Seconde soirée (mardi 6 novembre 2003)

 

Groupe d’enquête auprès des toxicomanes du Nord de Paris

(ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)                       

 


Le temps était clément pour cette seconde soirée à la rencontre des toxicomanes du 18°.

À nouveau de très nombreux échanges, dont les toxicomanes s’avèrent très demandeurs, comme si nous constitutions leurs seuls interlocuteurs désintéressés : ne venant rien leur offrir, ou leur vendre, nous étions simplement des gens venant discuter avec eux, dans la rue, la nuit, sur leur terrain.

Nous distribuions le même tract que la fois précédente. Cette feuille était toujours très prise, parcourue, puis pliée dans la poche, « pour la lire à  tête reposée ».

Voici les propos recueillis ce soir-là dans les rues du 18°. Comme la fois précédente, les prénoms ont été modifiés.

Propos recueillis

A. Lucien, 32 ans

Je prends du crack.

L’être humain est contradictoire. D’un côté, il a conscience de ses responsabilités et de ses devoirs : j’ai une petite fille de 8 ans, et j’ai perdu ma femme à cause du crack. D’un autre côté, j’ai parfaitement conscience que tout cela devait se terminer par une déchirure. Tout ça est contradictoire, mais c’est le produit qui prend le dessus sur l’homme. Avec le produit, il y a des gens de toutes conditions sociales qui ont échoué ici ; cela fait le malheur.

J’ai fait un très long break pendant 10 ans. Chaque fois, j’ai été ramené ici.

Qu’est-ce qui m’a permis de faire ce break ? Je suis parti aux Antilles pendant 2 ans, et j’avais là-bas un soutien familial. Mais en Martinique, c’est pire encore, pour le crack. Il m’est arrivé là-bas de le kiffer, mais c’était dans un cadre festif : je prenais 2 ou 3 cailloux dans une boîte la nuit, c’est tout. Le lendemain matin, j’avais quand même les yeux exorbités, et ma famille le voyait bien…

Pourquoi je suis pas resté là-bas ? Parce que je suis né ici, en France, et toute ma vie, c’est ici.

Je suis revenu en France. Je travaillais pour Darty, dans le service après-vente. Cela a repris avec celle qui est devenue la mère de ma gamine. Pendant 2 ans c’était bien. Puis j’ai commencé à reprendre du crack mais toujours dans un cadre festif, une fois par mois seulement. Ensuite je consommais plus, et beaucoup d’argent y passait. Et puis, du jour au lendemain, je suis passé à une consommation journalière excessive. J’ai eu un coup de blues. J’avais plus de travail. Cela allait pas bien avec ma petite amie. Et voilà. C’était il y a trois ans.

Pour décrocher ? Il faut fuir ! Il y en qui disent plutôt qu’il faut rester là et affronter le produit. Pour moi c’est non ! Plus tu es loin, mieux c’est !

Je suis à la rue maintenant. J’ai connu le crack depuis que j’ai 22 ans. Mais avant, à 18 ans j’avais connu l’héroïne à l’armée. Je m’en suis sorti, comme j’ai dit, en partant aux Antilles avec ma mère. Et c’est là-bas que j’ai connu le caillou, à cause d’un enfoiré qui m’a donné à fumer un joint où il avait mélangé du crack avec l’herbe. Au bout de 2 ou 3 taffes, mon cerveau a enregistré le plaisir du crack — cela se rapproche de la coke —. Le type a fait cela exprès, pour m’accrocher, car il avait vu que j’avais de l’argent. Après avoir fumé, j’ai mis la main à la poche et je lui ai demandé de me ramener du caillou. J’avais pris goût. Ensuite, je suis passé à la pipe [à crack].

Est-ce que je veux ainsi m’autodétruire ? Peut-être qu’on s’en veut d’échecs accumulés et qu’inconsciemment on vient s’en punir ; au moins comme ça , on fait quelque chose.

Est-ce que j’ai quelque chose qui pourrait me passionner ? La personne qui a la chance de trouver une passion, ça l’aide, mais c’est pas moi. J’ai fait de l’électronique ; cela me plaisait, mais c’est pas une passion. J’aimais bien aussi les sports à sensation, comme la moto.

