Réunion avec Coordination Toxicomanies 18 (vendredi 2 novembre 2002)

À la demande de Pierre Leyrit, directeur de Coordination Toxicomanies 18, nous avons visité les locaux de l'association (87, rue Marcadet, 18ème) et procédé à un large tour d'horizon de nos orientations respectives.

Il ne s'agit pas là d'une structure de soins participant comme telle à la dite « politique de réduction des risques » : l'association ne fait pas d'échanges de seringues, ne fait pas vraiment de prévention sanitaire, etc.
Son objectif propre est essentiellement
- d'instaurer des liens entre toxicomanes et habitants d'un côté (action de proximité), entre toxicomanes et structures (sanitaires et sociales) de droits communs de l'autre
- de « coordonner » les différents intervenants auprès des toxicomanes : ils sont nombreux, mais chacun a sa spécialité (d'où la nécessité d'une structure ayant un point de vue d'ensemble sur le problème de la toxicomanie).
Restaurer des liens entre habitants et toxicomanes, des liens entre centres hospitaliers ou centres sociaux et toxicomanes, cela revient surtout à prendre contact avec les gens (habitants ou personnels des centres ordinaires) qui ne veulent pas avoir à faire avec les toxicomanies pour tenter de faire que le contact se garde. C'est un travail de pompiers (quand cela chauffe trop entre habitants et toxicos), d'intermédiaires auprès des services officiels pour que ceux-ci acceptent de s'adapter aux toxicos, de grands frères auprès des toxicos pour les accompagner dans les hôpitaux ou dans les centres, leur rappeler les rendez-vous fixés, etc.
L'originalité de l'institution est d'être née à partir d'un certain nombre d'habitants du quartier La Chapelle qui avaient été choqués par l'arrivée des toxicos dans leurs rues après le nettoyage de la place Stalingrad à l'automne 1994 et qui avaient choisi, non de les chasser du coin mais de dégager un modus vivendi avec cette population, une manière d'habiter ensemble dans le quartier L'institution est maintenant devenue officielle, financée par la Mission interministérielle contre la drogue ; elle comporte un certain nombre de salariés intervenant sur trois quartiers différents du 18ème.

L'accueil a été chaleureux et ouvert, et nous avons tenté, de notre côté, de comprendre au plus juste les orientations spécifiques de cette structure, d'un type original (très différent d'EGO qui tente de resocialiser directement des drogués en leur proposant des activités, ou de STEP qui distribue des seringues, ou du Sleep'in qui leur offre un asile pour la nuit).
Je dois avouer qu'il n'est pas toujours facile de décrypter le sens concret des discours offerts par cette institution. Derrière les mots officiels, il faut essayer de pénétrer les pratiques réelles. Pas facile dans ce cas.
Je dois également ajouter qu'un certain nombre de points-clefs me sont restés opaques, touchant à l'histoire même de cette institution et en particulier à sa mise en place à partir d'une mobilisation d'habitants. Disons le clairement : je ne vois pas comment à partir de notre mobilisation actuelle nous pourrions nous retrouver à établir dans quelques années une coordination toxicomanies 10/19 : il faudrait pour cela une modification du tout au tout de nos centres d'intérêt et de nos choix de vie dont je n'arrive pas à concevoir qu'elle puisse venir simplement de la découverte des zombies de la drogue dans les rues du quartier.


Deux points me restent obscurs en cette affaire :
1) Pourquoi des habitants vaquant à leurs affaires ordinaires vont avoir envie de se mettre en position de grands frères vis-à-vis non pas de Pierre, Paul ou Jacques (qui serait par ailleurs toxicomane) mais de l'ensemble des toxicomanes comme tels ? Pourquoi des habitants choisiraient de s'accommoder de cette troupe hagarde, de vivre avec elle, de l'installer à demeure parmi eux plutôt que de lui demander de quitter le quartier ? Quand nous avons demandé s'il s'agissait là d'une compassion de type religieuse, on nous a répondu offusqué qu'il ne s'agissait pas de cela. Mais alors, pourquoi des habitants feraient-ils de tels efforts et dans quel but ?
2) Il semble qu'une part non négligeable des toxicomanes relève de soins psychiatriques : le commissaire Maucourant tient que cette part est de 100% ! Il semblerait plus réaliste de considérer qu'1/4 (ou 1/5) seulement des toxicomanes relèvent d'une maladie psychiatrique. Or la psychiatrie française semble ne pas ici vouloir faire son travail auprès de ce 1/4. Certes la psychiatrie française semble dans une grave crise. Mais ceci ne justifie aucunement cela : pourquoi ne s'occupe-t-elle pas des malades qui relèvent de son secteur ? Et si un individu relève d'un traitement psychiatrique, il ne semble pas très sérieux de lui offrir en ersatz une simple assistance sociale : c'est du temps et de l'énergie perdue ! Or personne, pas même les structures spécialisées, n'a l'air de vouloir exiger que la psychiatrie française fasse enfin le travail qui lui revient. Pourquoi ?

