Première soirée (mardi 8 octobre 2003)

 

Groupe d’enquête auprès des toxicomanes du Nord de Paris

(ex-Collectif anti-crack de Stalingrad)                       

 

 


Pour notre première soirée à la rencontre des toxicomanes du nord de Paris, le temps était en notre faveur : pas de pluie, et une température clémente ; le parcours nocturne des rues du 18° (rue Léon, rue Myrha, boulevard Barbès) en était rendu moins aride.

 

Cette soirée a donné lieu à de très nombreux échanges avec les toxicomanes lesquels se sont avérés désireux de parler longuement avec nous dans la rue. Beaucoup nous connaissaient déjà (nous nous présentions avec le tract recto verso : « Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ? » / « Questionnaire : À quelles conditions un toxicomane peut-il en venir à s’émanciper du crack en voulant autre chose que la drogue ? »). À notre surprise, certains même nous appelaient par notre prénom. L’histoire du Collectif anti-crack de Stalingrad est en effet bien connue et, plus encore, appréciée par les toxicomanes avec qui nous avons parlé : ils nous félicitaient pour ce que nous avions fait dans notre quartier en 2002.

 

Sur cette base un peu inattendue, nous avons longuement discuté avec une dizaine d’entre eux, recueillant leurs avis à partir du questionnaire que nous avions préparé et que nous leur remettions. Il ne s’agit pas bien sûr d’un questionnaire d’opinion, à remplir point par point. Nous restituons donc ici les propos qu’il a été possible de consigner, dans la dynamique de l’échange tel qu’il s’est engagé ce soir-là. Seuls les prénoms ont été modifiés.

 

Suite à ces propos recueillis, nous formulerons quelques remarques générales, une sorte de premier bilan de cette soirée. Notre objectif général, rappelons-le, est d’enquêter auprès des toxicomanes sur leur rapport au « nihilisme » et sur notre proposition de Samu-toxicomanie en sorte de rédiger au terme de ce travail (en juin prochain) un rapport qui pourra être mis à la disposition de tout un chacun.

Propos recueillis

A. André, 38 ans

[Petit, bonnet sur la tête, mince sans être maigre, habillé proprement, André ne ressemble pas aux crackés habituels de Stalingrad. Il parle très aisément et veut très vite nous expliquer ses positions par rapport à notre questionnaire.]

Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous écrivez sur le Subutex : c’est une façon de contrôler socialement les toxicomanes sans pour autant les soigner. Le Subutex, c’est une drogue légale, mais une drogue. Ceux qui l’ont mise en circulation, ils ont rien fait pour l’arrêter ensuite. Mais on va pas rester là-dedans à vie !

Je suis aussi d’accord que le toxicomane ne doit pas embêter les gens, ne doit pas se shooter dans les cages d’escalier. C’est là une très mauvaise image du toxicomane. En fait, le toxicomane se crée lui-même son image. Moi, je fais attention, et je ne fais pas n’importe quoi.

Est-ce que j’ai essayé d’en sortir ? J’ai d’abord essayé de sortir de l’héroïne. J’y suis arrivé en prenant un produit de substitution : le Subutex. Puis j’ai voulu décrocher du Subutex mais c’est dix fois plus dur que de décrocher de l’héroïne : c’est un produit qui est dans ton corps. Moi, je le prenais simplement comme garde-fous. J’ai réussi à en décrocher. Puis cela a été le crack. Le crack, c’est pire ! Pourtant je ne bois pas d’alcool. Le crack, c’est pire car ça isole l’individu, ça fait ressortir l’agressivité, et aussi l’égoïsme. Ca entraîne des plans pas bons : cela pousse à l’arnaque, au vol, etc. et puis il n’y a pas de produit de substitution au crack.

La substitution, ça n’arrange rien. C’est un produit pour contrôler. C’est un programme pour remplacer une drogue par une autre, pas pour en sortir.

Après le Subutex, je suis reparti sur le crack parce qu’il suffit pour cela d’un désarroi. On est fragile, et dès qu’on a un problème, le crack, c’est le plus facile pour oublier. Mais le crack, ça fait qu’empirer les choses : avec le crack, tu as besoin de beaucoup plus d’argent qu’avec l’héroïne.