Les produits de substitution ? J’ai pas eu besoin d’en prendre pour arrêter l’héroïne. Faut dire que l’air là-bas, en altitude, sur la Montagne Pelée, ça aide beaucoup. J’ai bien eu quelques douleurs le troisième jour mais c’est vite passé.

La prison ? Je l’ai connue à cinq reprises, mais toujours pour de petites peines. Je suis pas quelqu’un de violent, qui se bagarre. Quand j’étais en taule, je me disais que quand je sortirais, j’arrêterais. Mais non, finalement c’est illusoire. Le béton de la prison te donne une force éphémère : une fois dehors, elle part vite en fumée, c’est le cas de le dire, sans jeu de mots…

Les structures du quartier ? Je vais à EGO. J’ai été un peu choqué du projet de kit-sniff (après le kit-kiff) : c’est un ensemble qui te donnerait tout le nécessaire pour sniffer, avec le doseur pour prendre proprement le crack en évitant les hépatites. Ca a un bon côté, mais il faudrait au moins mettre à l’intérieur une petite note, un petit poème pour que l’usager prenne conscience de cette situation et qu’il envisage de s’arrêter.

Cela fait un mois que j’ai pas pris de coke. Qu’est-ce qui s’est passé ? Le ras-le-bol. Mais venir ici, c’est dangereux.

« Usager » ou « toxicomane » ? Je n’aime pas le terme de toxicomane ; il y a un côté définitif dans ce mot.

Les Narcotiques anonymes ? J’en ai entendu parler, c’est tout.

J’avais le projet de partir à Nantes mais j’ai fait une crise d’épilepsie la veille du départ. Je suis épileptique depuis tout jeune. On m’a dit que si j’arrêtais de prendre des produits à outrance, les crises d’épilepsie pourraient disparaître.

Je sais très bien que je suis dépendant d’un produit — je préfère dire « dépendant » que « toxicomane » —. Je sais qu’il faut que je quitte ce quartier. C’est là la première étape. Mais j’essaye de rester propre. Vous trouvez que j’ai mauvaise allure ?

B. Bernard, 30 ans

Je fume le Subutex, mais je ne le sniffe pas. J’ai essayé une fois, et j’ai saigné du nez. Depuis, je fais que le fumer. Quand tu le sniffes, le nez ensuite réclame sa dose.

J’aimerais bien partir loin d’ici. Mais c’est un truc, c’est psychologique : tu arrives là, tu es influencé par les gens.

Je viens là, j’ai pas trop le choix. J’ai des problèmes familiaux. Je viens chercher ici le Subutex. Le Subutex, c’est de la came en plus fort. Je le fume.

Maintenant, je ralentis. Je peux arrêter quand je veux. Mais je suis sdf, et c’est pour cela que je suis là.

J’ai réussi à décrocher de la galette. Mais pour cela, il faut bouger du quartier. Quand tu es ici, ils te paient un petit morceau, et ensuite c’est parti.

J’ai décroché parce que j’ai réfléchi : c’est trop d’argent qui partait. Je touchais les Assedic, et le lendemain, j’avais plus rien, je pouvais même pas m’acheter une bouteille d’eau, j’avais perdu 5 000 Fr. en une nuit. J’ai arrêté, et maintenant au moins je suis toujours sur terre.

Est-ce que je m’autodétruis comme ça ? Oui, je considère que je m’autodétruis. Je suis né en 1973. J’ai eu 30 ans en septembre. Avant j’étais sportif. En 1995 je faisais du foot à un bon niveau. C’est l’alcool qui a commencé de me détruire : le whisky. J’ai été entraîné là-dedans par un ami. Ensuite j’ai arrêté l’alcool pendant 3 ans. Un autre ami m’a fait connaître l’héroïne : il m’emmenait quand il allait en acheter ; lui se piquait, et moi j’ai commencé à sniffer. C’est un ami d’enfance, mais faut-il parler ici d’« ami » ! Cela déconnait pour moi : je me levais, je croyais qu’il était 8h du matin et il était en fait 7h du soir.

