Troisième soirée (mardi 2 décembre 2003)

 

Groupe d’enquête auprès des toxicomanes du Nord de Paris

(ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)                         

 


Le temps était une fois de plus en notre faveur, mais il y avait moins de monde que d’habitude, vers 22 heures, dans les rues du XVIII°. Voici les propos recueillis lors des échanges autour de notre tract.

Propos recueillis

A. Hacène, 29 ans

J’ai 29 ans et je suis né à Cambrai. Mes parents sont tunisiens. C’est dur pour moi. Récemment j’habitais un studio que je louais 397 euros et je ne touchais que 410 euros de RMI. Faites le calcul : il ne restait que 13 euros pour vivre. Je vends des cachets pour vivre et acheter mon crack. Mais pas tous les jours. Je peux dépenser 300 euros en une soirée mais aussi rester quinze jours sans prendre de crack. C’est pas automatique.

J’ai commencé à me défoncer à l’héroïne à Cambrai. Au bout d’un moment, j’étais trop mal. On m’a conseillé d’aller à Marmottan pour une post-cure. Mais à Marmottan il n’y a pas de place. Il faut attendre. Et puis, avant la post-cure, il faut suivre une période de sevrage à l’hôpital. Les structures du coin vous envoient en hospitalisation pour quinze jours et puis l’hôpital vous remet dans la rue car il n’y a de place nulle part.

Il me fallait sortir à la fois de l’héro et du Subutex. Pour l’héroïne, le sevrage physique a été très rapide, environ une semaine. En revanche, pour le Subutex, il a duré quatre semaines ! Au départ, on m’a prescrit 12 milligrammes par jour de Subutex. Les médecins m’ont demandé de diminuer de 2 mg par mois. À Marmottan, je devais atteindre 8 mg pour être pris en post-cure. Ils refusaient de me prendre en charge avec un dosage supérieur. Durant cette période de sevrage progressif, personne ne me venait en aide. Il n’y avait aucun encadrement. Je n’y arrivais pas. Je me répétais souvent au fond de moi-même : pourquoi souffrir ?

Malgré tout, j’étais prêt à faire cet effort. Je me disais que celui qui ne tente rien n’a rien. Il fallait que je me soigne avant tout. J’étais motivé. J’avais la chance de pouvoir manger et dormir quelque part. Je voulais fonder une famille et surtout quitter Paris et partir dans le sud. Si je restais ici, c’était foutu à jamais.

J’ai beaucoup souffert avec le Subutex. Je n’arrive toujours pas à m’en défaire.

À Marmottan, j’attends beaucoup d’heures dans la salle d’attente. Il faut vraiment en vouloir. J’ai demandé à avoir un appartement thérapeutique dans le centre mais en vain, jusqu’à présent. Il faut attendre. Toujours attendre. Mais attendre quoi ?

On peut se sevrer physiquement assez rapidement. Ca, c’est assez facile. Mais après, il y a le sevrage psychologique et là, c’est très dur. On ne peut pas y arriver tout seul. Et les moyens sont inexistants. Les médecins nous reçoivent en consultation. Ils nous prescrivent sans problème mais il n’y a aucun dialogue. On ne parle de rien. À croire qu’ils font tout ça pour nous laisser dedans. Ils ne se rendent pas compte que décrocher du Subutex, c’est très dur. Jamais, ils ne parlent de thérapie. Actuellement je fonctionne au Skénan 100 mg. C’est super-puissant. Ca contient de la morphine. Je le paie dix euros la plaquette de sept. Et s’il le faut, je peux faire quatre ou cinq toubibs dans la journée pour avoir les ordonnances. Peu importe. J’ai la carte Vitale et je bénéficie de la CMU.

B. François, 32 ans

J’ai 32 ans et vous avez compris à mon accent que je suis originaire de Toulouse. J’ai une copine et je suis père d’un petit garçon. Je ne le vois pas très souvent car ma copine a disparu et je ne sais pas où elle est. Je suis venu là pour me taper une petite galette. Ca fait du bien et j’en ai besoin. Ca me monte à la tête, dure environ cinq minutes puis ça redescend brusquement. C’est très dur, à ce moment-là. On a envie d’en reprendre aussitôt. C’est pour ça que j’achète carrément une galette.

Je fréquente régulièrement le centre de la Croix-Rouge dans le 5ème. On s’occupe bien de moi. Un psy et un docteur m’assistent à tout instant. Pour le moment, c’est toute ma vie.