Et puis il y a aussi le problème des médicaments, avec le marché des neuroleptiques qu’il y a ici. Les médicaments, ça fait beaucoup plus de dégâts encore que le crack. Il y a les produits pour dormir qui sont détournés : avec un cachet, tu t’endors, mais avec dix cachets et de l’alcool, c’est un stimulant qui t’embrouille l’esprit et te fait un trou noir. C’est pour cela qu’il y a des agressions : c’est pas vraiment la drogue, parce que la drogue, cela t’isole ; c’est les cachets.

Les Narcotiques Anonymes ? Je les ai rencontrés il y a quelques années, mais je n’ai pas senti de soutien de leur part : la réunion passée, le problème est toujours là !

Le meilleur moyen pour décrocher, c’est de quitter la place. C’est là le premier pas qui permet de savoir si quelqu’un veut vraiment décrocher. Quand j’ai décroché du Subutex, j’ai passé six semaines en Espagne. Ensuite je suis revenu ; j’étais fier de moi. Puis il y a la routine qui s’installe, et on revient où l’on a ses repères. Six semaines, c’est bien pour le corps, mais c’est pas assez pour le psychique.

La meilleure arme pour décrocher, c’est une activité, peu importe laquelle. Si tu restes sans rien faire, c’est sûr : tu retomberas.

J’ai 38 ans, et j’ai commencé la drogue à 18 ans. Je viens du Cap-Vert. J’ai une famille ici, et heureusement je l’ai pas perdue.

J’ai une formation d’électrotechnique et aussi d’informatique. Mon casier judiciaire est pas trop lourd ; cela fait dix ans que j’ai pas eu de vrai problème avec la Justice.

En fait, je suis ici un cas à part. Je ne me laisse pas aller. Le seul problème, c’est le crack ; je ne pourrais l’arrêter qu’en partant ailleurs. Mais il faudrait pour cela un déclic. Ca pourrait être partir dix jours pour me refaire une santé.

Est-ce que j’ai conscience de m’autodétruire ? Oui, il faut pas se voiler la face, mais je le fais à petite dose. Il y en a qui le font à haute dose, 24 heures sur 24. J’ai connu ce stade, mais c’était il y a longtemps. Maintenant, quand je fume du crack, je cherche simplement à m’occuper. Pour le plaisir, je préfèrerais en avoir en étant simplement avec des amis. Quand je fume, c’est que quelque chose ne va pas. C’est plus vraiment pour le plaisir, c’est plus un automatisme, comme la clope. On fume parce qu’au début, ça donne de l’euphorie, mais à mon niveau, le plaisir est passé depuis longtemps, l’effet est plus le même. L’euphorie est au départ très agréable, mais c’est sur une courte durée.

Le meilleur moyen de comparer le crack, c’est à la clope. Tu fumes pareil. Sauf que le crack, c’est illégal.

Avec le crack, le temps passe plus vite. Le crack, c’est une façon de passer le temps. L’effet passe très vite, mais le temps passe aussi très vite ; c’est un paradoxe. Le temps de la descente après l’euphorie est long mais on ne s’en aperçoit pas.

Je suis lucide ? Tout le monde me l’a dit : « tu n’as rien à faire là-dedans ! ».

Comment je suis tombé dedans ? Je le sais mais ce serait une longue histoire à raconter. Peut-être une autre fois…

Avec le crack, tu es tout seul, mais c’est ce que tu as fait qui entraîne que tu te retrouves tout seul. La vie, elle est dure pour tout le monde.

Ce que vous faites est courageux, car vous prenez sur votre temps.

B. Jean-Philippe, 40 ans

[Grand, maigre (trop maigre…), les cheveux blonds, pas déglingué si ce n'est un visage émacié qui trahit quelques dures années…]

J'ai passé mon enfance dans l'Oise et je suis monté à Paris pour travailler dans l'entreprise familiale comme ouvrier charcutier. Ça a duré quatre ans. Ça me plaisait pas trop comme boulot. Alors je suis rentré dans l'hôtellerie. Je bossais alors à la brasserie du Louvre. J'ai même fait l'inauguration de la pyramide du Louvre. Le boulot était très dur ! Puis j'ai été licencié.

