Propos recueillis lors de la sixième
soirée (2 mars 2004)
Groupe
d’enquête auprès des toxicomanes du Nord de Paris
(ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)
Avec les huit témoignages de cette sixième soirée, nous avons recueilli les propos de 45 personnes.
Nous avons décidé d’arrêter là notre enquête et de rédiger sur cette base notre rapport conclusif.
Nous comptons le mardi 6 avril aller présenter nos conclusions aux toxicomanes rencontrés lors de ces tournées nocturnes puis d’aller remettre en mains propres notre rapport à différents responsables des pouvoirs publics.
Nous vous tiendrons informés de la prochaine parution de notre rapport et de la suite de notre action.
[Claude ne ressemble pas aux gens qui circulent, à la recherche du dealer. Il a bonne allure, le visage ouvert et vif. Il engage lui-même l’échange.]
Je prends du Subutex depuis 97. J’ai commencé par l’héroïne en 91-92 et puis je suis passé au Subutex. Cela m’a permis deux mois après de travailler : je faisais des déménagements. En 2001, la boite a fermé et j’ai eu un licenciement économique. Depuis, je n’ai plus de travail.
J’ai commencé le Subutex en me le piquant. Maintenant, je l’avale. J’ai eu du mal à diminuer les doses. Aujourd’hui, je prends seulement un cachet tous les trois jours, seulement pour le manque : j’ai des douleurs, je suis énervé, alors je prends un cachet.
Le Subutex, c’est bien pour le travail, mais le manque est pire que pour l’héroïne.
Heureusement qu’il y a ma mère qui me soutient depuis toujours. C’est pour elle que j’ai arrêté l’héroïne.
J’ai commencé par curiosité, à cause de mauvaises fréquentations. J’étais avec un ami dont le cousin était dans l’héro. Il lui en avait donné plusieurs fois et un jour, j’en ai pris pour voir. La première fois tu te sens tout-puissant, mais j’ai été très vite accro. Après c’est le manque qui commande, pas le plaisir. En fait c’est plutôt un besoin qu’un plaisir. J’étais devenu esclave de ça.
En 97, j’avais la carte Paris-Santé. J’ai goûté le Subutex : cela enlevait le manque. Alors je l’ai pris, ça m’a permis de travailler. Mais c’est embêtant d’arrêter un truc pour en prendre un autre !
Le crack ? J’en ai pris quelquefois, mais ça m’a pas plu. Et puis j’ai vu les lascars d’ici qui étaient accro : ça m’a refroidi : ils ramassaient les trucs par terre, ne faisaient plus attention à rien d’autre. J’ai pas voulu devenir comme ça.
Au début, l’héroïne, c’est la belle vie. J’avais un cousin qui m’en donnait. En fait, c’était un salopard. Il m’en donnait quelques doses et je les revendais en en gardant une pour moi. Comme ça, cela me revenait gratos. Et puis quand j’ai été bien dedans, il a fallu que je paye moi-même. Cela a mal fini avec lui et je le revoie plus.
Ma mère m’a toujours soutenu. Je lui ai fait beaucoup de peine. J’ai aussi un petit frère, qui a sept ans d’écart, et puis des demi-frères et des demi-sœurs qui sont restés au pays. J’ai été incarcéré plusieurs fois. Ma mère est toujours venue me voir. Elle m’apportait de l’argent.
Le Samu-toxicomanie ? C’est une très bonne idée.
C’est même rare qu’il y ait des gens comme vous. Il y a peu de gens qui s’occupent des toxs. J’admire votre travail.
J’ai connu Stalingrad il y a quelque temps : c’était Chicago ! Comme habitant de là-bas, je vous tire mon chapeau.
Le Subutex, j’ai eu beaucoup de mal à diminuer. J’en prenais avant beaucoup, et avec le crack. Quand je prenais du crack, je prenais ensuite du Subutex pour me désangoisser, dans les descentes.
Le crack, je n’ai jamais été accro. J’en vais pas les moyens et c’est pas trop mon truc.
Heureusement je suis pas tout seul. C’est pour ma famille que j’ai fait tout ça. Si j’avais été seul, je ne crois pas que j’en serai là. Il y a beaucoup d’échecs pour ceux qui veulent en sortir.
