Notre expérience politique à Stalingrad (Paris
10°-18°-19°) dans la lutte contre la drogue
Chrétiens en forum (23 septembre 2007)
François Nicolas (Collectif Stalingrad contre le crack)
Stalingrad [at] noos.fr
fnicolas [at] ens.fr / fnicolas [at] ircam.fr
Je vous remercie de m’avoir
invité. Mon intervention, comme vous allez vous en rendre compte, va se
déployer à contre-courant de tout ce que j’ai entendu dans cette journée.
En recevant votre invitation,
j’ai pris connaissance des thèmes organisant ces rencontres. Autant vous le
dire franchement : je me suis demandé si cela avait un sens de venir vous
parler de notre expérience étant donné qu’elle ne se reconnaît dans aucun de
vos thèmes ; plus encore : notre problématique s’avère avoir pris le
contre-pied systématique de tout ce que vous avancez comme
« valeurs » — je vais vous exposer de quelle manière -.
Ce qui m’a convaincu
d’accepter, malgré tout, de venir vous parler de tout cela, c’est le fait de
m’adresser en cette occasion à des chrétiens, déclarés comme tels, appelant à
la confrontation des points de vue. Je me suis dit : si cela n’a guère
d’intérêt de m’adresser à un cortège d’élus, nous qui avons pris soin à
Stalingrad de nous tourner toujours non vers les Mairies mais vers les gens du
quartier, de toutes conditions, il m’intéresse par contre de m’adresser
spécifiquement à des chrétiens pour leur demander au moins ceci : votre
foi a-t-elle à ce point perdu son sel et sa saveur pour que votre discours ne
sache plus que rivaliser avec les médias dans un conformisme de l’idéologie
« citoyenne » ?
Martin Luther King, en 1963 (Lettre
de la geôle de Birmingham, du
16 avril 1963), déplorait que l’Église ait perdu depuis longtemps sa foi
des premiers temps et se contente désormais d’être « un simple
thermomètre indiquant les idées et les principes émis par l’opinion publique ».
Les chrétiens en effet
n’ont-ils pas mieux à faire que de répéter et commenter la vulgate occidentale
sur les vertus « citoyennes » du parlementarisme dans les pays riches
(le parlementarisme, pour dire quand même les choses telles qu’elles sont, est
le mode de gestion étatique que le capitalisme préfère pour les pays riches),
précisément au sortir d’une élection présidentielle qui a montré la dégradation
ininterrompue et par étapes de la conscience politique de ce pays : peoplisation du suspense, américanisation de la confrontation,
alignement des « débats » sur la figure du spectacle et du sport (qui
va aller « en finale » du scrutin ? !!!). Bref, les
chrétiens n’ont-ils vraiment rien d’autre à dire en propre, au nom de ce qui
les singularise c’est-à-dire de leur foi en Jésus-Christ (et pas en
l’Occident !), que de se rehausser comme adhérents à l’État
parlementaire ?
Bref, il m’intéresse de venir
vous solliciter sur ce point — « Mais si le sel a perdu sa saveur, avec
quoi sera-t-il salé ? » —
plutôt que sur des questions politiques en soi qui, comme vous allez le voir,
nous sépare.
Il me faut rapidement vous
présenter mon/notre différend proprement politique.
Je dirai que notre expérience
de lutte contre le crack n’a pu se constituer, n’a pu à proprement parler
exister – et c’est bien cette existence qui fait que vous avez entendu parler
de nous et que vous avez eu l’amabilité de nous inviter aujourd’hui à venir en
parler devant vous – qu’en assumant un certain nombre de ruptures par rapport
au « modèle associatif et citoyen » que vous semblez prôner.
Énumérons ces ruptures.
Je précise : je ne vais
pas vous raconter ici notre histoire, commencée en septembre 2001. Cela
serait trop long et vous pourrez la trouver sur notre site www.entretemps.asso.fr/Stalingrad. Le but de ce forum, si je l’ai bien compris, n’est
pas d’empiler les « cas » particuliers traités par une association ou
par une autre mais bien de réfléchir sur leurs dynamiques politiques.
Laissez-moi donc vous exposer
comment notre travail n’a pu exister qu’en assumant huit ruptures d’ordre
politique par rapport au modèle ambiant et dominant de la « vie
associative et citoyenne ».
Première rupture
Nous avons organisé notre
travail sur le quartier en nous détournant des élus et en l’orientant vers les
gens du quartier.