Ensuite ça  était la galette, pour arrêter l’héroïne. Et puis j’ai arrêté aussi la galette et me voilà au Subutex.

Cela fait deux ans que j’ai arrêté le travail, et depuis 6 mois, je suis sdf. Avant, j’étais magasinier cariste.

J’ai pas vraiment de famille sur qui m’appuyer. Je suis fils unique. Mon père vit avec une belle-mère qui a elle-même deux enfants. Ils m’ont mis à la porte quand j’avais 15 ans.

Mon but, c’est de trouver un boulot, et un endroit où dormir.

J’essaye de ralentir le Subutex. J’ai déjà meilleure mine maintenant.

C. Henri, 39 ans

De 1998 à 2003, je suis resté sans rien toucher. J’étais agent hospitalier. J’avais fait en 1998 une post-cure, puis j’étais parti en Normandie. C’est ce qu’il faut faire : il faut tout couper. J’ai fait ensuite une formation. J’étais devenu clean. C’est à la sortie de prison que j’avais fait ma post-cure, au Trait d’union [à Boulogne-Billancourt].

Depuis, j’ai replongé : la galette, et le Subutex. Et me voilà dans la rue. J’ai pas de papiers. J’ai eu des problèmes familiaux : un décès… J’ai pas pu gérer. Je suis revenu à Paris, et j’ai plongé, il y a 9 mois. Je vis à la rue.

Je vais pas dormir la nuit dans les structures du quartier : c’est pire encore que la rue ! Tu te retrouves à quatre par chambre, et on s’y défonce à tire-larigot. Ce qu’il faut, c’est s’éloigner du coin, se retrouver dans un endroit où on connaît personne.

Je viens de Guyane, mais je veux pas y aller : je suis fâché  avec ma famille.

D. Éloi, 32 ans

[Très volubile et très décontracté, il annonce qu’il vient de fumer du crack.]

Comment je suis arrivé au crack ? J’ai commencé à fumer du shit à 10 ou 11 ans. C’était au Maroc. Mon grand frère en consommait beaucoup et je lui en piquais un peu chaque fois pour fumer avec les copains. Puis j’ai commencé à faire le shit moi-même, à le compresser. Ensuite nous sommes venus en France avec mes parents, et j’ai commencé la coke, l’ecstasy,  l’héroïne.

Un jour, un gamin a trouvé un sac dans un escalier, plein de petits sachets. Il ne savait pas que c’était de la drogue. Je lui ai acheté. Il y en avait pour 20 ou 30.000 F.

À l’époque j’habitais dans un foyer seul, puis avec un ami. J’ai rencontré ma femme dans ce foyer. C’est là que j’ai commencé à fumer de l’héroïne. Je ne connaissais pas encore le crack. J’avais vu qu’on le consommait sur de l’alu, pas comme ceux qui utilisent des pipes.

J’ai un peu vendu de ce que j’avais, mais j’ai beaucoup consommé. Je ne me suis jamais piqué.

Le crack ? C’est de la merde. Je veux absolument en sortir. Si j’ai de l’argent, j’en achète. Je peux rester 3 ou 4 jours sans consommer. Par contre le Subutex je ne peux pas. L’état de manque avec le Subutex, c’est affreux : tu as mal au dos, des diarrhées, tu piques du nez.

Le médecin me prescrit des médicaments et je les vends pour gagner ma vie. J’ai des clients ici, ils me connaissent. Ce qui n’est pas bien c’est qu’on se bagarre entre nous.

Il y a des gens qui prennent du crack pour planer, moi c’est pour me soigner.

J’ai un fils. Ma mère vit avec nous aussi…

[Il s’en va brusquement, interpellé par un « client ».]