Je viens ici chercher du Subutex car j’ai pas de carte pour avoir droit au médicament. Mais c’est de ma faute : il suffirait que j’aille à la Mairie pour avoir la carte. Je viens acheter ici le Subu, mais c’est trop facile de mettre ça sur le dos des autres.
Vos propositions ? Oui, c’est important de parler. C’est important aussi de faire attention à son allure, c’est se respecter soi-même. Il faut aussi de l’occupation : cela permet d’oublier. Mais ça dépend des personnes. Pour moi, le déménagement, j’en ai bavé au début. Avec l’héro, je me suis bousillé le foie mais je l’ai pas senti dans le travail. J’ai bien aimé ce boulot parce que je me dépensais.
Quand j’étais dans l’héro, je pensais qu’à ma dose. Mais tout ça, c’est de ma faute. Je suis pas d’ici. Je viens du XV°, pas du XVIII° ; j’ai pas d’excuses. Ma famille s’occupait de moi. J’ai essayé l’héro par curiosité, une fois, deux fois, trois fois. Au début, je croyais que j’étais Superman. C’était en 92, j’avais 21 ans. Je faisais quelques TUC à mi-temps, j’avais pas de qualification. Et puis j’ai eu un chagrin d’amour, et je me suis réfugié dans la drogue.
Ensuite j’ai passé quelque temps dans la rue, mais c’est moi qui le voulait.
Les Narcotiques Anonymes ? J’en ai entendu parler par le camion de Médecins du monde.
Vouloir se détruire par la drogue ? Oui, ça doit être ça, même si c’est inconscient. Faut dire que l’héro, le crack et tout ça, c’est pas des smarties, des bonbons. Il y a de cela, c’est un peu mon cas. Et l’héro m’occupait la vie : je passais mes journées à chercher la drogue, à chercher de l’argent pour cela. Tout le reste, c’était secondaire.
Franchement, vous m’avez étonné, à venir parler comme ça dans la rue. Il y a des gens qui ont du cœur. Mais vous savez, faut vous attendre à tomber sur des échecs, parce qu’il y en a beaucoup ici.
[Marcel titube, une bouteille de rouge à la main. Il a le regard vitreux, l’élocution pâteuse. Intrigué par l’échange précédent, il veut aussi qu’on transcrive ses propos. C’est le premier alcoolique avec qui nous discutons lors de ces soirées.]
Moi, je suis accro à l’alcool. Depuis 10-11 ans. Je vois deux litres de vin par jour, mais je suis pas encore à la bouteille en plastique, quand même. [Sa bouteille, en verre, contient du vin de Cahors].
J’étais amoureux d’une fille. Son père a pas été content de ça. C’était à Montpellier. J’ai essayé de me suicider. Et voilà.
Arrêter ? J’ai pas trop envie. J’aime bien boire.
Ma famille ? J’ai pas envie qu’elle m’aide. J’ai surtout pas envie qu’elle essaye de m’aider.
C’est compliqué.
[Il demande dans quelle direction est Barbès et s’en va dans ce sens.]
[Petit, le nez
écrasé, Abdel porte un bonnet noir bien enfoncé sur la
tête ; il a des vêtements sales et dépareillés.
Dans sa main, une grande canette de bière].
J’ai 30 ans. Je viens du Maroc.
Je suis en France depuis l’âge de 13 ans. J’ai un peu de
famille, ma mère et des frères qui vivent à la porte de
Clignancourt. Mon père est mort. J’espère que vous
n’avez pas de micro ou un truc comme ça. Ca, je ne veux pas.
J’ai de graves problèmes
psychiatriques. Je souffre surtout de paranoïa aiguë. Mais
j’étais déjà malade quand j’étais au
bled. Ca n’a pas changé depuis. J’ai un psy qui me suit et me prescrit du valium pour oublier
mes angoisses et aussi du calcium pour tenir le coup.
Faut dire que ma vie, c’est
dans la rue. Tous les jours, je me demande où je vais coucher.
J’ai un sac de couchage autour de la taille. Souvent, je m’enroule
dedans et je dors sur le trottoir. Des fois, je vais à
l’hôpital pour essayer de passer la nuit mais quelquefois, ils me
jettent dehors. Il faut dire que pas mal de clodos font pareils et que des
bagarres se déclenchent fréquemment dans la salle d’attente
des urgences. Je demande aussi aux associations qu’elles me trouvent un
lit pour la nuit mais elles n’ont jamais de place. Et puis, elles ferment
souvent à 17h et après tu peux crever. Quand au sleep-in, je
n’y vais plus : c’est toujours plein.
