime pas trop la prire : Ē Bonjour, je mÕappelle untel et je suis dŽpendant Č. Je vais pas lˆ-bas pour pleurer, je veux juste dŽcrocher. Ce quÕils font, cÕest du bourrage de cr‰ne. Pour sortir de cette merde, la volontŽ ne suffit pas.

––––


Propos recueillis lors de la sixime soirŽe (2 mars 2004)

 

 

 

Avec les huit tŽmoignages de cette sixime soirŽe, nous avons recueilli les propos de 45 personnes.

Nous avons dŽcidŽ dÕarrter lˆ notre enqute et de rŽdiger sur cette base notre rapport conclusif.

Nous comptons le mardi 6 avril aller prŽsenter nos conclusions aux toxicomanes rencontrŽs lors de ces tournŽes nocturnes puis dÕaller remettre en mains propres notre rapport ˆ diffŽrents responsables des pouvoirs publics.

Nous vous tiendrons informŽs de la prochaine parution de notre rapport et de la suite de notre action.

Propos recueillis

A. Claude, 32 ans

[Claude ne ressemble pas aux gens qui circulent, ˆ la recherche du dealer. Il a bonne allure, le visage ouvert et vif. Il engage lui-mme lՎchange.]

Je prends du Subutex depuis 97. JÕai commencŽ par lÕhŽro•ne en 91-92 et puis je suis passŽ au Subutex. Cela mÕa permis deux mois aprs de travailler : je faisais des dŽmŽnagements. En 2001, la boite a fermŽ et jÕai eu un licenciement Žconomique. Depuis, je nÕai plus de travail.

JÕai commencŽ le Subutex en me le piquant. Maintenant, je lÕavale. JÕai eu du mal ˆ diminuer les doses. AujourdÕhui, je prends seulement un cachet tous les trois jours, seulement pour le manque : jÕai des douleurs, je suis ŽnervŽ, alors je prends un cachet.

Le Subutex, cÕest bien pour le travail, mais le manque est pire que pour lÕhŽro•ne.

Heureusement quÕil y a ma mre qui me soutient depuis toujours. CÕest pour elle que jÕai arrtŽ lÕhŽro•ne.

JÕai commencŽ par curiositŽ, ˆ cause de mauvaises frŽquentations. JՎtais avec un ami dont le cousin Žtait dans lÕhŽro. Il lui en avait donnŽ plusieurs fois et un jour, jÕen ai pris pour voir. La premire fois tu te sens tout-puissant, mais jÕai ŽtŽ trs vite accro. Aprs cÕest le manque qui commande, pas le plaisir. En fait cÕest plut™t un besoin quÕun plaisir. JՎtais devenu esclave de a.

En 97, jÕavais la carte Paris-SantŽ. JÕai gožtŽ le Subutex : cela enlevait le manque. Alors je lÕai pris, a mÕa permis de travailler. Mais cÕest embtant dÕarrter un truc pour en prendre un autre !

Le crack ? JÕen ai pris quelquefois, mais a mÕa pas plu. Et puis jÕai vu les lascars dÕici qui Žtaient accro : a mÕa refroidi : ils ramassaient les trucs par terre, ne faisaient plus attention ˆ rien dÕautre. JÕai pas voulu devenir comme a.

Au dŽbut, lÕhŽro•ne, cÕest la belle vie. JÕavais un cousin qui mÕen donnait. En fait, cՎtait un salopard. Il mÕen donnait quelques doses et je les revendais en en gardant une pour moi. Comme a, cela me revenait gratos. Et puis quand jÕai ŽtŽ bien dedans, il a fallu que je paye moi-mme. Cela a mal fini avec lui et je le revois plus.

Ma mre mÕa toujours soutenu. Je lui ai fait beaucoup de peine. JÕai aussi un petit frre, qui a sept ans dՎcart, et puis des demi-frres et des demi-sĻurs qui sont restŽs au pays. JÕai ŽtŽ incarcŽrŽ plusieurs fois. Ma mre est toujours venue me voir. Elle mÕapportait de lÕargent.

Le Samu-toxicomanie ? CÕest une trs bonne idŽe.

CÕest mme rare quÕil y ait des gens comme vous. Il y a peu de gens qui sÕoccupent des toxs. JÕadmire votre travail.