E. Kamel, 24 ans

Comment tu rentres là-dedans ? C’est facile, mais pour en sortir, c’est mort. J’ai fait de la prison. La réinsertion, c’est de la connerie. On te propose une aide pendant un an et après plus rien. Quand on n’est pas formé, pas instruit, on n’a pas le mot juste pour se présenter. S’en sortir ? On voudrait bien y croire, mais plein de gens sont déjà venus, la Croix-Rouge et tout ça — des mecs de la télé, des chanteurs connus, mais eux c’était pour chercher de la coke — et c’est toujours pareil.

Les vieux, ils s’arrêtent pour parler avec nous. Eux personne ne les aide. S’il n’y avait pas de problème social, il n’y aurait pas de crack.

Tu peux prendre du crack sans problème. Pour payer, tu te démerdes. Ici il y a des flics partout parce c’est le bordel sur un trottoir d’une grande avenue, des gens se plaignent, ça se voit, mais les gros dealers ils sont là, dans les petites rues, personne ne leur casse les couilles.

Avec le crack, tu oublies tout.

F. Douala, 31 ans

Moi je prends pas de drogue, juste des médicaments. Je suis né ici, j’ai commencé vers 25 ans. J’ai perdu mes parents… J’ai une fille qui a 6 ans, mais elle vit avec sa mère. Je voudrais sortir de cette merde pour récupérer ma femme et ma fille. Je fume du shit de temps en temps, et je prends des cachets, pour oublier tout ça. J’oublie tout, je marche seul, je marche seul.

C’est bien ce que vous faites, aidez-nous…

G. Hafid, 27 ans

[Très peu marqué mais avec un  regard très vif toujours à la recherche de quelque chose, peut être le crack.]

Je suis venu du Maroc pour rejoindre ma famille installée en France mais comme je suis très têtu, le résultat est là. Je viens de sortir de trois mois de prison pour cambriolage avec escalade.

J’ai touché à toutes les drogues : trois ans d’héroïne, la cocaïne, le shit et un peu plus de deux mois dans le crack.

Je suis rentré dans la drogue par ma petite amie qui m’a fait goûter une fois et je me suis dis : c’est fini, c’est la dernière fois ; et chaque fois, c’était la dernière fois jusqu’à ce que je sois devenu un accro et que le piège se referme autour de moi.

Je n’ai jamais été dans un centre mais par contre j’ai fréquenté une association dans le treizième, mais ce sont des solutions provisoires. Je suis allé les revoir ce matin et ils m’ont dit qu’il faudrait revenir la semaine prochaine. On ne peut pas s’en sortir avec ces moyens dérisoires.

Il y a une chose que je ne me pardonnerai jamais : j’étais tellement en manque que j’ai volé les économies de ma mère et la pauvre, elle était démunie face à ce problème, mes frères aussi, mais aucun ne touche la drogue ; il n’y a que moi sur les quatre.

Je suis très content de vous avoir parlé et je trouve très bien ce que vous faites. J’espère que le déclic viendra grâce à vous.

H. Mahmoud, 26 ans

[Très marqué par la drogue malgré son jeune âge. Venu d’Algérie avec un bac + 3 (commerce international). Il a suivi le chemin habituel des toxicomanes à savoir l’héroïne, la coke et le crack.]

Je ne suis pas souvent à Château-Rouge ; je viens deux trois ou trois fois par semaine voir les copains.

Je sais que le fait de venir dans le quartier revoir les copains n’est pas une bonne chose car ça ne me laisse pas l’occasion de m’en sortir. C’est pour cela que je trouve l’idée d’un Samu-toxicomanie est une bonne chose.

Il faut savoir que notre problème à nous, c’est la précarité qui ne nous aide pas et du coup on se retrouve dans un cercle vicieux : on n’a pas de logement, pas de travail, on ère dans les rues pour se retrouver, sans s’en rendre compte, sur notre lieu habituel : celui du trafic.

Je connais les Narcotiques Anonymes et j’ai assisté à une de leurs réunions, mais ces gens-là ne peuvent me trouver ni un logement, ni un travail :  comment voulez-vous qu’ils m’aident?

Je trouve votre idée très bien. Quand est-ce que votre bus va commencer?

Moi, je n’ai jamais été dans un centre pour les toxicomanes. Je consulte de temps en temps mon médecin traitant qui me prescrit du Subutex que je complète avec du shit ou du crack.

