«Ici, on forme des dealers.» Chantal est assise
sur un tabouret de l'espace enfant à la bibliothèque
municipale Hergé dans le quartier Stalingrad du XIXe arrondissement
de Paris. La gorge nouée, elle décrit le spectacle
qui se déroule au quotidien devant les fenêtres de
la salle de lecture: «Les toxicomanes arrivent avec un billet
plié en quatre entre les mains et s'approchent des dealers
qui sortent de leur bouche un morceau de crack. L'échange
se fait sous le regard des enfants, des dizaines de fois chaque
jour.» Habitante du quartier depuis une dizaine d'années,
elle dit n'avoir jamais vécu une telle situation. Entre
les rues de Tanger et du Département, devant la porte d'entrée
de la bibliothèque - unique lieu d'activité gratuit
ouvert aux jeunes avec le terrain de basket situé sous
le métro aérien - le va-et-vient est incessant:
à partir de 11 heures du matin, et jusqu'à tard
dans la nuit, un groupe d'une quarantaine de personnes, dealers
et toxicomanes mélangés, a trans!
formé le site en un coupe-gorge où la violence ne
cesse de s'intensifier. «Dans certains coins, même
les rats ne veulent plus aller, les dealers se sont emparés
du territoire. Les types se shootent dans les caves, les parkings,
allongés à même le sol.»
CRS. Vendredi matin, une puéricultrice de la crèche
située en face de la bibliothèque s'est fait agresser
puis dépouiller alors qu'elle s'apprêtait à
ouvrir le lieu. La veille, cette même crèche avait
été cambriolée. Alors, la colère des
habitants a explosé. Dans la soirée, une réunion
spontanée a réuni une centaine de personnes. François
Dagnaud, premier adjoint au maire du XIXe et le commissaire du
district se sont engagés à agir immédiatement:
déploiement d'une compagnie de CRS, renforcement des patrouilles,
installation de vigiles dans les parkings, devant la crèche
et devant la bibliothèque. Surtout, la mairie a promis
d'engager d'ici à la fin 2001 une vaste réhabilitation
de ce quartier «abandonné», selon elle, par
la municipalité précédente.
Pourtant, jusqu'au mois de mai, le quartier était relativement
calme. Des toxicomanes, il y en a toujours eu, mais, depuis les
opérations policières de l'automne 1994 visant à
disperser les dealers de la place Stalingrad, la situation s'était
améliorée. Brutalement, tout a recommencé.
«Du jour au lendemain, raconte un employé de la bibliothèque,
les attroupements sont devenus quotidiens. Je pense que les dealers
ont été chassés d'un autre lieu, peut-être
de Château-Rouge, dans le XVIIIe (l'arrondissement de Daniel
Vaillant, ndlr).» Pierre Leyrit, directeur de l'association
Coordination 18, qui mène, sur le terrain, des actions
de responsabilisation en direction des toxicomanes, avance une
autre hypothèse: «Nous connaissons les usagers de
Château-Rouge, ce ne sont pas les mêmes. En revanche,
dans le 93, une scène de deal de la plaine Saint-Denis
a été nettoyée il y a quatre mois. Il est
vraisemblable que les dealers se soient rabattus sur Stalingrad.»
Selon lui, les opérations !
de police dans le quartier des Halles auraient aussi pour conséquence
de faire remonter les toxicomanes vers Stalingrad. N'empêche,
le maire du XIXe, Roger Madec, furieux, est convaincu «d'avoir
récupéré la merde de Château-Rouge
et Marx-Dormoy».
Doseurs à pastis. De Château-Rouge ou d'ailleurs,
une seule certitude, toxicomanes et dealers sont de plus en plus
violents. «Le type de drogue consommé a changé,
explique Pierre Leyrit, la plupart des usagers sont polytoxicomanes.
Ils consomment du crack associé à des médicaments
et à l'alcool. Il faut bien comprendre que c'est l'effet
cumulé de ces produits qui crée la violence.»
Le crack, drogue éphémère dont l'effet dure
de quinze secondes à une minute, se fume dans des doseurs
à pastis, ou s'injecte au même titre que les médicaments
ou l'héroïne, qui aurait quasiment disparu.
Pour les habitants comme les associations, ce n'est pas un hasard
si les dealers se sont établis dans les ruelles déshéritées
d'un quartier à l'état de dégradation avancé,
socialement fragile. Le terrain est favorable: squats délabrés,
ruelles insalubres d'où les guetteurs peuvent surveiller
les indésirables. «On ne peut pas isoler les phénomènes
de toxicomanie de l'environnement, estime Pierre Leyrit. L'économie
de la misère, la prostitution, les jeunes sans structure
et la précarité font partie de cette réalité.»
Une bibliothécaire raconte: «Le quartier est laissé
complètement à l'abandon, lorsque nous arrivons
le matin, il faut passer le balai sur le trottoir souillé
par du verre cassé, des seringues et même des excréments.
Ce n'est pas possible que les jeunes voient ça. Comment
leur imposer des règles de conduite s'ils sont témoins
de ce qu'il y a de pire: l'argent facile, la prostitution, la
violence?» Vendredi soir, pour la première fois,
les CRS en rang serré se sont engagés dans la rue
de Tanger. Ceux qui avaient la force d'avoir peur se sont éloignés.