JÕai connu Stalingrad il y a quelque temps : cՎtait Chicago ! Comme habitant de lˆ-bas, je vous tire mon chapeau.

Le Subutex, jÕai eu beaucoup de mal ˆ diminuer. JÕen prenais avant beaucoup, et avec le crack. Quand je prenais du crack, je prenais ensuite du Subutex pour me dŽsangoisser, dans les descentes.

Le crack, je nÕai jamais ŽtŽ accro. JÕen vais pas les moyens et cÕest pas trop mon truc.

Heureusement je suis pas tout seul. CÕest pour ma famille que jÕai fait tout a. Si jÕavais ŽtŽ seul, je ne crois pas que jÕen serai lˆ. Il y a beaucoup dՎchecs pour ceux qui veulent en sortir.

Je viens ici chercher du Subutex car jÕai pas de carte pour avoir droit au mŽdicament. Mais cÕest de ma faute : il suffirait que jÕaille ˆ la Mairie pour avoir la carte. Je viens acheter ici le Subu, mais cÕest trop facile de mettre a sur le dos des autres.

Vos propositions ? Oui, cÕest important de parler. CÕest important aussi de faire attention ˆ son allure, cÕest se respecter soi-mme. Il faut aussi de lÕoccupation : cela permet dÕoublier. Mais a dŽpend des personnes. Pour moi, le dŽmŽnagement, jÕen ai bavŽ au dŽbut. Avec lÕhŽro, je me suis bousillŽ le foie mais je lÕai pas senti dans le travail. JÕai bien aimŽ ce boulot parce que je me dŽpensais.

Quand jՎtais dans lÕhŽro, je pensais quՈ ma dose. Mais tout a, cÕest de ma faute. Je suis pas dÕici. Je viens du XV”, pas du XVIII” ; jÕai pas dÕexcuses. Ma famille sÕoccupait de moi. JÕai essayŽ lÕhŽro par curiositŽ, une fois, deux fois, trois fois. Au dŽbut, je croyais que jՎtais Superman. CՎtait en 92, jÕavais 21 ans. Je faisais quelques TUC ˆ mi-temps, jÕavais pas de qualification. Et puis jÕai eu un chagrin dÕamour, et je me suis rŽfugiŽ dans la drogue.

Ensuite jÕai passŽ quelque temps dans la rue, mais cÕest moi qui le voulais.

Les Narcotiques Anonymes ? JÕen ai entendu parler par le camion de MŽdecins du monde.

Vouloir se dŽtruire par la drogue ? Oui, a doit tre a, mme si cÕest inconscient. Faut dire que lÕhŽro, le crack et tout a, cÕest pas des smarties, des bonbons. Il y a de cela, cÕest un peu mon cas. Et lÕhŽro mÕoccupait la vie : je passais mes journŽes ˆ chercher la drogue, ˆ chercher de lÕargent pour cela. Tout le reste, cՎtait secondaire.

Franchement, vous mÕavez ŽtonnŽ, ˆ venir parler comme a dans la rue. Il y a des gens qui ont du cĻur. Mais vous savez, faut vous attendre ˆ tomber sur des Žchecs, parce quÕil y en a beaucoup ici.

B. Marcel, 25 ans

[Marcel titube, une bouteille de rouge ˆ la main. Il a le regard vitreux, lՎlocution p‰teuse. IntriguŽ par lՎchange prŽcŽdent, il veut aussi quÕon transcrive ses propos. CÕest le premier alcoolique avec qui nous discutons lors de ces soirŽes.]

Moi, je suis accro ˆ lÕalcool. Depuis 10-11 ans. Je vois deux litres de vin par jour, mais je suis pas encore ˆ la bouteille en plastique, quand mme. [Sa bouteille, en verre, contient du vin de Cahors].

JՎtais amoureux dÕune fille. Son pre a pas ŽtŽ content de a. CՎtait ˆ Montpellier. JÕai essayŽ de me suicider. Et voilˆ.

Arrter ? JÕai pas trop envie. JÕaime bien boire.

Ma famille ? JÕai pas envie quÕelle mÕaide. JÕai surtout pas envie quÕelle essaye de mÕaider.