Je sais que je suis jeune et je n’ai pas envie de continuer dans ce chemin ; j’espère m’en sortir le plus rapidement possible.

Merci de votre aide.

I. Jacques, 35 ans

[Jacques refuse initialement d’assumer sa position de toxicomane. Il avoue seulement prendre quelques joints de shit occasionnellement. Mais ses yeux embrouillés, ses gestes un peu désordonnés, ses rires nerveux donnent à penser qu’il est plutôt accro au crack. Il semble même que sa dernière dose ne soit guère ancienne. D’ailleurs, le copain qui l’accompagne, qui, lui, assume sa consommation de crack, semble s’amuser de le voir jouer ce personnage et de lui voir commettre pas mal de bourdes.]

Je viens d’Haïti. Je suis venu en France avec toute ma famille, il y a 19 ans, pour des raisons politiques, des problèmes avec les Tontons Maccoutes. Je travaille depuis quatre ans dans le bâtiment, de huit heures du matin à cinq heures le soir. La vie est difficile. Je gagne 8 000 Fr et j’arrive pas à payer mon loyer de 1 500 Fr.

Une chose est sûre, vous ne pouvez pas changer ma vie. Pour les toxs, c’est pareil. Il n’y a qu’eux qui peuvent changer leur vie. Bien sûr, vos conseils sont importants. Vous voulez leur apporter une aide. Mais s’ils n’attrapent pas cette aide à un moment donnée, leur vie est foutue. Il faut que la personne ait confiance en elle-même pour avoir confiance dans les autres.

Dans la société, il y a une place pour tout le monde. Quand tu es un chien, t’es pas un étranger. Tu as un maître qui te nourrit et tu es heureux. Mais quand t’es un tox, tu es pire qu’un chien. Tu n’es même pas considéré comme un animal. Et les gens ne prennent même pas leur chance, en plus.

J’ai habité cinq ans rue d’Aubervilliers, quand j’avais des problèmes de papiers. Je voyais les gogos qui s’en foutaient plein les poches. Ils croyaient que c’était Dieu qui les faisait travailler ! Mais ils sont pires que des criminels. Ils prennent la vie des gens pour rien. Pour un tox, au bout de cinq secondes, t’as plus rien. Plus rien dans les poches et la fumée est partie dans ton nez. Ils ont inventé ça pour claquer les pauvres. Dans toutes les communautés, il y a des traîtres, des Satans. Ils ne recherchent que le portefeuille et s’en foutent quand les gens trépassent.

Il y a beaucoup de règlements de compte dans la drogue. J’aime pas beaucoup l’injustice. Mais les toxs, c’est un monde de loups, c’est le monde de la mort. Les gens y sont fous. Pour rien, ils te crèvent. Des fois, ils ont des enfants. Vous imaginez l’éducation ?

Pour les toxs, il leur faut de l’aide et qu’ils prennent cette chance. Si quelqu’un réfléchit bien, il comprend ce que vous dites. C’est normal d’avoir une aide, c’est obligatoire. Mais le problème, c’est la pression de tous les cotés. S’il y a une pression, l’homme ne comprend plus rien. Il n’écoute plus. La pression, c’est bien sûr le besoin de se droguer. Mais ils n’ont rien dans la tête !

Ici, j’appelle cet endroit le couloir de la mort. Y a plus d’amis, plus de copains, que des traites. Mais si tu as de la tune, tu as plein d’amis. Les gens viennent ici pour sniffer leur Subutex parce que ça coûte pas cher et c’est facile à se procurer. C’est pas si bien que le crack. Enfin, je ne crois pas. Votre idée d’un Samu, c’est bien. Parce que les gens qui restent ici, ils restent dedans [rires]. Il faut casser leurs habitudes. C’est ça le plus important. Mais n’y a qu’eux qui peuvent décider.