Durant cette période, j'habitais Barbès et je me suis retrouvé très vite en contact avec la drogue, surtout l'héroïne. Or, j'etais très timide, très introverti et les shoots me permettait d'oublier la timidité. Avec ça, je me sentais très puissant. Ça me donnait aussi la pèche dans mon boulot. Je pouvais comme ça affirmer ma personnalité ! Je travaillais alors encore plus vite, et je gagnais encore plus d’argent.

Je me suis marié et nous avons attendu un enfant. En 88, j'appris que j'étais séropositif et çà m'a foutu un sacré coup. Je craignais que l'enfant le soit aussi. Notre fils est né quelques mois après, et par chance, il était négatif. Les médecins m'avaient donné six ans de survie. J'étais complètement effondré. Je ne pouvais plus me projeter dans l'avenir. Plus de projets, plus d'avenir. Pour ma femme, cela a été pire encore : moi, je pensais que je n’allais pas vivre, elle pensait que j’allais mourir. Je voulais à cette époque ouvrir un bar. Ma femme m'a quitté et j’ai plongé. Plus rien ne m'intéressait. Plus rien n'avait d'importance. J'avais l'impression d'être déjà mort. Je suis tombé dans une sacrée galère, après ça.

Tu sais, les toxs comme moi, ils cherchent un peu l'extrême, le bonheur absolu comme dans l'amour. J’ai toujours été un peu extrémiste, à chercher une espèce d’absolu. C'est un peu pareil comme trip. C'est super fort. Et puis ils essaient de savoir jusqu'où ils peuvent aller. S'ils vont trop loin, c'est alors la recherche du suicide, l'envie de côtoyer la mort.

Aujourd'hui, j'ai toujours des périodes de dépression. Alors, je fais le voyage jusqu'ici. J'habite Nanterre mais je ne cherche jamais le produit vers chez moi. En ce moment, je recherche de la morphine et je prend toujours un peu de méthadone. Quand j'ai une période de stress, je ne me sens pas bien, alors je retombe. Ça peut durer une quinzaine de jours.

Avec la méthadone, j'ai réussi à sortir de l'héroïne. Mais la méthadone c'est dur aussi ; c’est une drogue quand même dure. Au bout d’un an et demi – deux ans, j’ai voulu arrêter la méthadone. Les médecins voulaient pas me réduire mes doses de méthadone. J’en prenais 80 mg par jour. Il a fallu que je me batte contre eux pour réduire ma dose, de 5 mg par mois. J’ai réussi à tout arrêter comme ça. C’était en janvier dernier. J’ai tenu jusqu’à l’été, et depuis septembre, j’ai recommencé avec le Skenan. Mais j’ai presque arrêté. Je fais des kilomètres pour venir ici chercher le produit, je préfère me déplacer plutôt que d’en prendre où j’habite car si tu prends la came dans le quartier où t’habites, c’est foutu. J’ai connu ça quand j’habitais dans le 18°, je veux pas retomber dans la galère, sans logement.

Pour arrêter complètement, il faudrait que j’ai plus mes problèmes : j’ai pas de travail, et plus de compagne. Je vis avec une allocation d’handicapé (j’ai aussi l’hépatite C…).

C'est bien de parler ainsi. Jamais, je ne parle de tout ça, nulle part. C'est pas les flics qui vont le faire ! Pourtant, j'aimerais bien parler de mes problèmes, de ma séropositivité. Mais personne ne m'écoute.

Les Narcotiques Anonymes ? Je les ai rencontrés une fois seulement, mais ils parlaient de Dieu, d'un Être suprême, d'une force supérieure, je ne sais plus. Ça m'a pas trop plu et pourtant je suis croyant. C’était pas mon truc.

J’ai maintenant 40 ans, et j’ai commencé la drogue à 17 ans.

