Libération

(samedi 7 et dimanche 8 juillet 2001)

Le retour du crack à Stalingrad, par Ludovic Blecher

Mobilisation dans le XIXe à Paris contre les dealers et les toxicomanes.

«Ici, on forme des dealers.» Chantal est assise sur un tabouret de l'espace enfant à la bibliothèque municipale Hergé dans le quartier Stalingrad du XIXe arrondissement de Paris. La gorge nouée, elle décrit le spectacle qui se déroule au quotidien devant les fenêtres de la salle de lecture: «Les toxicomanes arrivent avec un billet plié en quatre entre les mains et s'approchent des dealers qui sortent de leur bouche un morceau de crack. L'échange se fait sous le regard des enfants, des dizaines de fois chaque jour.» Habitante du quartier depuis une dizaine d'années, elle dit n'avoir jamais vécu une telle situation. Entre les rues de Tanger et du Département, devant la porte d'entrée de la bibliothèque - unique lieu d'activité gratuit ouvert aux jeunes avec le terrain de basket situé sous le métro aérien - le va-et-vient est incessant: à partir de 11 heures du matin, et jusqu'à tard dans la nuit, un groupe d'une quarantaine de personnes, dealers et toxicomanes mélangés, a trans!
formé le site en un coupe-gorge où la violence ne cesse de s'intensifier. «Dans certains coins, même les rats ne veulent plus aller, les dealers se sont emparés du territoire. Les types se shootent dans les caves, les parkings, allongés à même le sol.»
CRS. Vendredi matin, une puéricultrice de la crèche située en face de la bibliothèque s'est fait agresser puis dépouiller alors qu'elle s'apprêtait à ouvrir le lieu. La veille, cette même crèche avait été cambriolée. Alors, la colère des habitants a explosé. Dans la soirée, une réunion spontanée a réuni une centaine de personnes. François Dagnaud, premier adjoint au maire du XIXe et le commissaire du district se sont engagés à agir immédiatement: déploiement d'une compagnie de CRS, renforcement des patrouilles, installation de vigiles dans les parkings, devant la crèche et devant la bibliothèque. Surtout, la mairie a promis d'engager d'ici à la fin 2001 une vaste réhabilitation de ce quartier «abandonné», selon elle, par la municipalité précédente.
Pourtant, jusqu'au mois de mai, le quartier était relativement calme. Des toxicomanes, il y en a toujours eu, mais, depuis les opérations policières de l'automne 1994 visant à disperser les dealers de la place Stalingrad, la situation s'était améliorée. Brutalement, tout a recommencé. «Du jour au lendemain, raconte un employé de la bibliothèque, les attroupements sont devenus quotidiens. Je pense que les dealers ont été chassés d'un autre lieu, peut-être de Château-Rouge, dans le XVIIIe (l'arrondissement de Daniel Vaillant, ndlr).» Pierre Leyrit, directeur de l'association Coordination 18, qui mène, sur le terrain, des actions de responsabilisation en direction des toxicomanes, avance une autre hypothèse: «Nous connaissons les usagers de Château-Rouge, ce ne sont pas les mêmes. En revanche, dans le 93, une scène de deal de la plaine Saint-Denis a été nettoyée il y a quatre mois. Il est vraisemblable que les dealers se soient rabattus sur Stalingrad.» Selon lui, les opérations !
de police dans le quartier des Halles auraient aussi pour conséquence de faire remonter les toxicomanes vers Stalingrad. N'empêche, le maire du XIXe, Roger Madec, furieux, est convaincu «d'avoir récupéré la merde de Château-Rouge et Marx-Dormoy».
Doseurs à pastis. De Château-Rouge ou d'ailleurs, une seule certitude, toxicomanes et dealers sont de plus en plus violents. «Le type de drogue consommé a changé, explique Pierre Leyrit, la plupart des usagers sont polytoxicomanes. Ils consomment du crack associé à des médicaments et à l'alcool. Il faut bien comprendre que c'est l'effet cumulé de ces produits qui crée la violence.» Le crack, drogue éphémère dont l'effet dure de quinze secondes à une minute, se fume dans des doseurs à pastis, ou s'injecte au même titre que les médicaments ou l'héroïne, qui aurait quasiment disparu.
Pour les habitants comme les associations, ce n'est pas un hasard si les dealers se sont établis dans les ruelles déshéritées d'un quartier à l'état de dégradation avancé, socialement fragile. Le terrain est favorable: squats délabrés, ruelles insalubres d'où les guetteurs peuvent surveiller les indésirables. «On ne peut pas isoler les phénomènes de toxicomanie de l'environnement, estime Pierre Leyrit. L'économie de la misère, la prostitution, les jeunes sans structure et la précarité font partie de cette réalité.» Une bibliothécaire raconte: «Le quartier est laissé complètement à l'abandon, lorsque nous arrivons le matin, il faut passer le balai sur le trottoir souillé par du verre cassé, des seringues et même des excréments. Ce n'est pas possible que les jeunes voient ça. Comment leur imposer des règles de conduite s'ils sont témoins de ce qu'il y a de pire: l'argent facile, la prostitution, la violence?» Vendredi soir, pour la première fois, les CRS en rang serré se sont engagés dans la rue de Tanger. Ceux qui avaient la force d'avoir peur se sont éloignés.