Moi, vous savez, je crois en Dieu, sinon je serais tombé au fond de la merde Je sais que le Grand Maître est là. Si vous ne l’écoutez pas, il vous tabasse, en utilisant vos « amis ». La drogue, c’est Satan. Il peut tenter n’importe qui. C’est le mauvais chemin. Mais si vous faites des actions malhonnêtes, vous ne pouvez pas croire en Dieu.

Je connais bien le Vaudou. Ca fait partie des choses maléfiques. Pour les marabouts, ça ne sert à rien. C’est inutile.

Moi, j’ai une âme. La drogue, elle, trahit l’individu. Elle n’est pas honnête. Détruisez les êtres humains, dit Satan. Alors, il faut prendre conscience de tout ça.

Moi, je crois que vous êtes un messager de Dieu. Vous venez nous apporter un message.

C’est sûr, c’est Dieu qui vous envoie. Je le sais !

K. Jean-François, 30 ans

Je pense constamment à la drogue. C’est une grosse portion de ma vie.

La prévention est nécessaire, dès la jeunesse. Personne n’est à l’abri de la drogue. Il suffit d’une déprime... Vers 14-15 ans, j’étais anti-drogue. Je me suis mis à vendre du shit. Ce n’était pas de la drogue dure. Je faisais comme les autres, c’était l’époque des concerts de reggae. Plus tard, j’ai pris de l’héroïne, de la cocaïne, du crack...

Pourquoi prendre de la drogue ? Parce qu’on ne s’aime plus. Avec la drogue, on se sent plus fort, on prend des risques, on met sa vie en danger, on se retrouve face à face avec la mort. Quelque part c’est pervers, on se fait du mal.

L’année dernière, j’ai failli mourir. Je buvais beaucoup d’alcool et j’ai pris 5 gr de coke. Je suis sorti dans la rue comme un fou, j’hallucinais, je criais n’importe quoi, je délirais complètement. On m’a retrouvé sous un banc. Après je ne sais plus. Je me suis réveillé à l’hôpital, on me faisait des électrochocs. Ils m’ont vraiment sauvé la vie...

J’ai essayé d’arrêter plusieurs fois. Ma femme était anti-drogue, elle a toujours voulu que j’arrête. Moi je dépensai tout l’argent, j’ai liquidé mon compte et son compte. J’étais violent, j’ai vraiment fait des conneries. J’ai eu une femme en or et j’ai tout perdu, ma femme et mon fils. Ca a été entièrement de ma faute. J’avais des impayés avec le Trésor public, je ne me suis pas présenté devant le tribunal. J’étais aussi alcoolique, je buvais une bouteille de Ricard. Mes beaux-parents m’ont menacé de la prison. J’étais d’accord pour aller en prison pour arrêter la drogue. Cela a été dur, cette cassure. J’ai arrêté "à la dure".

Je suis sorti de prison en mai 2003. Depuis je suis sorti de l’héroïne. J’avais un squat à Villeneuve, mais je n’avais pas de serrure. Une famille d’Africains a occupé mon squat. En ce moment, je prends des galettes mais pas tous les jours. Il faut que je quitte Paris. Je squatte dans une cave dans le quartier. Je ne touche pas le RMI, je ne veux pas être assisté. Je ne prends pas de Subutex, ni de Méthadone. C’est de la came, mais c’est toléré. Mais c’est encore pire, on est vraiment accro au Subutex. C’est pire que l’héroïne. Psychologiquement, j’ai très peur de l’héroïne, elle a gâché ma vie.

La création d’un Samu-toxicomanie ? C’est bien, c’est une occasion de sortir de la drogue. Aller se reposer à l’écart, ce serait un privilège. Le plus difficile est de faire le premier pas. Si les gens qui soignent sont performants, on peut s’en sortir.

Pour décrocher, il faut quitter les lieux de vente, avoir un travail et être accompagné d’une personne forte qui peut comprendre ce mal de vivre. J’en ai marre de la drogue. Le problème c’est que je fais du surplace. Je ne m’occupe pas de mes papiers. J’aimerai m’assumer moi-même.

Les Narcotiques Anonymes ? Non, je n’ai aucune information sur eux.