J’ai plus d’idées sur ce que je pourrais faire. Je connais plus le travail de l’hôtellerie. J’ai été faire un stage de réinsertion pendant trois mois à Montreuil. C’était bien. On nous a fait faire des percussions, et de la sculpture sur fer. J’aurais bien voulu continuer cela, comme métier d’art. Cela m’intéressait beaucoup. Mais le seul métier qui existait pour trouver un boulot, c’était la soudure industrielle : j’avais pas envie de me retrouver à souder des séries de plaques de tôle…

Aujourd'hui, mon moteur c'est mon fils. Il a 14 ans et j'ai obtenu sa garde quinze jours par moi. Ça me fait du bien. Mais il reste toujours les quinze jours où il n'est pas là ! En plus de la came, il y a aussi la tri-thérapie à gérer. Ça aussi, c'est dur. Mais je crois que je vais en sortir, bientôt. Je ne sais pas. C'est vrai qu'en sortir, ça voudrait dire retrouver l'amour, un travail. Déjà le travail, ça serait pas mal. Peut-être à mi-temps au début. Je pense que c'est possible. J'y crois.

Mais c’est sûr que pour décrocher, il faut s’accrocher à un truc.

C. Abdoulaye, 35 ans

[Agité, la bouche pâteuse, ses propos sont un peu décousus, entrecoupés par des absences]

Le toxicomane, c’est quelqu’un qui a eu trop de problèmes.

Le toxicomane vit une frustration. Il est pas le seul mais Dieu nous a différencié et on réagit pas pareil.

La came, c’est une maladie dont il faut guérir.

Le Subutex, c’est la drogue de l’État. En fait, c’est la vraie drogue de l’État. On est tous dans la merde. La merde, c’est le mot où il faut associer l’État.

Le toxicomane, il est sdf. Il lui faut une structure. La Croix Rouge pour cela fait un travail formidable : j’ai un frère [un ami du pays] qui a comme cela arrêté depuis un an et demi ; il a eu une maison, un travail, ça fait des responsabilités.

Le Subutex, c’est de la morphine, comme dans l’héroïne. Les médecins font n’importe quoi : il y en a qui mettent sur la même ordonnance du Rohypnol et du Subutex, sur la même ordonnance ! Comment un médecin peut faire ça ? Le premier est un calmant et le second un stimulant !

Je suis né en 1968, j’ai maintenant 35 ans, j’ai connu la drogue à 17 ans.

Je me suis retrouvé à la rue, et la rue, c’est comme les chiens : t’attrape des puces !

Pour en sortir, il faut que t’ais le maximum de problèmes. Sinon, tu sors pas !

[Passent trois CRS à pieds] Tiens voilà la répression ! Maintenant les CRS, ils vont même mettre des P.V. sur les bagnoles ! Mais je suis pas anti-flics, parce que je me suis trouvé dans des situations pas possibles.

D. Denis, 31 ans

[Grand, visage rieur, ne ressemble pas aux crackés sdf qu’on connaît à Stalingrad.]

C’est difficile d’expliquer. Des fois je pense en être sorti, puis je replonge pour affronter la réalité. Les drogués, ce sont des victimes. Il faut s’occuper d’eux.

J’ai un petit frère – 29 ans – qui est dans le crack. Je voudrais l’aider mais je ne peux pas. Je me sens mal placé parce que moi-même je ne suis pas un bon exemple, une référence. Je ne suis pas assez clair, parce que je suis dans une situation compliquée, je ne m’autorise pas à le conseiller.

Ici quand on se shoote, on dit qu’on va au Japon. Quand un gars est parti pendant deux ou trois jours, on dit qu’il est allé au Japon !

Une fois je voulais m’en sortir, je suis allé dormir dans une des structures qu’offre le quartier, parce qu’on m’a dit que c’était une solution. C’est faux, c’est pire que tout, c’est une calamité. Tout le monde fumait en cachette. Ca donnait envie de recommencer. Mais moi, je n’ai pas voulu faire comme eux, parce que c’est hypocrite. Mais quand tout le monde a fini, j’ai sorti mes [geste pour désigner les galettes de crack] et j’ai fumé pour les narguer. C’est pas bien, parce que c’est de l’imitation, de la concurrence.

Les solutions ? Le Samu-toxicomanie, c’est une bonne idée, mais pour aller où ? Je préfère squatter dans le quartier, pas loin, là-bas, dans ces immeubles. Tu squattes, et comme cela, tu quittes pas le quartier...

La drogue, c’est affreux, ça fait faire des choses...Vous avez vu ce type qui en a poignardé un autre pour 40 € ? C’était écrit dans Le Parisien.