Je suis constamment un traitement par méthadone, pour enlever le manque. Ca m’aide beaucoup. J’ai essayé le Subutex pendant trois ans mais je ne m’en sortais pas. Aujourd’hui, je me sens en meilleure forme.

Je vous quitte car je me sens un peu mal. C’est sympa de venir nous parler. Mais moi, je suis encore à fond dedans. Je prends du crack.

C. Salem, 42 ans

Je suis dans la rue depuis 8 ans, et dans la drogue depuis 18 ans.

J’ai pris de l’héroïne, puis j’ai arrêté avec la méthadone. Après, j’ai arrêté la méthadone mais ensuite je suis passé au crack, depuis 8 ans… J’espère un jour m’arrêter aussi pour le crack.

Faut dire que j’ai eu un problème : j’ai un enfant qui est décédé. J’ai arrêté l’héro à cause de ça : j’étais pas là quand il est mort, et il avait besoin de moi. Il avait 9 mois. J’ai juré à ma femme d’arrêter et j’ai tenu, 5 ans. J’ai pris pour cela de la méthadone, et j’ai arrêté aussi la méthadone. Ensuite j’ai pris du Skénan et puis le crack. Maintenant j’ai laissé ma femme, et mes enfants.

J’ai 42 ans, et j’ai commencé à 24 ans. C’était déjà dans le quartier. J’ai commencé avec des gens qui m’ont dit : « c’est bien ». J’ai commencé par l’héroïne.

Pour arrêter, j’ai été à côté de la gare du Nord à Fernand Vidal [l’hôpital] ; ils m’ont aidé. Mais c’est moi qui ai arrêté. Ils m’ont jamais proposé de post-cure.

Maintenant, si je trouve une post-cure, j’arrête. Pour moi, 18 ans, c’est comme 3 mois : je peux arrêter, mais je peux pas y arriver d’un seul coup. Le crack, tu as ça dans la tête.

Si tu veux arrêter, tu sors de Paris, tu es tranquille. Tu cherches plus l’héroïne, tu connais personne. Ici tu connais tout le monde, tu vas aller en chercher.

Je suis marocain. Je suis ici depuis 1979. J’ai des enfants et une femme. Je connais plus personne au Maroc : cela fait 24 ans que j’y ai pas été.

J’ai plusieurs métiers : maçonnerie, cariste, préparateur de commodes (j’ai travaillé trois ans dans les meubles)… J’ai tout le temps travaillé, sauf depuis sept mois. Même en vivant dans la rue, j’ai travaillé : je me levais le matin pour prendre le train et aller au boulot. Mais quand ils ont su que je fumais, ils m’ont vidé.

Je vis à droite à gauche. Pour le repas, je vais à la mosquée.

Qu’est-ce que je cherche à fumer le crack ? À la vérité, j’ai rien trouvé dedans, mais dans la tête, il faut que je fume, il faut que je me calme avec ça. Il y a pas de défonce avec le crack. Au début, oui. Mais maintenant, rien ! Tu fumes juste pour tenir debout.

Je vais à EGO : ils discutent avec les gens, mais je sais pas ce qu’ils font. De toutes façons, si je sors de tout ça, il faut que ce soit moi tout seul.

Les Narcotiques Anonymes ? Je connais pas. Mais c’est intéressant de s’entraider.

Pour sortir de ça, il faut un coup de pouce. Pour moi, le plus important, c’est le boulot. Si je trouve un boulot, je peux oublier tout. C’est vrai qu’il y a sept mois, on m’a viré du travail parce qu’ils ont vu que je fumais ; mais depuis sept mois, j’ai beaucoup réfléchi. Et j’ai diminué la dose : avant je fumais 10 à 13 fois par jour ; aujourd’hui, j’ai fumé seulement une fois, c’est tout.

Pourquoi alors je suis encore là dans la rue à cette heure ? J’attends encore un peu avant d’aller trouver un endroit pour dormir.

Est-ce que je cherche à m’autodétruire ? C’est possible, je dis pas le contraire. Mais c’est pas tout le monde pareil. Il y en a qui disent : « je veux m’en sortir ; il faut que je trouve quelqu’un et j’oublie le crack ». Il y en a beaucoup qui s’en sont sortis, et qui sont partis loin d’ici. Ils ont quitté Paris.

Le truc intéressant, c’est ça : tu quittes Paris, tout est effacé ; tu peux oublier cela, la galère du crack : mais si on reste ici, c’est toujours pareil. Tu restes sur Paris : tu sors jamais de cette galère.