CÕest compliquŽ.

[Il demande dans quelle direction est Barbs et sÕen va dans ce sens.]

C. Abdel, 30 ans

[Petit, le nez ŽcrasŽ, Abdel porte un bonnet noir bien enfoncŽ sur la tte ; il a des vtements sales et dŽpareillŽs. Dans sa main, une grande canette de bire].

JÕai 30 ans. Je viens du Maroc. Je suis en France depuis lՉge de 13 ans. JÕai un peu de famille, ma mre et des frres qui vivent ˆ la porte de Clignancourt. Mon pre est mort. JÕespre que vous nÕavez pas de micro ou un truc comme a. Ca, je ne veux pas.

JÕai de graves problmes psychiatriques. Je souffre surtout de parano•a aigu‘. Mais jՎtais dŽjˆ malade quand jՎtais au bled. Ca nÕa pas changŽ depuis. JÕai un psy qui me suit et me prescrit du valium pour oublier mes angoisses et aussi du calcium pour tenir le coup.

Faut dire que ma vie, cÕest dans la rue. Tous les jours, je me demande o je vais coucher. JÕai un sac de couchage autour de la taille. Souvent, je mÕenroule dedans et je dors sur le trottoir. Des fois, je vais ˆ lÕh™pital pour essayer de passer la nuit mais quelquefois, ils me jettent dehors. Il faut dire que pas mal de clodos font pareils et que des bagarres se dŽclenchent frŽquemment dans la salle dÕattente des urgences. Je demande aussi aux associations quÕelles me trouvent un lit pour la nuit mais elles nÕont jamais de place. Et puis, elles ferment souvent ˆ 17 heures et aprs tu peux crever. Quand au sleep-in, je nÕy vais plus : cÕest toujours plein.

Mais la rue, cÕest trs dur. Ca empche de rŽflŽchir. CÕest impossible. On ne cherche quՈ survivre.

JÕai consommŽ pas mal dÕhŽro•ne ˆ une Žpoque, pour oublier la maladie. Maintenant, mon mŽdecin me prescrit 12 mg de Subutex par jour. JÕen vends aussi un petit peu pour manger. Mais je ne mange pas beaucoup : quelques g‰teaux comme a. Pratiquement jamais de viande. CÕest trop cher et je nÕen ai pas envie.

Je suis cŽlibataire. Je nÕai jamais eu ni femme ni enfants. CÕest pas mon truc, lÕamour. En fait, je nÕai pas baisŽ depuis 98. JÕen ai pas non plus vraiment envie. Si je trouvais une femme bien, je pourrais peut-tre changer mais a mՎtonnerait.

Je sais quÕil faudra bien que je mÕen sorte. Alors votre Samu-toxicomanie, cÕest trs bien car a me permettrait de rŽflŽchir. Vous savez, pour rŽflŽchir, il faut sortir dÕici. Par contre, je nÕai jamais entendu parler des Narcotiques Anonymes.

Je nÕai jamais vraiment travaillŽ de ma vie. Non, je me souviens pas. Quelquefois, jÕaide un peu mon oncle qui tient une confiserie. Mais, cÕest rare et il nÕa pas trop envie de me voir.

D. Abdou, 41 ans

JÕai 41 ans. Pour moi, tout a basculŽ en 99. JՎtais alors en concubinage avec une jeune femme charmante, une polonaise. Nous venions dÕavoir un enfant, un garon. JÕavais un boulot de peintre-dŽcorateur en b‰timent. Puis soudainement, elle mÕa abandonnŽ. Elle est partie avec lÕenfant. Je ne les ai plus jamais revus. Ė ce moment-lˆ, je suis tombŽ en pleine dŽprime. JÕai commencŽ ˆ consommer de lÕhŽro•ne puis je suis venu au crack deux ans aprs. ƒvidemment, je ne travaille plus depuis cette Žpoque. JÕai fait de la taule pour vol encore rŽcemment mais cՎtait une erreur. On mÕa pris pour un autre. Peu importe. Je ne suis quÕun chien parmi les chiens.

Actuellement, je prends 16 mg de Subutex par jour. CÕest pas mal. Et aussi du crack : de 2 ˆ 3 galettes par jour. Mais cÕest le petit modle qui me cožte que 20 euros pice. Mais le Subutex, a me fout en lÕair et a me prend vraiment la tte.