 

 

Après échange d'informations, une discussion assez vive s'est engagée vendredi soir sur les points suivants :


· Faut-il viser à socialiser les drogués (en restant alors indifférents au fait qu'ils continuent de se droguer) ou faut-il les aider à s'en sortir ? Ce sont là deux voies tout à fait différentes et, point plus important encore, pas forcément compatibles entre elles. Soit on leur dit : « on va vous aider à vous intégrer sans trop nous occuper du fait que vous vous droguez ! » Soit on leur dit : « on va vous aider à vous sortir de là ! » Ce n'est quand même pas pareil, et cela n'oriente pas les pratiques de la même manière. Pour ma part, je perçois que l'incohérence de la première voie, du genre : « soyez responsables avec les autres tout en restant irresponsables vis-à-vis de vous-même ! »

· A quel titre faudrait-il défendre un moyen terme (une médiation) entre habitants excédés et toxicomanes ou ne faut-il pas aider les habitants les plus démunis à pouvoir vivre à l'écart des drogués ? Pourquoi affaiblir le face à face des habitants et des toxicomanes et ne faut-il pas plutôt aider les plus démunis (rue Caillé) à organiser enfin pour eux un tel face à face ?
Disons-le ainsi : on peut être contre les dealers sans être contre les drogués mais il convient alors pour le moins de se tenir face au drogués, non avec eux.
Soit, peut-être quatre positions, et quatre seulement ( je fais simplement cette proposition pour clarifier les options) :
1. Contre le drogue et contre les drogués (position que je dirai extrémiste) ;
2. Contre la drogue et face aux drogués (la position que je défends) ;
3. Avec les drogués (et dans ce cas, on ne pratique plus en vérité le contre la drogue car on a choisi de faire avec)
4. Pour la drogue (position des dealers)

· Au nom de quoi transposer collectivement ce qui vaut individuellement : si tout habitant est susceptible de vouloir aider tel ou tel toxicomane qu'il connaît personnellement (Pierre, Paul ou Jacques, qui porte alors un nom propre et non plus le nom commun de toxicomane, fût-il changé en l'euphémisme « usager de drogue »), comme un frère peut aider un frère, comme un père peut aider un fils, comme un ami peut aider un ami, ceci n'entraîne nullement que chacun devrait alors s'intéresser à l'ensemble des toxicomanes. Car on change alors de plan et pas seulement d'échelle, et les problèmes ne sont plus du tout les mêmes. Bref, on ne passe pas comme cela de l'individuel au social et au collectif. Individuellement, c'est de la pèche à la ligne. Collectivement, il faut d'autres idées que celle de multiplier les lignes individuelles plongées dans l'eau ! Sinon, cela s'appelle du bricolage pour colmater les brèches, du rafistolage (avec des rustines sociales) incapable d'enrayer l'ampleur du mal.

· Faut-il parler des toxicomanes comme victimes (mais de qui donc ? et dans tous ces discours qui présentent les drogués comme victimes, ils ne sont même plus présentés comme victimes des dealers mais de la société, ou des habitants) ou faut-il les considérer (malades mentaux à part) comme ultimement responsables de la situation dans laquelle ils sont ? Si le toxicomane n'a plus de lien social, c'est quand même de sa faute, non de l'habitant ! Si le toxicomane n'est pas soigné, c'est quand même parce qu'il embête tout le monde dans le centre de soins où il va sans prendre rendez-vous (comme pourtant tout le monde le fait), ce n'est pas parce que les gens du centre ne sont pas gentils avec lui. Et pourquoi faudrait-il des égards supplémentaires vis-à-vis de celui, qui précisément a pour particularité de n'en avoir aucun pour personne ? Etc, etc.
Soit le toxico est un malade mental, et si la psychiatrie ne le soigne pas (je ne dis pas : le guérit, mais le soigne à tout le moins, et s'en occupe), il faut s'en prendre à elle. Soit le toxicomane n'est pas un malade mental, alors il est responsable a minima de lui-même et il n'y a aucun sens à l'infantiliser, ou le traiter en pseudo-victime. Il faut alors trouver le moyen (et c'est là que le travail d'éducateur se justifie, qui n'est pas simple) de le remettre face à ses responsabilités vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres. Je ne prétends nullement avoir ici une solution. Je parle seulement des grandes orientations générales par rapport auxquelles il faut me semble-t-il se prononcer pour pouvoir se mettre à réellement travailler (ce que bien sûr je ne fais pas, n'ayant pas chois de devenir éducateur de toxicomanes).
Mais au passage, qu'a-t-on vraiment gagné dans cette Coordination à changer le beau mot d'éducateur pour celui de médiateur ? L'éducateur éduque à se tenir en face de quelqu'un ou de quelque chose. Et faire face est le propre du sujet. Le médiateur, par défini-tion, symétrise les positions, dissout le face à face, évite la confrontation, biaise les conflits lesquels sont pourtant générateurs de vérité sur les gens et les situations. Et la vérité du toxicomane est quand même qu'il s'est rendu esclave de la drogue. A biaiser cette vérité, à rebaptiser le toxicomane comme « usager de drogue », à l'habiller comme victime, je ne vois pas ce qu'on peut réellement gagner pour le toxicomane lui-même. Et à symétriser la confrontation habitant / toxicomane, on gomme le réel du problème : le toxicomane s'empoisonne et empoisonne par là la vie des gens !

 

 

On nous a expressément demandé de ne pas dire des gens de cette structure qu'ils étaient de « braves types ». J'ai surtout eu l'impression qu'ils étaient très différents entre eux, et que chacun semblait avoir un intérêt qui lui était particulier à participer à ce type original d'institution. Ces intérêts particuliers convergent-ils alors réellement ? Je ne saurais le dire, n'ayant pas eu le loisir d'éclaircir la motivation propre de chacun.

(Compte rendu rédigé par F. Nicolas)