Pour sortir de la drogue, il faudrait être normal, se battre. Quand j’étais jeune je dessinais super bien, j’aimais le théâtre. Mais c’est fini maintenant. Je n’ai jamais su finir les choses. Parfois je me dis que je suis un raté. J’ai plein d’amis et souvent on m’a tendu la perche... Mais j’ai une peur en moi. La nuit je pense trop à ce que je suis devenu. On n’a pas eu de grands malheurs comme la guerre, les camps de concentration, etc. Pourquoi se droguer ? C’est une énigme.

Je m’en veux d’être devenu comme ca. Un toxicomane ne veut pas assumer la vérité. C’est un combat avec soi-même.

Mon ex-femme a refait sa vie. Elle a toujours travaillé, elle veut une vie stable, pas une vie de nomade. Mon fils a plus de 2 ans, je ne l’ai pas vu grandir. Je me promène avec lui dans les parcs. Mon gamin c’est sacré. Je ne prends jamais de drogue quand je le vois. Il est éveillé, il parle bien. Il me manque énormément, cela fait un mois que je ne l’ai pas vu. Je l’aime.

Notre bilan

Quelques thèmes constants ressortent de cette soirée et de la précédente.

Décrocher du quartier, condition nécessaire pour espérer décrocher de la drogue

« Il faut fuir ! Il y en qui disent plutôt qu’il faut rester là et affronter le produit. Pour moi c’est non ! Plus tu es loin, mieux c’est ! »

« Venir ici, c’est dangereux. »

« Il faut bouger du quartier ».

« Il faut tout couper. »

« Ce qu’il faut, c’est s’éloigner du coin, se retrouver dans un endroit où on connaît personne. »

« Il faut que je quitte Paris. »

« Pour décrocher, il faut quitter les lieux de vente ».

Pour décrocher de la drogue, le point incontournable est de décrocher du quartier. Corollairement, les structures et les professionnels qui fixent les toxicomanes dans le quartier ne les aident pas à décrocher.

Un déclic ne saurait se commander. On peut du moins en offrir l’occasion.

« J’espère que le déclic viendra grâce à vous. »

« La création d’un Samu-toxicomanie ? C’est bien, c’est une occasion de sortir de la drogue. Aller se reposer à l’écart, ce serait un privilège. Le plus difficile est de faire le premier pas. Si les gens qui soignent sont performants, on peut s’en sortir. »

Décrocher suppose un déclic. Rien ne peut garantir, en particulier de l’extérieur, un tel déclic : il dépend de l’existence propre de chaque toxicomane, existence opaque à celui-là même qui la vit. S’il n’est pas possible de programmer un tel déclic, il doit cependant être possible d’en offrir l’occasion, et ce autant de fois que nécessaire. Tel est le but propre d’un Samu-toxicomanie. Ce but est bien compris par les toxicomanes rencontrés.

Responsabilité de chaque toxicomane vis-à-vis de lui-même

« Une chose est sûre, vous ne pouvez pas changer ma vie. Il n’y a que les toxs qui peuvent changer leur vie. »

« Il faut casser les habitudes. C’est ça le plus important. Mais il n’y a que les toxicomanes qui peuvent décider. »

« J’ai vraiment fait des conneries. J’ai eu une femme en or et j’ai tout perdu, ma femme et mon fils. Ca a été entièrement de ma faute. »

Le point essentiel par où passe le courage de chaque toxicomane semble bien consister en un acte : accepter de se voir comme toxicomane, ou « dépendant » (non comme « usager », manière insignifiante de se nommer qui évite le face à face avec le problème), et se tenir pour responsable de cet état. Certes, poser courageusement un tel acte de parole ne suffit nullement à décrocher mais établit au moins un point — qui peut sembler minuscule mais ne l’est nullement : à preuve les difficultés pour le poser — à partir duquel il devient possible d’engager quelque chose, fût-ce quelque long périple de 10 ans pour s’en sortir. Nos rencontres avec les Narcotiques Anonymes nous ont rendus sensibles à cet aspect subjectif des choses.