Souvent je couche dans la rue. Quelquefois, jÕappelle le Samu social mais cÕest souvent complet. JÕai aussi un dossier ˆ Charonne qui sÕoccupe de me trouver un logement.

Ici, cÕest un pige. JÕaimerais bien arrter car je suis mal maintenant. Mais il faudrait aussi que jÕoublie toutes mes galres.

Il faudrait quÕil existe des gens qui viennent nous voir dans la rue, comme vous le faites. Mais des personnes qui auraient connu les mmes galres que nous et qui nous serviraient de modle.

E. Ahmed, 28 ans

Je suis AlgŽrien, je suis arrivŽ en France ˆ 13 ans. Mais jÕai vŽcu aussi six ans en Italie du nord. Lˆ-bas, pendant 8 mois, jÕai pris de la coca•ne. Cela assche le nez, alors je buvais pas mal de bire. Cela a mal tournŽ, jÕavais un Golf, jÕai eu plusieurs accidents. Un matin, je me suis rŽveillŽ, jÕavais un pistolet prs de moiÉ Je ne savais plus ce que je faisais. Mais, bon, jÕavais de lÕargent. Le problme avec la police italienne, cÕest quÕils passent pour te vider le portefeuille.

Alors je suis revenu en France pour avoir une meilleure vie. Mais cela nÕa pas marchŽÉ Je sors de prison aujourdÕhui ! Pendant 18 mois, jՎtais ˆ Fleury ˆ cause dÕune bagarre avec un policier. JՎtais tranquille, lui arrive, me dit : Ē Eh bonjour ! Comment a va, fils de pute ! Č JÕai pas supportŽ lÕinsulte. Insulter ma mre ! Alors jÕai tirŽ 18 mois et aujourdÕhui, je suis de nouveau en libertŽÉ

Ici, je nÕai pas dÕami, je suis seul, sans famille. JÕai pas de logement, jÕai juste un bon dÕachat, tiens regarde ! [Il montre un bon dÕachat]. Avec a, je peux me payer lÕh™tel. En France, la prison est trs dure, la mentalitŽ est pourrie. JÕavais dŽjˆ ŽtŽ condamnŽ avant, pour trois mois, pour possession de shit.

En Italie, un toxico dans les prisons, on lui donne 15 g de mŽthadone, puis on diminue les doses peu ˆ peu. Et alors, il ne se drogue plus. Mais en France, les psy dans les prisons te donnent du Subutex jusquՈ la sortie, pour des pŽriodes de 3 ou 4 jours. CÕest pour te calmer, pour Žviter les problmes dans les prisons.

AujourdÕhui, je fume du shit chaque jour. JÕai pas la volontŽ dÕarrter, mais je risque un cancer. Je connais des gens qui peuvent mÕen vendre.

Je connais un ami qui est sorti de lÕhŽro•ne. Il a ŽtŽ 15 jours en AlgŽrie. Maintenant, il a une famille, il a arrtŽ de se droguer. Sa mentalitŽ a changŽ. Pour moi, cela va tre difficile. Peut-tre que je vais retourner en Italie, o jÕavais une copine.

F. Mahmoud, 30 ans

Je suis dans la drogue depuis 1988. Je travaille avec ma famille dans leur restaurant, mais je replonge sans arrt. Je travaille un jour ou deux, je prends de lÕargent et je recommence.

JÕai vraiment envie de mÕen sortir, jÕen ai vraiment assez, mais ˆ chaque fois je me retrouve ici. Parce quÕune fois quÕon a a dans la tte, cÕest comme une obsession.

Je sais que je g‰che ma vie ; la drogue, cÕest un enfer.