Et cette fille qui était en manque et qui a laissé son enfant à un type en lui disant de le garder pendant qu’elle allait en chercher. Elle n’est jamais revenue… et le type a gardé l’enfant…

[Avec un grand rire] Peut-être que mon petit frère, en fait c’était moi…

E. Hamid, 37 ans

Comment je suis rentré dans la drogue ? Je menais une vie tranquille, comme Monsieur tout le monde. Je travaillais chez ma sœur et son mari dans une boutique louée à la RATP (dans le métro). En raison de la baisse de l'activité commerciale, ils ont été obligés de vendre leur commerce. Ca plus mon divorce, et ça était le début de ma descente aux enfers.

Ce que j'ai fait pour m'en sortir ? Pas grand chose. J'ai passé plus d'un an dans le centre du Patriarche. C'était très difficile pour nous, mais c’était par contre la belle vie pour les stratèges : ceux qui dirigeaient le centre.

Je me suis enfui du centre en 1988 et j'ai recommencé à me droguer : héroïne, cocaïne et enfin le crack. Après, je suis parti au bled deux ans mais là-bas, t'as pas d'argent, pas d'activité ; c'est le calvaire et je suis rentré en juillet 2002.

Ce qui me ferait sortir de la drogue ? Avoir un travail, me reconstruire et avoir une vie normale.

Si votre Samu-toxicomanie est la même chose que Médecins du monde, c'est de l'argent de perdu parce que tous ceux qui fréquentent ces structures reviennent sur le lieu de la drogue et donc ils ne s'en sortent jamais.

F. Louis, 43 ans

[C'est le plus âgé de ceux que nous avons rencontré ce soir. Il n'est pas très marqué physiquement]

Je ne découche jamais, je passe toujours la nuit chez moi, sauf si j'ai raté le train pour Brie-sur-Marne.

Je suis rentré dans la drogue à cause de la musique, pour chercher de l'inspiration.

J'ai commencé par l'héroïne et puis j’ai passé au crack parce le crack, je peux l’arrêter quand je veux, et je le reprends quand je veux. D'ailleurs ça fait trois semaines que je n'ai pas touché au crack.

Mon problème à moi, c'est que qu'à Stalingrad il y une sorte de magnétisme qui te pousse à tenter le diable, c’est-à-dire le crack.

Malgré que je ne suis pas un accro, je souhaite me sortir définitivement du crack juste pour mes enfants, qui ont 23 et 12 ans, pour qu'ils ne suivent pas mon exemple.

Et j'espère ne pas vous revoir lors de votre prochaine tournée.

G. Ahmed, 30 ans

Je suis très conscient de la gravité de mes actes. Je suis rentré dans la drogue il y a trois ans (deux dans l'héroïne et depuis un an dans le crack ) en fréquentant de mauvaises gens et des mauvais endroits.

Tout ce que je souhaite, c'est de sortir de cette galère, refaire face et retrouver mon fils. Je prie le bon Dieu pour qu'il m'aide à refaire face et devenir un autre homme et non pas un toxicomane. Je sais qu'il me faut beaucoup de volonté mais surtout un coup de pouce.

C'est quoi pour moi un coup de pouce ? Par exemple des gens comme vous qui me rappellent cette état d'autodestruction. J'ai l'impression de me suicider petit à petit et je n'ai pas envie que ma vie se termine ainsi.

H. Karim, 36 ans

[Avec son physique discret, un petit gabarit, il se présente d'abord comme un simple passant.]

Je ne touche pas à la drogue. Je veux bien lire votre papier, c'est tout.

[Comme nous lui expliquons notre action,  notre volonté d'enquêter auprès des toxicomanes, Karim se découvre un peu.]

J'ai pris du crack, mais j'ai arrêté. C'est fini tout ça. Ca fait des années que je n'y touche plus.

[Nous lui demandons alors de raconter son parcours. Qu'est-ce qui l'a décidé à arrêter le crack ?]

J'ai arrêté parce que ce n'était plus possible. Ma sœur est morte du sida. Oh, elle ne se droguait pas. Elle a été séropositive à cause de relations sexuelles.

C'est donc le décès de votre sœur qui vous a décidé à arrêter le crack ?

Mais non ! Pas seulement. Tout allait de travers. Des amis à moi ont été en prison. Moi, ça n'allait plus du tout. Certains amis sont morts et je ne suis pas allés à leur enterrement...

