Quatrième soirée (mardi 6 janvier 2004)

 

Groupe d’enquête auprès des toxicomanes du Nord de Paris

(ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)                         

 

 

Nous sommes partis à la rencontre des toxicomanes avec un nouveau tract leur présentant nos vœux pour la nouvelle année (voir ci-dessous).

Ce papier présentait un premier bilan de notre enquête. Celle-ci est basée sur l’hypothèse du toxicomane comme nihiliste, c’est-à-dire de quelqu’un voulant la drogue plutôt que de ne rien vouloir. Nous opposons à ce nihilisme qu’il est possible de vouloir quelque chose d’autre que la drogue, qu’il est possible de vouloir quelque chose plutôt que de vouloir le rien ou de ne rien vouloir, bref qu’il est possible d’exister intensément en s’émancipant d’une conception droguée de l’existence.

Nos discussions dans la rue ont ainsi dégagé quatre vouloirs qui sont d’ores et déjà praticables pour chaque toxicomane et cela constitue une première réponse que nous sommes allés proposer dans la rue. Voici donc le papier que nous avons distribué pour la nouvelle année.

 

Quatre vœux pour la nouvelle année 2004

 

Nous venons, le premier mardi du mois, discuter avec vous, le soir dans la rue, de notre projet de Samu-toxicomanie. Vous le savez : nous sommes un groupe d’habitants du quartier Stalingrad ; nous n’avons aucun pouvoir, ni municipal, ni gouvernemental et nous sommes indépendants de tout parti ou institution. Notre seul atout, ce sont nos idées, notre détermination, nos pratiques. Comme notre histoire en atteste, cela n’est pas rien.

Nous avons recueilli les propos de 26 d’entre vous, âgés en moyenne de 34 ans et ayant commencé les drogues dures en moyenne à 20 ans, ces données confirmant ce que l’on peut savoir, par ailleurs, de la moyenne des héroïnomanes en France.

 

Quelles perspectives se dessinent au travers de ces entretiens ? Sur cette base, que pouvons-nous vous souhaiter pour cette nouvelle année ?

 

Nous voulions discuter avec vous : comment vouloir autre chose que la drogue ?

 

Nos échanges ont dégagé qu’il était possible pour un toxicomane de vouloir immédiatement les quatre points suivants :

1) Vouloir faire attention à son allure, rester propre et correctement habillé.

Vouloir faire attention à son apparence, à la manière dont on se présente. Vouloir soutenir une image de soi non dégradée. Vouloir ne pas devenir clochard.

2) Vouloir tenir sa position de père pendant les moments où l’on doit s’occuper de son enfant.

Vouloir assumer ses charges de parent pendant les heures où l’on est avec son enfant. Vouloir tenir son enfant à l’écart de la galère du toxicomane. Vouloir lui donner la possibilité d’avoir, pendant quelques heures, un parent « normal ».

3) Vouloir pratiquer l’abstinence pendant de brèves périodes prédéfinies : une heure, une soirée, une journée.

Vouloir s’accoutumer ainsi à l’idée que l’abstinence n’est pas un horizon inatteignable, mais peut aussi se conquérir pied à pied — les Narcotiques Anonymes édifient ainsi pas à pas leur émancipation : une heure après l’autre, une journée suivant l’autre —.

4) Vouloir parler avec des gens.

Vouloir ne pas s’enfermer dans le « monde de la drogue » et garder contact avec des gens situés en dehors de ce cercle, échanger, parler et discuter avec eux.

 

Ces quatre vouloirs sont praticables d’ores et déjà par tout toxicomane : chacun de vous peut vouloir faire bonne figure, tenir sa position de parent, décider une abstinence intermittente, parler avec des gens sans avoir eu besoin, au préalable, de décrocher définitivement de la came.

S’exercer à vouloir ainsi autre chose que la drogue, à auto-apprendre un nouveau type de volonté pour commencer de s’émanciper, voilà ce que nous vous souhaitons pour cette nouvelle année.

 

De notre côté, nous allons, pendant cette année, approfondir notre proposition de Samu-toxicomanie. Il est apparu clairement dans nos rencontres que cette idée correspondait à un réel besoin, et qu’elle permettrait de multiplier les occasions pour le toxicomane de décrocher. Il nous faut maintenant mieux préciser ce qui doit suivre un tel Samu-toxicomanie si l’on veut que le toxicomane, ayant décidé d’arrêter, puisse ensuite réussir : d’où par exemple la nécessité de multiplier en France les places de post-cures, et de redonner confiance aux centres qui voudraient vraiment soigner la toxicomanie sans se contenter de distribuer méthadone et Subutex…

Nous irons cette année porter ces propositions devant les responsables institutionnels aptes à les mettre en œuvre : Président de la République, Premier Ministre et autres ministres responsables, Maire de Paris, Directeur de la MILDT, et nous vous tiendrons au courant des résultats de ces démarches.

 

Groupe d’enquête auprès des toxicomanes du Nord de Paris (ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)

 

Comme les autres fois, nous étions ce soir-là accompagnés de nouvelles personnes souhaitant s’associer à notre travail dans la rue. Le temps météorologique était en notre faveur. La soirée s’annonçait sous les meilleurs auspices. Mais, surprise, les toxicomanes n’étaient guère ce soir-là au rendez-vous : les rues habituelles étaient désertées ! Étonnés de cette nouvelle situation, nous en avons vite compris la raison : la police était exceptionnellement active ce soir-là, avec forces patrouilles, contrôles et fouilles au corps. Sans doute l’effet inattendu de l’article paru le matin même dans Le Parisien qui annonçait notre sortie le soir-même !

