À la demande de Pierre Leyrit, directeur de Coordination Toxicomanies 18, nous avons visité les locaux de l'association (87, rue Marcadet, 18ème) et procédé à un large tour d'horizon de nos orientations respectives.
Il ne s'agit pas là d'une structure de soins participant
comme telle à la dite « politique de réduction
des risques » : l'association ne fait pas d'échanges
de seringues, ne fait pas vraiment de prévention sanitaire,
etc.
Son objectif propre est essentiellement
- d'instaurer des liens entre toxicomanes et habitants d'un côté
(action de proximité), entre toxicomanes et structures
(sanitaires et sociales) de droits communs de l'autre
- de « coordonner » les différents intervenants
auprès des toxicomanes : ils sont nombreux, mais chacun
a sa spécialité (d'où la nécessité
d'une structure ayant un point de vue d'ensemble sur le problème
de la toxicomanie).
Restaurer des liens entre habitants et toxicomanes, des liens
entre centres hospitaliers ou centres sociaux et toxicomanes,
cela revient surtout à prendre contact avec les gens (habitants
ou personnels des centres ordinaires) qui ne veulent pas avoir
à faire avec les toxicomanies pour tenter de faire que
le contact se garde. C'est un travail de pompiers (quand cela
chauffe trop entre habitants et toxicos), d'intermédiaires
auprès des services officiels pour que ceux-ci acceptent
de s'adapter aux toxicos, de grands frères auprès
des toxicos pour les accompagner dans les hôpitaux ou dans
les centres, leur rappeler les rendez-vous fixés, etc.
L'originalité de l'institution est d'être née
à partir d'un certain nombre d'habitants du quartier La
Chapelle qui avaient été choqués par l'arrivée
des toxicos dans leurs rues après le nettoyage de la place
Stalingrad à l'automne 1994 et qui avaient choisi, non
de les chasser du coin mais de dégager un modus vivendi
avec cette population, une manière d'habiter ensemble dans
le quartier L'institution est maintenant devenue officielle, financée
par la Mission interministérielle contre la drogue ; elle
comporte un certain nombre de salariés intervenant sur
trois quartiers différents du 18ème.
L'accueil a été chaleureux et ouvert, et nous
avons tenté, de notre côté, de comprendre
au plus juste les orientations spécifiques de cette structure,
d'un type original (très différent d'EGO
qui tente de resocialiser directement des drogués en leur
proposant des activités, ou de STEP qui distribue
des seringues, ou du Sleep'in qui leur offre un asile pour
la nuit).
Je dois avouer qu'il n'est pas toujours facile de décrypter
le sens concret des discours offerts par cette institution. Derrière
les mots officiels, il faut essayer de pénétrer
les pratiques réelles. Pas facile dans ce cas.
Je dois également ajouter qu'un certain nombre de points-clefs
me sont restés opaques, touchant à l'histoire même
de cette institution et en particulier à sa mise en place
à partir d'une mobilisation d'habitants. Disons le clairement
: je ne vois pas comment à partir de notre mobilisation
actuelle nous pourrions nous retrouver à établir
dans quelques années une coordination toxicomanies 10/19
: il faudrait pour cela une modification du tout au tout de nos
centres d'intérêt et de nos choix de vie dont je
n'arrive pas à concevoir qu'elle puisse venir simplement
de la découverte des zombies de la drogue dans les rues
du quartier.
Deux points me restent obscurs en cette affaire :
1) Pourquoi des habitants vaquant à leurs affaires ordinaires
vont avoir envie de se mettre en position de grands frères
vis-à-vis non pas de Pierre, Paul ou Jacques (qui serait
par ailleurs toxicomane) mais de l'ensemble des toxicomanes comme
tels ? Pourquoi des habitants choisiraient de s'accommoder de
cette troupe hagarde, de vivre avec elle, de l'installer à
demeure parmi eux plutôt que de lui demander de quitter
le quartier ? Quand nous avons demandé s'il s'agissait
là d'une compassion de type religieuse, on nous a répondu
offusqué qu'il ne s'agissait pas de cela. Mais alors, pourquoi
des habitants feraient-ils de tels efforts et dans quel but ?
2) Il semble qu'une part non négligeable des toxicomanes
relève de soins psychiatriques : le commissaire Maucourant
tient que cette part est de 100% ! Il semblerait plus réaliste
de considérer qu'1/4 (ou 1/5) seulement des toxicomanes
relèvent d'une maladie psychiatrique. Or la psychiatrie
française semble ne pas ici vouloir faire son travail auprès
de ce 1/4. Certes la psychiatrie française semble dans
une grave crise. Mais ceci ne justifie aucunement cela : pourquoi
ne s'occupe-t-elle pas des malades qui relèvent de son
secteur ? Et si un individu relève d'un traitement psychiatrique,
il ne semble pas très sérieux de lui offrir en ersatz
une simple assistance sociale : c'est du temps et de l'énergie
perdue ! Or personne, pas même les structures spécialisées,
n'a l'air de vouloir exiger que la psychiatrie française
fasse enfin le travail qui lui revient. Pourquoi ?