Vous vous sentiez coupable ?

Oui c'est ça, je n'étais pas bien, je ne pensais qu'à ça, il fallait que j'arrête. Aujourd'hui, je ne suis plus dépendant, cela va beaucoup mieux.

[Et Karim retrousse ses manches, montrant ses bras. Pas de trace de piqûres...]

Bon, et que faites-vous comme métier, vous travaillez ?

Moi, je suis mécanicien dans l'automobile. Pour l'instant, je suis au chômage...

Et c'est dur ? Vous avez un logement ?

Non, je suis sdf, c'est dur de trouver un boulot.

Et pourquoi êtes-vous là ce soir ? C'est un coin connu pour la vente de produits...

Je peux me passer de drogue. Mais je viens ici pour du Subutex. On peut en acheter facilement. Mais je n'en prends pas tous les jours, je peux attendre trois jours. C'est vraiment quand je commence à être malade que je viens ici...

[Avant de nous quitter, il ajoutera :] C'est vrai, de temps en temps, je prends encore du crack. Mais je ne suis plus dépendant. Je peux m'arrêter quand je veux.

J. Guy, 36 ans

[Silhouette élégante. Guy tient en laisse un chien-loup, ressemble à un jeune bourgeois en promenade. Quand nous lui annonçons notre action, il nous parle immédiatement de soins, comme si tout commençait pour lui à ce moment-là.]

J'ai été soigné à Marmottan. c'est très bien là-bas, ils s'occupent de vous. Et j'ai fait une post-cure. Mais ça n'a pas marché. J'ai voulu arrêté pour ma copine, parce qu'elle ne se drogue pas. Mais quand je suis revenu ici, j'ai retrouvé tout le monde, les habitudes, et j'ai replongé...

Vous semblez très jeune. Habitez-vous encore chez vos parents ?

J'ai 23 ans, j'habite avec ma copine. Elle est étudiante en arts plastiques. Elle ne se drogue pas. Ma mère est une prof d'arts plastiques, mais je n'habite plus avec elle...

Comment faites-vous pour payer votre logement ?

On habite dans un squatt, on ne paie pas de loyer, comme ça, on peut s'en sortir. Mais je vais retourner à Marmottan...

Comment gagnez-vous de l'argent ?

Je fais la manche, un peu partout, avec mon chien. Je peux payer l'électricité. Mais je dois y aller, je dois vous quitter maintenant...

[Avant de nous séparer, nous lui demandons d'être plus précis sur sa toxicomanie : types de produits consommés, et à quel âge.]

À 14 ans, j'ai commencé avec du shit. Vers 16-17 ans, j'ai continué avec des drogues dures : la cocaïne, de l'ecstasy, de l'acide... Et après 18 ans, de l'héroïne... Maintenant, j'ai décidé de m'en sortir pour moi-même et pas seulement pour ma copine. Comme ça, je serai plus motivé quand je vais revenir à Marmottan... Cette fois, je veux vraiment m'en sortir. Allez, au revoir...

Premier bilan

Rappelons nos objectifs, et nos méthodes.

Il s’agit pour nous d’enquêter auprès des toxicomanes, singulièrement des « crackés », sur notre proposition de Samu-toxicomanie, plus généralement sur les conditions à réunir pour qu’ils puissent vouloir décrocher .

Notre hypothèse de travail, qui dicte aussi notre méthode : pour pouvoir l’encourager à se désintoxiquer, il nous faut nous rapporter au toxicomane (celui des drogues dites « dures ») moins comme à un délinquant, une victime ou un malade que comme à un nihiliste c’est-à-dire quelqu’un qui préfère vouloir le rien (l’autodestruction, la mort…) que ne rien vouloir.

« Nous » ? Nous ne sommes pas les pouvoirs publics. Nous ne sommes pas un détachement de l’appareil d’État. Nous sommes un groupe de gens d’un quartier limitrophe, de gens de ce pays, qui venons là, porteurs d’un point de vue élaboré au fil de nos mobilisations à Stalingrad et convaincus que se battre contre la drogue (« Pas de société sans lutte contre la drogue ! ») ne peut être que l’affaire de tous et non pas l’affaire exclusive des pouvoirs publics. Très simplement dit, toute politique contre la drogue comporte trois volets : la répression de l’offre (donc des dealers), les soins aux toxicomanes et la prévention de ceux qui ne sont ni dealer ni toxicomane. Il est clair pour nous que la répression est l’affaire exclusive de l’État (pas de milices !), que les soins sont l’affaire du secteur public (hospitalier…) mais que la prévention est l’affaire de tout un chacun, donc aussi de « nous ».