Si on veut sÕen sortir, il faut un soutien efficace. Par exemple, je suis allŽ dans une structure du quartier ; a mÕa aidŽ un moment et puis je me suis retrouvŽ dans la mme situation et jÕai replongŽ. La famille ne suffit pas, il faudrait autre chose. DŽjˆ, pouvoir quitter cet endroit o on est attirŽ comme par un aimant. Mme si dans ma tte jÕai envie de mÕen sortir. Ce nÕest pas parce que je veux la drogue plut™t que de ne rien vouloir, cÕest plut™t que je suis attirŽ, malgrŽ moiÉ

G. Denis, 30 ans

Je fume du crack depuis lՉge de 25 ans. JÕai dŽjˆ arrtŽ : je suis parti au pays (au Mali) et je suis restŽ trois ans sans rien toucher. Je me suis mariŽ puis jÕai perdu ma petite fille de deux ans. JÕai replongŽ. On mÕa mis ˆ la rue. Mon pre ne comprend pas quÕon se drogue ; il croit quÕon peut sÕarrter aussi facilement quÕavec la cigarette.

Moi, jÕai vraiment envie de mÕen sortir. Pour a, il faudrait que ma femme puisse venir ; je lui envoie de lÕargent, mais si elle Žtait ici, a pourrait mÕaider. Mais il faudrait aussi que je puisse quitter cet endroit o chaque fois que je reviens, je recommence.

Je suis dŽjˆ parti : lÕannŽe dernire une assistante sociale mÕavait trouvŽ un hŽbergement ˆ Marseille, dans lÕassociation Entracte : je faisais de la plongŽe sous-marine, du yoga, des randonnŽes. JՎtais sous mŽthadone et jÕai rŽduit ma consommation pratiquement ˆ zŽro.

Je crois que loin de Paris, on peut sÕarrter. CÕest ici quÕon est pris comme par un vertige.

CÕest bien ce que vous faites. JÕaimerais faire de la prŽvention.

H. Paul, 40 ans

JÕai commencŽ ˆ fumer du cannabis ˆ quatorze ans. Ė quinze ans je prenais dŽjˆ de lÕhŽro•ne. JÕai fait de la prison, jÕai obtenu une probation mais la seule aide que jÕai cÕest trois euros par jour pendant trois semaines.

Ė dix-huit ans jÕai connu une nana qui mÕa collŽ le Sida. JÕai ŽtŽ malade pendant cinq ans. JÕavais aussi lÕhŽpatite C. Je suis ˆ la rue, pour lÕinstant je nÕai pas de squat.

JÕai fait un coma, jՎtais en Žtat de mort clinique. Et puis jÕai comme ressuscitŽ.

Bien sžr que je voudrais arrter tout a. Ceux qui disent que la drogue cÕest le paradis ne savent pas ce que cÕest ou ils se racontent des histoires. On ne peut pas avoir envie de drogue, on en a besoin, cÕest tout. DÕailleursÉ [il rejoint quelquÕun qui lÕappelle]

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[1] Coca•nomanie et coca•nophobie (juillet 1887) in De la coca•ne, ƒcrits rŽunis par Robert Byck (ƒditions Complexe, 1976) p. 171

[2] cÕest-ˆ-dire affaire essentiellement des pouvoirs publics

[3] cÕest-ˆ-dire affaire de tous, donc de quiconque

[4] La politique de rŽduction des risques nÕa pas plus lÕexclusivitŽ des mesures de rŽduction des risques que la politique rŽpressive nÕa lÕexclusivitŽ des mesures de rŽpression. La politique de rŽduction des risques se caractŽrise par sa manire propre dÕarticuler rŽpression, soins (dont mesures de rŽduction des risques, ou Ē soins secondaires Č) et prŽvention.

[5] cÕest-ˆ-dire celui qui veut quelque chose et non pas rien : le militant du sport, de la musique, de lÕamour, du thŽ‰tre, de la danse, de lÕastronomie, de lÕentomologie, de la spŽlŽologie, etc.

[6] Il lui revient cependant de dŽclarer : Ē Les agents publics doivent faire leur travail (dans le cadre dÕune politique publique de soins) Č.

[7] Cf. ˆ proprement parler la dŽlinquance ne se soigne pas.

[8] Ē Mesures Č de rŽduction des risques (produits de substitution et Žchanges de seringuesÉ) en vue de Ē soigner Č non la toxicomanie mais le sida, les hŽpatites, etc.

[9] Cf. on y soigne les prisonniers de leurs maladiesÉ

[10] Cf. freiner lÕaggravation des consommations (prŽvention secondaire) ou Žviter leurs effets latŽraux (prŽvention tertiaire).