J’espère que votre Samu-toxicomanie, ça va marcher pour tous les gens comme moi. C’est bien ce que vous faites.

D. Séverine, 32 ans

[Cette jeune femme, qui ne semble pas trop marquée physiquement par ses pratiques, est la première femme toxicomane avec qui nous discutons longuement dans la rue. Elle tournait depuis quelque temps autour de notre attroupement, attendant le moment propice pour engager la conversation et raconter son histoire. Là voici.]

La seule solution pour s’en sortir, c’est partir de Paris. Tant que la personne reste ici, c’est impossible : elle retombera à chaque fois. Et pour oublier le crack, il n’y a aucun traitement.

Je suis partie pendant un moment de Paris, j’ai pas voulu continuer jusqu’au bout à m’enfoncer. Au bout de trois ans de crack, j’étais mal dans ma peau. Avant, j’étais aux cachets, et puis j’ai réussi à m’arrêter. Ensuite le crack… J’y touche encore, mais c’est plus comme avant.

Mon corps est habitué au crack, ça me manque. Mais c’est plus pour le plaisir : tout est dans la tête, c’est très très dur.

Je suis entré dedans car j’ai vu une copine le fumer. Quand j’ai vu que c’était un bon début, cela me faisait oublier les problèmes que j’avais.

Avant je fumais 4 ou 5 galettes. Aujourd’hui, je fume plus qu’une galette [ça fait environ 4 prises par galette]. C’est déjà pas mal.

Pour vivre, je tapine. Mais c’est dangereux.

J’ai pas de famille, je suis de la DASS, j’ai 32 ans.

À 20 ans, j’ai commencé direct par le crack. J’étais avec des copines qui touchaient que cela. J’étais déjà alcoolique, mais je me suis fait soigner pour ça.

J’ai senti à un moment le danger. Je suis partie dans le Sud en voyage pendant trois mois. Quand je suis revenue, je suis retombée, mais pas comme avant. Maintenant je pense à mon hôtel, je pense à manger. Je garde pour cela de l’argent. J’ai senti que si je continuais comme avant, je serais morte, ou en prison.

Les NA ? Je connais pas.

Le Samu-toxicomanie ? C’est une bonne idée, c’est la seule solution.

Comment après une post-cure, on peut ne pas retomber si on est amené à revenir dans le quartier ? Celui qui revient de post-cure, il lui faut un suivi, il lui faut quelqu’un avec qui parler quand il va pas. Alors, même s’il revient dans le quartier, il retombera pas. C’est ça dont on a besoin : parler avec des gens. Avec le crack, on perd la mémoire ; mais en parlant, on retrouve la volonté.

Celui qui veut vraiment s’en sortir, c’est parce qu’il a touché le fond.

Moi, je compte entrer dans un centre. En attendant, je touche un peu.

J’ai travaillé dans la restauration. Mes seuls amis, c’est les gens de la rue.

Je connais EGO, ils m’ont dit que quand je serais prête, ils me trouveront peut-être un stage, et un appartement.

Mais personne ne peut vous aider, sauf vous-même ; et si vous dites « Stop ! », c’est stop !

Merci d’avoir parlé ensemble. Ca me fait du bien.

E. Karim 41 ans

[Karim est une pharmacie ambulante. Il s’est spécialisé dans la revente de toutes sortes de médicaments : on trouve sur lui des produits pour l’estomac, le stress, les maux de tête — doliprane —, des produits de substitutions, etc...]

J’ai fait plusieurs fois de la prison pour détention de produits illicites, mais la première fois, c’était en 1984 pour revente de la drogue au sein de l’université de la Sorbonne où je préparais un DEUG ; j’ai pris de la prison pour un an ferme.

Je suis marié à une ex-toxicomane qui essaye de s’en sortir depuis quelques mois et elle refuse de me revoir de peur de replonger dans la drogue. Elle a décidé de s’en sortir toute seule sans aucune aide extérieure, mais il faut dire qu’elle a vraiment touché le fond et tout ça, c’est par ma faute : c’est moi qui l’avais fait entrer dans la drogue quand elle avait 16 ans. Les premières semaines de son abstinence étaient très dures mais grâce à sa volonté et à sa mère, elle a pu s’en sortir ; maintenant elle fait une formation en informatique.

Nous avons deux filles de 7 et 8 ans qui sont placées par la DASS dans une famille d’accueil.