Le policier et le juge ont affaire au toxicomane comme délinquant, le travailleur social tend à considérer le toxicomane comme une victime, le médecin psychiatre se rapporte au toxicomane comme malade (mental). Nous avons choisi de considérer le toxicomane plutôt comme un nihiliste, c’est-à-dire de prendre en compte la face « positive » de son autodestruction : l’existence chez lui d’un « vouloir », fut-ce un « vouloir le rien ». Notre hypothèse est en effet qu’un tel vouloir est au moins refus de la résignation passive devant le désordre du monde, de l’acceptation végétative et gestionnaire du « il y a ».

Comment, faisant fond sur ce vouloir, créer les conditions pour que ce « vouloir le rien » mute en un « vouloir quelque chose » ? Un Samu-toxicomanie, proposant au toxicomane de s’écarter quelques nuits de la scène de la drogue pour lui permettre de prendre un peu de recul, de se « refaire une santé », d’examiner si le moment n’est pas venu pour lui de s’engager dans la voie de la désintoxication, de rencontrer des gens prêts à l’aider pour cela (et ne se contentant pas de lui offrir la perspective d’une toxicomanie à vie dans la méthadone ou le Subutex), une telle proposition a-t-elle ou non une pertinence pour eux ?

Voilà donc notre propos.

 

S’il est trop tôt pour tirer des conclusions sur tout cela, les échanges de cette première soirée nous semblent indiquer les points suivants.

 

1. Le toxicomane comme délinquant ?

Plusieurs toxicomanes rencontrés ce soir-là indiquent que devenir délinquant leur semble bien être le péril pour eux plus encore que pour les autres. Nous avions déjà rencontré ce point à Stalingrad : quand nous leurs disions « Ce n’est pas parce que vous vous empoisonnez qu’il faut empoissonner la vie des gens du quartier », ils nous déclaraient leur accord sur ce point, ce qui confirme, une fois de plus, que toxicomane et dealer font deux et non pas un…

Comme nous a dit André, « le toxicomane se crée lui-même son image » : s’il a une image de délinquant, c’est qu’il l’a créée. D’où une évaluation (par chacun des toxicomanes rencontrés) des menaces respectives de chacune des drogues consommées : le crack et certains produits pharmaceutiques semblent ici les plus désintégrateurs.

À ce titre, les produits de substitution apparaissent comme de simples moyens de contrôle social de la délinquance engendrée par la toxicomanie : contrôle qui n’est pas en soi inutile, bien sûr, mais qui ne saurait se présenter comme un soin des toxicomanes : la bien nommée « substitution » ne fait que déplacer les problèmes en remplaçant une drogue par une autre. Si cette substitution permet de gagner du temps, encore faut-il que ce temps serve à quelque chose : à réunir les conditions pour une désintoxication ; cette substitution ne saurait être une fin en soi.

 

2. Le toxicomane comme victime ?

Denis fut le seul à tenir ce soir-là un tel propos. Mais, point remarquable : il a caractérisé ainsi le toxicomane dans le mouvement même où il se dissimulait comme tel sous le visage imaginaire d’un petit frère… Bref, n’osant pas se dire toxicomane, il a recouru à l’image la plus convenue pour instaurer une complicité entre lui et nous, entre habitants  face « aux toxicomanes »… Ou encore : caractériser le toxicomane comme victime était homogène à son mouvement pour dissimuler l’état réel des choses. La caractérisation comme victime relevait donc ici de la fiction convenue, d’un faire semblant plutôt que d’un faire face au réel.

Les autres (Jean-Philippe en particulier) affrontent lucidement leur histoire. Le mot « victime » n’a guère ici de vertu (si le toxicomane est victime, c’est en général avant tout de lui-même), ne permettant guère de comprendre les enjeux subjectifs réels pour le toxicomane.