Mais la rue, c’est très
dur. Ca empêche de réfléchir. C’est impossible. On ne
cherche qu’à survivre.
J’ai consommé pas mal
d’héroïne à une époque, pour oublier la
maladie. Maintenant, mon médecin me prescrit 12 mg de Subutex par jour.
J’en vends aussi un petit peu pour manger. Mais je ne mange pas beaucoup :
quelques gâteaux comme ça. Pratiquement jamais de viande.
C’est trop cher et je n’en ai pas envie.
Je suis célibataire. Je
n’ai jamais eu ni femme ni enfants. C’est pas mon truc,
l’amour. En fait, je n’ai pas baisé depuis 98. J’en ai
pas non plus vraiment envie. Si je trouvais une femme bien, je pourrais
peut-être changer mais ça m’étonnerait.
Je sais qu’il faudra bien que
je m’en sorte. Alors votre Samu-toxicomanie, c’est très bien
car ça me permettrait de réfléchir. Vous savez, pour
réfléchir, il faut sortir d’ici. Par contre, je n’ai
jamais entendu parler des Narcotiques Anonymes.
Je n’ai jamais vraiment
travaillé de ma vie. Non, je me souviens pas. Quelquefois, j’aide
un peu mon oncle qui tient une confiserie. Mais, c’est rare et il
n’a pas trop envie de me voir.
J’ai 41 ans. Pour moi, tout a
basculé en 99. J’étais alors en concubinage avec une jeune
femme charmante, une polonaise. Nous venions d’avoir un enfant, un
garçon. J’avais un boulot de peintre-décorateur en
bâtiment. Puis soudainement, elle m’a abandonné. Elle est
partie avec l’enfant. Je ne les ai plus jamais revus. À ce
moment-là, je suis tombé en pleine déprime. J’ai
commencé à consommer de l’héroïne puis je suis
venu au crack deux ans après. Évidemment, je ne travaille plus
depuis cette époque. J’ai fait de la taule pour vol encore
récemment mais c’était une erreur. On m’a pris pour
un autre. Peu importe. Je ne suis qu’un chien parmi les chiens.
Actuellement, je prends 16 mg de
Subutex par jour. C’est pas mal. Et aussi du crack : de 2 à 3
galettes par jour. Mais c’est le petit modèle qui me coûte
que 20 pièces. Mais le Subutex, ça me fout en l’air et
ça me prend vraiment la tête.
Souvent je couche dans la rue.
Quelquefois, j’appelle le Samu social mais c’est souvent complet.
J’ai aussi un dossier à Charonne qui s’occupe de me trouver
un logement.
Ici, c’est un piège.
J’aimerais bien arrêter car je suis mal maintenant. Mais il
faudrait aussi que j’oublie toutes mes galères.
Il faudrait qu’il existe de
gens qui viennent nous voir dans la rue, comme vous le faites. Mais des
personnes qui auraient connu les mêmes galères que nous et qui
nous serviraient de modèle.
Je suis Algérien, je suis
arrivé en France à 13 ans. Mais j’ai vécu aussi six
ans en Italie du nord. Là-bas, pendant 8 mois, j’ai pris de la
cocaïne. Cela assèche le nez, alors je buvais pas mal de
bière. Cela a mal tourné, j’avais un Golf, j’ai eu
plusieurs accidents. Un matin, je me suis réveillé, j’avais
un pistolet près de moi... Je ne savais plus ce que je faisais. Mais,
bon, j’avais de l’argent. Le problème avec la police
italienne, c’est qu’ils passent pour te vider le portefeuille.
Alors je suis revenu en France pour
avoir une meilleure vie. Mais cela n’a pas marché... Je sors de
prison aujourd’hui ! Pendant 18 mois, j’étais à
Fleury à cause d’une bagarre avec un policier.
J’étais tranquille, lui arrive, me dit : « Eh bonjour !
Comment ça va, fils de pute ! » J’ai pas
supporté l’insulte. Insulter ma mère ! Alors j’ai
tiré 18 mois et aujourd’hui, je suis de nouveau en
liberté...