Les élus (qui ne sont pour
nous nullement « nos » élus : ils se trouvent simplement être
les gestionnaires d’un certain nombre de problèmes de « notre »
quartier) connaissaient parfaitement la situation du quartier quant au
crack : un pâté de maisons abandonné au trafic des dealers, des habitants
terrés chez eux, des policiers ayant démissionné de leurs tâches ordinaires
(interdire qu’une bande s’approprie l’espace public : les rues du pâté de
maison – nommément la rue du Département). Depuis plus de deux ans, des
habitants et commerçants n’avaient eu de cesse de solliciter ces élus qui les
avaient complaisamment renvoyés vers les Comités de quartier, Commissions
d’arrondissement et autres organismes-édredon ou comités Théodule…
Nous avons décidé de rompre
avec cette démission infantilisante (véritable servilité de la pensée)
consistant s’adresser aux élus pour leur demander de bien vouloir nous prendre
en charge. Nous avons décidé de nous organiser sur le quartier pour nous
adresser à tous ceux qui y vivent et/ou y travaillent. Pratiquement, nos
manifestations ont décidé non pas de se terminer devant les mairies
d’arrondissement (comme si leur véritable interlocuteur se situait là…) mais
bien plutôt d’intervenir au cœur même du trafic, dans cette rue qui était
accaparée par les dealers et où il s’agissait précisément d’affirmer que
désormais, « la rue était aux habitants, pas aux dealers », de
redonner confiance à tous dans notre capacité collective d’action et de pensée.
Deuxième rupture
Notre mobilisation ne s’est
pas réclamée de l’idéologie du « citoyen » mais du brassage collectif
de tous les habitants et commerçants du quartier.
Notre quartier,
singulièrement le périmètre accaparé par « la scène ouverte du
crack », est peuplé de beaucoup d’immigrés, dont une bonne partie est
sans-papiers. Ces gens étaient précisément ceux qui se trouvaient le plus sous
la coupe des dealers, et les maires des trois arrondissements les ignoraient
benoîtement (ils n’appartenaient visiblement pas à la catégorie de
« leurs » électeurs).
Un « citoyen »,
faut-il le rappeler, c’est en fait un électeur. L’idéologie du citoyen, c’est
l’idéologie de l’électeur : rien là, comme l’histoire politique de France
le prouve abondamment, qui soit très reluisant et qui excède une conception de
la France comme copropriété des Français (d’où que les campagnes électorales n’excédent guère cette figure
subjectivement abaissée des assemblées générales de copropriétaires).
Notre mobilisation ne
s’adressait donc pas aux « citoyens et électeurs » (et
contribuables ?) du quartier mais à quiconque qui y habitait ou y
travaillait, sans distinction, pour les convaincre qu’on pouvait ensemble
descendre dans la rue affirmer un autre point de vue contre la drogue.
Troisième rupture
Nous avons refusé de nous
constituer en association de 1901 pour privilégier une association de fait, qui
n’existerait qu’à mesure de ce qu’elle fait et pense. Notre association de fait
était sans président et secrétaire. Elle s’est autodissoute au bout d’un an,
une fois notre travail fait (et bien fait). Depuis, nous restons, quelques-uns,
regroupés toujours aussi informellement, pour continuer d’intervenir fois non
sur les questions qui nous sont apparues dans notre mobilisation.
Une association
s’institutionnalise en association 1901 quand elle veut être reconnue comme telle par les pouvoirs publics, par l’État et
quand – corollaire de cette « reconnaissance » — elle souhaite
obtenir de cet État des subventions (assorties, si possible, de quelque
strapontin dans quelque obscure commission).
Nous n’avions nulle envie de
subventions – faire un tract, réaliser des affiches, se réunir dans un café se
finançait très facilement par nos propres moyens – et aucun désir d’être
« reconnu » par les pouvoirs publics – c’eût été le meilleur moyen
d’être neutralisé à l’intérieur du jeu institutionnel qui, précisément depuis
deux ans, organisait l’étouffoir de la colère des gens du quartier -. Par ailleurs
chacun de nous avait ses propres activités et aucune envie de s’affubler de
quelque titre courtelinesque de Président…
Nous avons décidé que la
seule reconnaissance qui compterait pour nous serait celle des gens du
quartier. Et cette mesure aurait pour terrain d’épreuve la mobilisation sur le
terrain, en particulier dans les manifestations et rassemblements auxquels on
appelait dans la rue.