Corollairement, ceux qui poussent les toxicomanes à biaiser sur la nomination de leur état (en se nommant simplement « usagers »), à faire semblant que leurs actes sont la faute des autres plutôt que ne relèvent prioritairement de leur responsabilité, ceux qui orchestrent le toxicomane comme victime, par exemple victime de la prohibition (comme si c’était la prohibition qui faisait le danger principal du crack…), tous ces gens ne font que prolonger la situation dans laquelle les toxicomanes sont enfermés.

Culpabilité du toxicomane

« Est-ce que je veux ainsi m’autodétruire ? Peut-être qu’on s’en veut d’échecs accumulés et qu’inconsciemment on vient s’en punir. »

« Il y a une chose que je ne me pardonnerai jamais »…

« Parfois je me dis que je suis un raté. J’ai une peur en moi. Je m’en veux d’être devenu comme ca. »

Certains toxicomanes thématisent leur autodestruction comme une sorte de punition qu’ils s’infligeraient.

Il apparaît ici clairement que « culpabilité » n’est pas « responsabilité » : la culpabilité est plutôt destructrice.

Dans les toxicomanes rencontrés (ils sont tous âgés, entre 30 et 40 ans, et connaissent la drogue depuis leur majorité, soit des parcours dans la drogue d’une moyenne de  quinzaine d’années !), peu de « revendication » de la drogue, comme plaisir, moins encore comme jouissance, et aucune comme puissance mais plutôt comme une impuissance triste, édifiée sur fond de grande culpabilité au regard du profond gâchis que la drogue signifie.

Cette culpabilité est-elle un levier ? Peut-elle l’être ? Sans doute pas.

Il semble que chaque fois que quelqu’un dit avoir pu décrocher, c’est plutôt dans la joie d’une nouvelle puissance, certes validée par le dégoût de la came mais cependant joie en elle-même de pouvoir enfin poser un acte libre et responsable, de pouvoir envisager autre chose.

Bref, le déclic recherché ne semble pas pouvoir provenir d’une exploitation « positivante » de la culpabilité.

Le nihilisme du toxicomane

« Oui, je considère que je m’autodétruis. »

« Pourquoi prendre de la drogue ? Parce qu’on ne s’aime plus. Avec la drogue, on se fait du mal. »

Lucien le dit le plus clairement : « On veut inconsciemment se punir. Mais au moins comme cela on fait quelque chose. » Au moins à se détruire, on fait quelque chose, on agit, on veut.

S’il faut prendre appui sur quelque chose dans cet état, c’est peut-être sur ce point, qui n’est pas, lui, de culpabilité : au moins le toxicomane met en œuvre une énergie importante. Certes cette énergie est « mal tournée », désorientée, mais cette énergie, voilà peut-être l’esquisse possible d’un point d’appui.

Appui en quelques points de fierté

« J’essaye de rester propre. Vous trouvez que j’ai mauvaise allure ? »

«  J’ai meilleure mine maintenant. »

Plusieurs toxicomanes rencontrés nous ont dit faire attention à leur corps, à leur allure, à ne pas vouloir ressembler à des clochards. Visiblement ils travaillaient positivement leur image d’eux-mêmes et étaient ainsi fiers d’un point gagné, qu’ils voulaient tenir contre vents et marées.

Ce type de point d’appui semble de grande importance ; il peut patiemment tresser les conditions pour qu’au bon moment, le fameux déclic se produise.

Qui fait face au toxicomane ?

Le point essentiel est aussi que le toxicomane puisse rencontrer des gens qui lui font face, non seulement croiser le policier et le juge (qui se dressent en travers de leur route) mais rencontrer des travailleurs sociaux, des médecins et des militants qui ne marquent aucune complaisance à son endroit et cependant se disposent pour l’aider. Encore faut-il qu’il s’agisse bien pour ces gens de l’aider à décrocher. Un Samu-toxicomanie n’aurait de sens que si y agissaient des gens convaincus de tout cela, des gens « performants » comme disait Jean-François, et non pas des gens tentant d’aménager la consommation de drogues dans cette société et profitant de la situation pour se tailler une sinécure…

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