Après échange d'informations, une discussion assez vive s'est engagée vendredi soir sur les points suivants :
· Faut-il viser à socialiser les drogués
(en restant alors indifférents au fait qu'ils continuent
de se droguer) ou faut-il les aider à s'en sortir ? Ce
sont là deux voies tout à fait différentes
et, point plus important encore, pas forcément compatibles
entre elles. Soit on leur dit : « on va vous aider à
vous intégrer sans trop nous occuper du fait que vous vous
droguez ! » Soit on leur dit : « on va vous aider
à vous sortir de là ! » Ce n'est quand même
pas pareil, et cela n'oriente pas les pratiques de la même
manière. Pour ma part, je perçois que l'incohérence
de la première voie, du genre : « soyez responsables
avec les autres tout en restant irresponsables vis-à-vis
de vous-même ! »
· A quel titre faudrait-il défendre un moyen
terme (une médiation) entre habitants excédés
et toxicomanes ou ne faut-il pas aider les habitants les plus
démunis à pouvoir vivre à l'écart
des drogués ? Pourquoi affaiblir le face à face
des habitants et des toxicomanes et ne faut-il pas plutôt
aider les plus démunis (rue Caillé) à organiser
enfin pour eux un tel face à face ?
Disons-le ainsi : on peut être contre les dealers
sans être contre les drogués mais il convient
alors pour le moins de se tenir face au drogués,
non avec eux.
Soit, peut-être quatre positions, et quatre seulement (
je fais simplement cette proposition pour clarifier les options)
:
1. Contre le drogue et contre les drogués
(position que je dirai extrémiste) ;
2. Contre la drogue et face aux drogués (la
position que je défends) ;
3. Avec les drogués (et dans ce cas, on ne pratique
plus en vérité le contre la drogue car on
a choisi de faire avec)
4. Pour la drogue (position des dealers)
· Au nom de quoi transposer collectivement ce qui vaut
individuellement : si tout habitant est susceptible de vouloir
aider tel ou tel toxicomane qu'il connaît personnellement
(Pierre, Paul ou Jacques, qui porte alors un nom propre et non
plus le nom commun de toxicomane, fût-il changé en
l'euphémisme « usager de drogue »), comme un
frère peut aider un frère, comme un père
peut aider un fils, comme un ami peut aider un ami, ceci n'entraîne
nullement que chacun devrait alors s'intéresser à
l'ensemble des toxicomanes. Car on change alors de plan et pas
seulement d'échelle, et les problèmes ne sont plus
du tout les mêmes. Bref, on ne passe pas comme cela de l'individuel
au social et au collectif. Individuellement, c'est de la pèche
à la ligne. Collectivement, il faut d'autres idées
que celle de multiplier les lignes individuelles plongées
dans l'eau ! Sinon, cela s'appelle du bricolage pour colmater
les brèches, du rafistolage (avec des rustines sociales)
incapable d'enrayer l'ampleur du mal.
· Faut-il parler des toxicomanes comme victimes (mais
de qui donc ? et dans tous ces discours qui présentent
les drogués comme victimes, ils ne sont même plus
présentés comme victimes des dealers mais de la
société, ou des habitants) ou faut-il les considérer
(malades mentaux à part) comme ultimement responsables
de la situation dans laquelle ils sont ? Si le toxicomane n'a
plus de lien social, c'est quand même de sa faute, non de
l'habitant ! Si le toxicomane n'est pas soigné, c'est quand
même parce qu'il embête tout le monde dans le centre
de soins où il va sans prendre rendez-vous (comme pourtant
tout le monde le fait), ce n'est pas parce que les gens du centre
ne sont pas gentils avec lui. Et pourquoi faudrait-il des égards
supplémentaires vis-à-vis de celui, qui précisément
a pour particularité de n'en avoir aucun pour personne
? Etc, etc.
Soit le toxico est un malade mental, et si la psychiatrie ne le
soigne pas (je ne dis pas : le guérit, mais le soigne à
tout le moins, et s'en occupe), il faut s'en prendre à
elle. Soit le toxicomane n'est pas un malade mental, alors il
est responsable a minima de lui-même et il n'y a aucun sens
à l'infantiliser, ou le traiter en pseudo-victime. Il faut
alors trouver le moyen (et c'est là que le travail d'éducateur
se justifie, qui n'est pas simple) de le remettre face à
ses responsabilités vis-à-vis de lui-même
et vis-à-vis des autres. Je ne prétends nullement
avoir ici une solution. Je parle seulement des grandes orientations
générales par rapport auxquelles il faut me semble-t-il
se prononcer pour pouvoir se mettre à réellement
travailler (ce que bien sûr je ne fais pas, n'ayant pas
chois de devenir éducateur de toxicomanes).
Mais au passage, qu'a-t-on vraiment gagné dans cette Coordination
à changer le beau mot d'éducateur pour celui
de médiateur ? L'éducateur éduque
à se tenir en face de quelqu'un ou de quelque chose. Et
faire face est le propre du sujet. Le médiateur, par défini-tion,
symétrise les positions, dissout le face à face,
évite la confrontation, biaise les conflits lesquels sont
pourtant générateurs de vérité sur
les gens et les situations. Et la vérité du toxicomane
est quand même qu'il s'est rendu esclave de la drogue. A
biaiser cette vérité, à rebaptiser le toxicomane
comme « usager de drogue », à l'habiller comme
victime, je ne vois pas ce qu'on peut réellement gagner
pour le toxicomane lui-même. Et à symétriser
la confrontation habitant / toxicomane, on gomme le réel
du problème : le toxicomane s'empoisonne et empoisonne
par là la vie des gens !
On nous a expressément demandé de ne pas dire des gens de cette structure qu'ils étaient de « braves types ». J'ai surtout eu l'impression qu'ils étaient très différents entre eux, et que chacun semblait avoir un intérêt qui lui était particulier à participer à ce type original d'institution. Ces intérêts particuliers convergent-ils alors réellement ? Je ne saurais le dire, n'ayant pas eu le loisir d'éclaircir la motivation propre de chacun.
(Compte rendu rédigé par F. Nicolas)