Quatrième rupture
Si nous nous mobilisions pour
que « la police fasse son travail » dans notre quartier – travail de
répression ordinaire contre les dealers de crack, personnes dont il faut
rappeler que ce sont des criminels car le crack est la drogue la plus
dégradante -, si nous décidions donc d’agir localement, nous ne voulions pas
pour autant que notre action s’enferme dans la défense de notre paillasson,
dans un point de vue corporatiste d’habitants ou d’usagers. Nous ne nous
considérions pas enfermés dans une colère d’habitants qui ne feraient que
regarder à leur porte de palier ou d’immeuble et qui seraient incapables de
prendre en compte la situation dans son ensemble.
Dès le début, nous avons donc
associé notre mobilisation dans la rue à un travail de réflexion sur la drogue
pour comprendre :
1.
pourquoi aujourd’hui en
France tant de drogués (seulement 2 000 junkies en 1970 mais 200 000
en 2000) ?
2.
pourquoi la police ne
faisait plus son travail minimum (interdire toute appropriation privée – par
les dealers – d’une partie de l’espace public – les rues du périmètre devenu
« interdit ») ?
Bref, nous nous concevions
ici comme gens soucieux du pays – la France – et du monde, nullement comme
électeurs – beaucoup d’entre nous ne l’étaient pas (moi-même, qui pourrait
l’être, ne vote pas, par décision remontant à 1968…) -, nullement comme des
gens voyant toute question par le petit côté, par le bout de leur nez, à la
lumière de leur seul paillasson.
Dois-je préciser que votre
« mot d’ordre » - « Ma commune, c’est mon affaire » -, venant ouvertement de
chrétiens, m’a paru un contre-témoignage :
·
d’abord
« commune » est une catégorie étatique, nullement sociale. Je ne vois
nullement pourquoi un chrétien devrait s’identifier par l’instance étatique
dont il relève. Les chrétiens libéraux que vous semblez être auraient-ils choisi de remplacer
« paroisse » par « commune », « chrétien » par « citoyen »
et « Évangile » par « démocratie » ? Quand le sel
s’affadit…
·
ensuite « ma commune » ! Et pourquoi pas « mon
immeuble », « ma copropriété », « mon paillasson » and
C°… ! Le seul mot d’ordre recevable m’aurait semblé : « Le
monde, c’est mon affaire » qui aurait quand même une autre allure que
votre « ma commune, c’est mon affaire » !
Notre rupture était donc
d’agir localement mais d’orienter notre action globalement en sorte que ce que
nous faisions, n’importe quel autre quartier puisse le faire également.
Cette orientation n’est pas
rhétorique : nous avons manifesté avec les quartiers mitoyens du 18° et
nous continuons d’encourager les gens de la Goutte d’Or à s’organiser, dans
leur quartier, contre la drogue comme nous l’avons fait dans le nôtre.
Bien sûr notre action étant
locale a eu des effets locaux : la police s’est remise au travail et a
chassé les dealers. Ceux-ci sont partis ailleurs – dans d’autres quartiers donc
– mais ceci n’est pas de notre fait, mais du fait de la politique suivie en
France par les pouvoirs publics qui de facto ont renoncé à une lutte conséquente contre la drogue
pour privilégier la lutte contre le sida (le nom de cette politique publique
désastreuse s’appelle « politique de réduction des risques », j’y
reviendrai). Et c’est à cause de cette politique publique que les dealers ne
sont pas pourchassés par la police mais tolérés dans un endroit puis un
autre : la logique politico-policière de tout cela, c’est de parquer le
trafic qu’on ne veut plus combattre à l’endroit où les plus démunis du peuple
vont devoir le supporter. Il n’était pas question pour nous d’accepter cette
logique en disant : puisque c’est comme cela, nous allons nous dévouer et
endurer localement ce trafic. Nous avons mis en cause publiquement la logique
générale de cette politique de réduction des risques en disant : pas de
dealers dans notre quartier, et pas de politique de réduction des risques dans
le pays !
Bien sûr, nous n’avons
compris cela qu’au fur et à mesure de notre mobilisation, de notre travail
(qui, encore une fois, n’était pas simplement de colère dans la rue mais
également de réflexion et de prise de position politique). D’où la rupture
suivante.
Cinquième rupture
Nous avons considéré la lutte
contre la drogue comme une question politique, non comme une simple affaire
d’ordre public (de police donc) ou comme une simple question d’ordre social ou
médical (de soins ou d’aide aux toxicomanes). Nous avons donc pris le parti de politiser le débat sur la drogue.