Les toxicomanes rencontrés ce soir-là nous déclaraient leur responsabilité plutôt qu’ils n’en appelaient d’un apitoiement devant des « victimes »… C’est ce qui a rendu possible nos échanges, à égalité de pensée et de liberté avec eux.

 

3. Le toxicomane comme malade ?

Tel est un des aspects de ce que nous a déclaré Abdoulaye ce soir-là (au milieu de propos un peu décousus…). Mais là encore, la suite de ses déclarations, orientées vers l’importance de l’aide sociale plutôt que de l’aide psychiatrique, semble indiquer que le terme de « malade » fonctionne pour lui comme nomination un peu convenue plutôt que comme terme précis.

Il faut dire, sans doute, qu’il doit être difficile pour quelqu’un de se dire en cette circonstance un « malade » (malade mental s’entend, puisque les maladies physiques — sida et autres — sont bien sûr relevées comme conséquences de la toxicomanie, là où la maladie mentale pourrait par contre tenir lieu de « cause »).

Ceci dit, cette dimension de « maladie » apparaissait dans les réflexions de Jean-Philippe qui indiquait qu’il était tombé dans la drogue pour « oublier » sa timidité, sortir de son introversion, affirmer sa personnalité et se sentir plus puissant. Pointe ici cette ambivalence originelle de toute drogue entre une fonction possiblement thérapeutique et un usage de plaisir auto-destructeur. Comme si toute drogue jouait d’une perversion verbale (avant peut-être d’être la mise en œuvre d’une perversion plus effective) retournant le soin possible en un empoisonnement, renversant guérison et autodestruction ! Comme si toute drogue était une exploitation perverse et sophistique de la dialectique (quand une chose serait indistinguable de son contraire)…

 

4. Le toxicomane comme nihiliste ?

Le parti pris de la plupart des toxicomanes rencontrés ce soir-là de se considérer comme des gens responsables de leur état est une donnée précieuse. Se tenir pour responsables de l’état dans lequel on se trouve semble la condition même pour pouvoir envisager de modifier cet état.

André, comme Jean-Philippe, posent d’ailleurs qu’ils auto-limitent leur empoisonnement. Ils déclarent savoir de quoi il retourne pour eux (point remarquable : personne n’exalte une jouissance provoquée par les drogues consommées ; il s’agit seulement de plaisirs, parfois — cf. André — assez faibles, tel celui de la cigarette, mais pas d’expériences thématisées comme inouïes). Ils assument qu’un vouloir est bien chez eux à l’œuvre, en sa double face : négative (auto-empoisonnement) et positive (auto-limitation de cet auto-empoisonnement).

Le vouloir est donc bien scindable et rien n’interdit, à les entendre, que ce « vouloir le rien » ne puisse donc commuter en un « vouloir quelque chose ».

Jean-François dit bien que « pour décrocher, il faut s’accrocher à un truc » : il faut une volonté positive (« pour quelque chose ») pour arriver à vouloir négativement (« contre la drogue »). Et en ce point, la situation des toxicomanes rencontrés ce soir-là est assez dure : il s’agit d’hommes approchant la quarantaine, et toxicomanes depuis près de 20 ans…

Quel peut être alors le déclic ? Dans quelles conditions leur vouloir existant peut-il commuter en un « vouloir décrocher » ? Plusieurs indiquent que le point de départ  peut être (doit être même) un éloignement de la scène de la drogue. De ce point de vue, la pratique consistant à fixer les toxicomanes sur le 18° par des lieux de vie semble irresponsable pour qui veut vraiment lutter contre la drogue et pas simplement gérer l’état des choses. Qu’il y ait sur place des lieux de rencontre est une chose — mais finalement, s’il s’agissait seulement d’aller à la rencontre des toxicomanes chacun pourrait le faire encore mieux comme nous le faisons : en allant sur place et la nuit… —, mais inciter les toxicomanes à dormir sur place semble relever d’une tout autre logique (voir ce qu’en dit d’ailleurs Denis…).

 

Des équipes d’un Samu-toxicomanie, payant de leur personne pour aller à la rencontre la nuit des toxicomanes (et non pas les attendant dans un local administratif), sembleraient pouvoir répondre à ce besoin de déclic par éloignement (volontaire, bien sûr) des lieux de deal et de consommation.

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