Est-ce que je veux la drogue ? La drogue n’est pas vraiment un besoin pour moi. C’est vrai que je n’arrive pas à décrocher mais je vous assure que chaque soir avant de m’endormir je me culpabilise et je me dis : demain, ça va être une nouvelle vie, une vie sans drogue ; mais malheureusement la tentation est énorme et la machine repart et c’est pratiquement tous les soirs comme ça. Et tout ça me fait de la peine parce que j’ai une sœur qui m’héberge chez elle et je vois que malgré son salaire de smicarde, elle arrive à payer son loyer, à subvenir à ses besoins mais aussi à me dépanner souvent et elle me dit : « essaye de t’en sortir et je ferai tout pour toi : ramener ta femme, tes enfants et de l’argent si tu en as besoin ». Même ma femme m’encourage parce qu’elle représente tout pour moi et vice versa, mais comme je vous l’ai déjà dit : la tentation est très grande et je ne trouve personne qui m’aide à m’en sortir, je parle de professionnels. Je sens que ma vie se détruit petit à petit et j’ai peur qu’à la fin, il n’y ait plus rien à reconstruire.

Je pense que votre idée de Samu-toxicomanie va aider des gens comme moi pour décrocher parce que ce qui nous manque, c’est une main qui nous soit tendue sur le terrain. Moi, je n’ai pas le temps de penser à aller voir des associations ou des centres ; toute ma pensée est concentrée sur la drogue et cette discussion avec vous m’a permis d’extérioriser ce que j’avais sur le cœur. Merci !

Je pense que le tox peut être un malade mental : quand on voit l’état de certains toxs après leur consommation, on se demande vraiment où il est le plaisir ; mais il y a aussi des victimes parmi eux, des gens qui n’ont pas choisi la drogue mais qui sont tombés dedans par amour ou par trahison (les amis). 90 % si ce n’est pas plus des tox sont des délinquants, parce que pour subvenir à leurs consommations, ils doivent passer par toutes sortes de trafics. Quand un tox a dépensé toutes ses économies et celles de ses proches, il se retourne vers l’extérieur et c’est le début de la dérive.

Les produits de substitution ? J’ai essayé la méthadone mais c’était la pire des expériences parce que je suis devenu très dépendant, autant qu’avec la vraie drogue. Le Subutex, c’est moins grave parce qu’il est souple, et je complète avec le crack.

Le problème, c’est que ma discussion avec vous m’a m’encouragé sur le champ mais par la suite tout va être gommé comme si je n’avais jamais rien entendu. D'où la nécessité d’une équipe sur place.

F. Nestor, 28 ans

Je n’habite pas ici, je viens de la banlieue parce qu’ici on trouve tous les produits au noir (Skénan, Rohypnol, Rivotryl…).

J’avais commencé avec l’héroïne et la coke, ensuite je me suis mis au crack.

Comment j’ai commencé ? J’ai rencontré une fille. On a sniffé, puis ça a été le premier shoot. Ensuite on s’est séparé.

J’ai vraiment envie de m’en sortir. Je diminue progressivement.

Quand je veux être bien, me « speeder » un peu pour une soirée, je prends un caillou, mais je ne suis pas dépendant de la galette. En fait il faudrait que je suive une cure de désintoxication… (il s’en va précipitamment)

G. Benhamid, 38 ans

Mon père est maghrébin, ma mère française, et moi entre les deux.

J’ai deux enfants d’un premier mariage, mais je ne les vois plus, je ne sais même pas ce qu’ils sont devenus.

J’ai deux autres enfants de cinq ans et trois ans. Ils habitent tout près d’ici, je les vois mais ma femme ne veut pas se remettre avec moi.

Au début, je buvais beaucoup, je prenais des cachets, du Skénan. J’ai eu un coup de déprime et j’ai commencé le crack. Je me suis séparé de ma famille et j’ai replongé.

Rien ne me retient ici. Je vole un peu, je vends des cachets, ça me permet de m’habiller et de payer mon hôtel.

Les flics voudraient qu’on dénonce les dealers, c’est trop dangereux. Des fois ils nous prennent nos médicaments et les piétinent.

Je veux vraiment arrêter, retrouver ma femme et mes enfants mais un sevrage serait trop rapide.

Quand je ne m’occupe pas de mes gosses, ça me tue. Il faut que quelqu’un dise à ma femme que je suis prêt à tout arrêter. Elle ne me croit pas. Moi j’ai la volonté, mais…

Notre bilan

I. Un Samu-toxicomanie, locomotive d’une politique de soins

Cette soirée nous apporte peu d’éléments vraiment nouveaux :

— Toujours le même refrain, lancinant : quitter le quartier, pour décrocher, pour s’en sortir. Impossible de se désintoxiquer en restant sur place.