Les dealers et leurs rabatteurs étaient sur leurs gardes : l’un d’eux est venu nous déclarer qu’eux aussi lisaient le journal, manière pour les truands de se tenir régulièrement au courant des marges de manœuvre pour leur commerce. Ce même rabatteur, croyant sans doute pouvoir établir avec nous le même type de complicité qui prévaut avec les militants de la politique de réduction des risques, est venu nous expliquer qu’il trafiquait… par pitié pour les toxicomanes, par compassion devant leur détresse lorsqu’ils se présentaient à lui en état de manque. Bref la figure du dealer humanitaire et citoyen — on sait qu’elle fait école : certains voudraient la légaliser par une politique de réduction des risques qu’ils disent plus « audacieuse » et qui vise à créer des salles de shoot humanitaires, des droguatoriums citoyens… —. Bien sûr, nous ne lui avons pas répondu : notre principe est de ne pas parler avec les dealers, de les ignorer mais la réciproque ce soir-là n’était pas vraie.

Dépités devant l’impossibilité dans laquelle nous étions de parler dans les rues habituellement fréquentées par les toxicomanes, nous sommes allés explorer d’autres quartiers : porte de la Chapelle, boulevard Ney, porte d’Aubervilliers, mais là aussi, les rues étaient désertes. Il y avait bien le cortège habituel des prostituées attendant le client mais, depuis le début de notre travail dans la rue, nous avons pris le parti de ne pas discuter avec elles : outre le fait qu’elles ne sont pas disponibles pour cela et qu’à le faire nous les dérangerions dans leur « travail », il y a surtout qu’il n’y aurait pas sens à ne discuter avec elles que de la question de la drogue, lors même que notre groupe n’a pas de point de vue propre à faire valoir sur la question de la prostitution.

Au total, nous n’avons pu discuter qu’avec deux toxicomanes (dont les propos recueillis suivent). Nous comptons bien, à notre prochaine soirée du mardi 3 février, renouer un contact plus nourri avec les toxicomanes et discuter avec eux notre nouvelle proposition des « quatre vouloirs ».

Propos recueillis

A. Gilles (35 ans)

[ Légèrement chancelant, très édenté, le regard à la fois malicieux et méfiant]

Je ne suis pas marié, je n’ai pas d’enfants. Mes parents sont au bled en Martinique. Je ne suis pas du tout drogué. J’en prends juste un peu. Pas de crack, surtout pas, je ne suis pas toxicomane.

C’est juste quand j’ai des problèmes. Je peux rester un mois ou deux sans rien prendre et puis quand ça va mal j’en reprends. Du cannabis, de l’héro. Je la sniffe, je ne me pique pas, je ne suis pas accro. Ca dure juste une journée et après je peux tenir jusqu’à ce que j’aie encore des petits problèmes. Ca me fait oublier mes problèmes mais dès le lendemain, je regrette.

Je suis chômeur, je touche le RMI, mais j’ai déjà travaillé et je peux m’arrêter de prendre des produits quand je veux. J’ai des activités, je fais du sport.

Oui, je voudrais en sortir. Pour ça il faudrait que je trouve une femme qui m’aime, un travail.

Non, ce n’est pas une demande au père Noël. Ca peut venir de moi, j’en suis capable…

[ Il prétexte un appel pour s’en aller et ne pas répondre à la question sur son propre « vouloir » là-dedans]

B. Pascal (41 ans).

[ Au début, Pascal nous annonce qu’il attend son frère, qui se drogue. Quand nous présentons notre travail de rue, il nous reprend :]

Drogués, toxicomanes… Moi je préfère « usagers de drogues ». C’est un meilleur terme…

Moi, je suis « substitué ». Ce que ca veut dire ? Que je prends de la méthadone.

Comme beaucoup de gens, j’ai pris du cannabis quand j’étais au collège. Mais ma découverte des stups, cela remonte à mes études à l’École Normale. Pendant une fête, un concert, j’ai pris pour la première fois de l’héroïne. Quel âge j’avais ? 21 ans je crois.

C’était un état d’esprit, lié à des difficultés à vivre, pour soulager des difficultés à vivre. Des problèmes avec ma famille, par exemple — je suis fils de militaire —.

Au début, tout paraît idyllique avec l’héroïne. Pendant cinq ans, j’en ai consommé. À 25 ans, j’ai eu un premier poste d’enseignant à l’école française de New-Delhi. En Inde, c’était très bien. Pendant les vacances, j’allais en Thaïlande acheter de l’héroïne. Je la revendais en France, cela me rapportait beaucoup d’argent. Vers 31 ans, j’ai été arrêté à Paris par la brigade des Stups avec 3 grammes. Ca a été un avertissement.

Un psychothérapeute me suit depuis 11 ans. J’en avais vu deux avant ; ça n’allait pas, par exemple avec une femme, mais il y avait un rapport de séduction… Avec ce médecin, j’ai beaucoup avancé, beaucoup appris sur moi-même. Je continue à le voir, c’est nécessaire.

Depuis des années, je prends de la méthadone. Je suis arrivé peu à peu à diminuer les doses. Pour moi, cela va mieux, je travaille comme instituteur. Mais je prépare un DEA d’histoire contemporaine, sur le terrorisme international. C’est un sujet à la mode…

Bon, mon frère n’est pas venu, je dois y aller…

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