Ici, je n’ai pas d’ami,
je suis seul, sans famille. J’ai pas de logement, j’ai juste un bon
d’achat, tiens regarde ! [Il montre un bon d’achat]. Avec ça, je peux me payer l’hôtel. En
France, la prison est très dure, la mentalité est pourrie.
J’avais déjà été condamné avant, pour
trois mois, pour possession de shit.
En Italie, un toxico dans les
prisons, on lui donne 15 g de méthadone, puis on diminue les doses peu
à peu. Et alors, il ne se drogue plus. Mais en France, les psy dans les
prisons te donnent du Subutex jusqu’à la sortie, pour des
périodes de 3 ou 4 jours. C’est pour te calmer, pour éviter
les problèmes dans les prisons.
Aujourd’hui, je fume du shit
chaque jour. J’ai pas la volonté d’arrêter, mais je
risque un cancer. Je connais des gens qui peuvent m’en vendre.
Je connais un ami qui est sorti de
l’héroïne. Il a été 15 jours en Algérie.
Maintenant, il a une famille, il a arrêté de se droguer. Sa
mentalité a changé. Pour moi, cela va être difficile.
Peut-être que je vais retourner en Italie, où j’avais une
copine.
Je suis dans la drogue depuis 1988. Je travaille avec ma famille dans leur restaurant, mais je replonge sans arrêt. Je travaille un jour ou deux, je prends de l’argent et je recommence.
J’ai vraiment envie de m’en sortir, j’en ai vraiment assez, mais à chaque fois je me retrouve ici. Parce qu’une fois qu’on a ça dans la tête, c’est comme une obsession.
Je sais que je gâche ma vie ; la drogue, c’est un enfer.
Si on veut s’en sortir, il faut un soutien efficace. Par exemple, je suis allé dans une structure du quartier ; ça m’a aidé un moment et puis je me suis retrouvé dans la même situation et j’ai replongé. La famille ne suffit pas, il faudrait autre chose. Déjà, pouvoir quitter cet endroit où on est attiré comme par un aimant. Même si dans ma tête j’ai envie de m’en sortir. Ce n’est pas parce que je veux la drogue plutôt que de ne rien vouloir, c’est plutôt que je suis attiré, malgré moi…
Je fume du crack depuis l’âge de 25 ans. J’ai déjà arrêté : je suis parti au pays (au Mali) et je suis resté trois ans sans rien toucher. Je me suis marié puis j’ai perdu ma petite fille de deux ans. J’ai replongé. On m’a mis à la rue. Mon père ne comprend pas qu’on se drogue ; il croit qu’on peut s’arrêter aussi facilement qu’avec la cigarette.
Moi, j’ai vraiment envie de m’en sortir. Pour ça, il faudrait que ma femme puisse venir ; je lui envoie de l’argent, mais si elle était ici, ça pourrait m’aider. Mais il faudrait aussi que je puisse quitter cet endroit où chaque fois que je reviens, je recommence.
Je suis déjà parti : l’année dernière une assistante sociale m’avait trouvé un hébergement à Marseille, dans l’association Entracte : je faisais de la plongée sous-marine, du yoga, des randonnées. J’étais sous méthadone et j’ai réduit ma consommation pratiquement à zéro.
Je crois que loin de Paris, on peut s’arrêter. C’est ici qu’on est pris comme par un vertige.
C’est bien ce que vous faites. J’aimerais faire de la prévention.
J’ai commencé à fumer du cannabis à quatorze ans. À quinze ans je prenais déjà de l’héroïne. J’ai fait de la prison, j’ai obtenu une probation mais la seule aide que j’ai c’est trois euros par jour pendant trois semaines.
À dix-huit ans j’ai connu une nana qui m’a collé le Sida. J’ai été malade pendant cinq ans. J’avais aussi l’hépatite C. Je suis à la rue, pour l’instant je n’ai pas de squat.
J’ai fait un coma, j’étais en état de mort clinique. Et puis j’ai comme ressuscité.
Bien sûr que je voudrais arrêter tout ça. Ceux qui disent que la drogue c’est le paradis ne savent pas ce que c’est ou ils se racontent des histoires. On ne peut pas avoir envie de drogue, on en a besoin, c’est tout. D’ailleurs…[il rejoint quelqu’un qui l’appelle]
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