— Toujours également ce constat : rien ne peut arriver de durable si ce n’est pas le toxicomane qui décide que c’est le moment de décrocher. Cependant un « coup de pouce » peut aider au « déclic », peut être pour le toxicomane l’occasion de prendre une décision, d’amorcer la sortie du monde de la came.

D’où l’intérêt évident d’un Samu-toxicomanie.

Mais nos échanges ont abordé pour la première fois la difficile question du « et après ? ». Que se passe-t-il si le toxicomane, s’étant « refait une santé » en vivant quelques jours hors de la scène du crack, décide de décrocher ? La réponse est bien sûr : il faut qu’il aille dans un centre de post-cure.

Mais y a-t-il encore suffisamment de tels centres ? Combien y en a-t-il encore où le personnel se batte vraiment pour l’émancipation du toxicomane, pour l’abstinence et non pas s’accommode de la perspective d’une toxicomanie à vie en « médicalisant » simplement la consommation de toxiques ?

Et puis, après le centre de post-cure, où le toxicomane aura passé, 3 mois, 6 mois, un an, que se passera-t-il ? Il faudra bien que la personne désintoxiquée, remise sur pieds, reparte sur ses propres forces dans la vie, dans la ville, dans la société, dans le pays. Et si cette personne est amenée à revenir, à un moment ou à un autre, dans le quartier de la came, comment ne sera-t-elle pas gravement menacée de replonger ?

La femme toxicomane rencontrée ce troisième soir nous a répondu : il faut au toxicomane un suivi, quelqu’un en qui le toxicomane ait confiance, quelqu’un qui accepte d’être réquisitionné quand la situation redevient trop dangereuse, quelqu’un qui serve d’appui durable, en somme une sorte de « parrain » — comme disent les Narcotiques Anonymes — pour le toxicomane dans son émancipation.

Autant dire qu’un Samu-toxicomanie ne peut être qu’une locomotive pour un convoi beaucoup plus vaste, l’amorce d’une chaîne thérapeutique à (re)constituer depuis que la politique de réduction des risques a démantelé des pans entiers du dispositif de soins. Faut-il ainsi rappeler, une fois de plus, que soigner les toxicomanes, cela doit être les soigner avant tout de la toxicomanie, comme on soigne les diabètes avant tout du diabète, les grippés de la grippe, et les séropositifs du sida. La lutte contre le sida a servi de Cheval de Troie pour démanteler la lutte contre la drogue. Il s’agit aujourd’hui de reconstruire un dispositif de soins cohérent pour soigner les toxicomanes de la toxicomanie et pas seulement des autres maladies.

Il faut réinvestir dans des post-cures sérieuses et non pas complaisantes. Et le combat contre la drogue ne pourra être consistant que s’il mobilise tout le pays, pas seulement les pouvoirs publics. Où l’on retrouve que le combat contre la drogue, qui est aussi un combat pour aider le toxicomane à décrocher (et pas seulement un combat contre les dealers pour les empêcher de nuire), est un combat qui concerne tout le monde, les gens de ce pays et pas seulement les pouvoirs publics, les bénévoles et pas seulement les professionnels payés pour cela, les amis de la liberté du toxicomane et pas seulement les responsables de la santé publique.

 

II. Le statut des propos recueillis

Comment entendre, comprendre, ce que nous déclarent dans la rue les toxicomanes rencontrés ?

Bien sûr, leurs déclarations sont clairement influencées par notre présence, par notre intervention. Et s’ils avaient devant eux des militants de la politique de réduction des risques — au passage, on ne les voit guère dans la rue, le soir, discuter sur le terrain avec ces toxicomanes qu’ils aiment à déclarer comme des « victimes » —, ces mêmes toxicomanes ne diraient pas exactement la même chose.

Pour autant, ne font-ils que nous retourner ce qu’ils estiment devoir nous faire plaisir ? Ceci supposerait déjà que les toxicomanes cherchent à nous faire plaisir, ce qui en soi ne serait déjà pas tout à fait rien : les toxicomanes pourraient en effet choisir à l’inverse de nous envoyer balader. S’ils prennent le parti de nous dire ce qu’ils nous disent, c’est donc bien que ce qu’ils nous disent formule bien pour partie ce qui pour eux est le vrai de leur situation, de leur désir.

Que nous les influencions par notre présence n’est pas pour nous déplaire : nous ne nous présentons par comme des enquêteurs faussement objectifs, neutres et transparents. Nous nous présentons comme militants d’une politique de soins, comme propagandistes d’un Samu-toxicomanie, comme habitants révoltés par le défaitisme de la politique de réduction des risques.

Or il faut bien constater que tous les toxicomanes rencontrés ont déclaré leur accord avec notre objectif et qu’ils ont même pris soin d’argumenter leur accord. Ils auraient pu faire autrement. Ils ne l’ont pas fait. Et ceci est un fait, qui dit bien quelque chose de ce qu’ils pensent.

Qu’est-ce que cela dit ? Cela dit que le désir de s’en sortir, de décrocher, de conquérir l’abstinence, de s’émanciper du monde de la came est actif chez chacun d’eux. Certes, il n’y a pas que ce désir, et il y a également le désir de continuer dans la came, le désir de persévérer dans l’autodestruction, l’envie de s’enfoncer un peu plus. Mais somme toute, n’est-ce pas la loi de tout désir qu’il rencontre face à lui un désir contraire ?

Nos rencontres donc ne mentent pas en ce qu’elles relèvent bien qu’il y a là, chez les toxicomanes, ce désir d’émancipation. Et c’est ce désir bien vivant que nous venons attiser, quand d’autres — les militants de la politique de réduction des risques — tentent a contrario de l’étouffer, de le dénigrer, de plaider qu’il suffirait de gérer mieux la défonce, et de se shooter plus propre…

Certes, mettre au jour ce désir d’émancipation ne suffit nullement à le faire triompher. Sinon, les victoires seraient bien simples à obtenir…

Que le chemin pour sortir de la drogue soit long et douloureux, aussi long que celui qu’il a fallu parcourir pour s’enfoncer, marche après marche, produit après produit, dans la galère de la came — chemin qui se chiffre communément pour nos interlocuteurs à 15 ans — ne veut nullement dire qu’il ne faut pas s’y engager, ou qu’il est impraticable. Tout au contraire, cela indique qu’il n'est que trop temps de s’y engager !

Qu’un combat soit long et difficile ne signifie pas qu’il ne faut pas le mener — comme s’il ne fallait s’engager que dans les combats faciles et gagnés d’avance ! — mais, tout au contraire, qu’il faut s’y lancer au plus vite : somme toute, plus le chemin de l’émancipation s’annonce long, plus il vaut la peine de le prendre tout de suite.

 

III. « Médicaments » ?!!!

Nous intervenons en priorité à proximité du « marché aux médicaments ». Ce n’est pas un choix : il se trouve que c’est là que les échanges sont les plus nombreux et les plus faciles. Les toxicomanes craignent moins d’être contrôlés par la police dans la mesure où la détention de ces médicaments ne saurait être assimilée à la détention de came : ces produits sont licites, et diffusés par la pharmacie d’à côté, sur ordonnance…

Comment ne pas s’étonner de la complaisance de tant de médecins à répandre ainsi dans la rue de tels « médicaments » ? Encore s’agit-il au moins dans la plupart des cas de véritables médicaments destinés à soigner et qui se trouvent ici détournés de leur finalité thérapeutique originale.

Mais que dire de la méthadone et du Subutex dont les flacons et étuis jonchent le trottoir et qui sont prescrits, par wagons entiers, par quantité de médecins ? Comment oser appeler ces produits des « médicaments » alors qu’ils ne soignent rien et ne font qu’alimenter le toxicomane en sa drogue favorite ? Or cette drogue, ce produit, intoxique le corps de qui l’ingurgite et non pas le soigne.

Il y a eu en France un procès du sang contaminé. À quand un procès pour l’intoxication volontaire, sur grande échelle et sur longue durée, de dizaines de milliers de toxicomanes par un pan entier du corps médical et ce pour le plus grand profit de certains laboratoires pharmaceutiques ?

 

IV. Statistiques

En trois soirées, nous avons recueilli les propos de 26 toxicomanes dont 25 hommes.

Âge moyen de ces 26 toxicomanes : 34 ans (de 24 à 42).

Âge moyen d’entrée dans les drogues dures : 20 ans (de 17 à 25). Ceci suggère le caractère représentatif de notre « échantillon » puisque la moyenne des héroïnomanes commence généralement le cannabis à 14 ans, les stimulants et hallucinogènes à 17 ans pour passer à l’héroïne vers 20 ans (voir par exemple l’étude de l’OFDT en 2003 sur les « Nouveaux usages de l’héroïne » par C. Reynaud-Maurupt et C. Verchère, page 31).

 

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