En deux mots – le détail se
trouve sur notre site – on peut synthétiquement affirmer ceci :
·
La drogue a explosé en
France depuis les années 80 – ces années cauchemar dont parle François Cusset
dans son récent ouvrage La décennie. Le grand cauchemar des années 1980 (La Découverte, 2006) -.
·
Cette explosion vient
d’une explosion de la demande de drogues, nullement d’une explosion de l’offre
(les dealers suivent la demande et ne la créent pas).
·
La demande de drogues a
explosé en France en liaison étroite avec le mouvement synchrone de dépolitisation
générale et en particulier de la jeunesse. L’histoire dégage bien un phénomène
de vases communicants : à époque de politisation, baisse ou effacement des
drogues (voir pendant la guerre d’Algérie du côté des Algériens) ; à
l’inverse, à époque de dépolitisation, croissance des drogues (voir cette fois
ce qui s’est passé du côté des Noirs américains à partir du milieu des années
70, une fois décomposée leur dynamique politique d’émancipation).
·
La conséquence,
implacable : faire refluer en France l’idéologie et la pratique de la
drogue – cette servitude volontaire – passe selon nous par une repolitisation
du pays.
Que veut dire
« repolitiser » la lutte contre la drogue ? Ceci introduit à
notre sixième rupture.
Sixième rupture
Il en va sur ces questions de
ce qu’on pense de ce pays, de son peuple, des contradictions qui le traverse,
de sa place dans le monde – de ce que chacun en pense et de ce qu’on en pense
collectivement : la pensée politique est une pensée collective, et c’est
bien collectivement qu’on a dégagé sur Stalingrad une pensée neuve des
politiques en matière de drogues… -.
La rupture essentielle a
consisté à tenir que la politique – la vraie politique, celle qui mobilise les
gens à la fois dans la rue et en pensée — ne se réduit nullement à une affaire
de « politique publique » c’est-à-dire à la politique pratiquée par
les pouvoirs publics.
En matière de drogues, la
chose se présente assez simplement ainsi. Il y a
·
d’un côté la répression
– répression des dealers, qui est l’affaire exclusive de la police (nous avons
refusé de nous constituer en milice privée pour les chasser), donc des pouvoirs
publics ;
·
d’un autre côté les
soins – soins à apporter cette fois aux toxicomanes (pas aux
dealers !) : c’est l’affaire des hôpitaux, donc une fois encore des
pouvoirs publics (ce n’est pas aux associations de se substituer ici à la tâche
des hôpitaux : quand elles le font – ou prétendent le faire -, c’est une
catastrophe car en fait elles ne font que « prendre soin » du
toxicomane – travail d’assistance sociale — en « oubliant » de le
soigner réellement – cliniquement -). Tout un pan de la désastreuse
« politique de réduction des risques » joue ici sur les mots – langue
de bois, inventée ad hoc — en faisant croire qu’elle s’occupe des soins aux
toxicomanes alors qu’elle ne fait qu’en prendre socialement soin (en anglais to
care) en refusant de les soigner
médicalement (to cure) de leur
toxicomanie ;
·
enfin la prévention :
c’est évidemment la question-clef (la répression concerne les dealers, les
soins concernent ceux qui sont déjà toxicomanes ; la prévention concerne
par contre ceux qui ne sont pas encore tombés dans cette servitude). C’est la
prévention qui agit véritablement sur la demande (la répression est répression
de l’offre ; les soins vont faire baisser la demande, mais seulement à la
marge). Or la prévention n’est pas affaire véritable des pouvoirs publics mais
affaire de tout le monde, de tout un chacun, d’un père ou d’une mère, d’un
frère ou d’une sœur, d’un ami ou d’un copain, d’un éducateur ou d’une fiancée,
de tel groupe sportif ou de tel collectif musical, etc. La prévention est
affaire de la société, nullement de l’État, lequel chaque fois qu’il se mêle de
prévention en matière de drogues – et il le fait beaucoup trop aujourd’hui – le
fait très mal : en « instruisant » des différences entre
cannabis et héroïne, en en appelant à la peur du gendarme et aux risques
encourus (là où le jeune est précisément en quête bien compréhensible de
nouveaux risques à affronter) alors que toute prévention véritable de la drogue
doit surtout montrer qu’il y a pour un jeune aujourd’hui en France beaucoup
plus intéressant à faire qu’à se droguer, qu’il n’est pas condamné à ne rien
vouloir.
Nous
pensons en effet que le drogué est un nihiliste, quelqu’un qui choisit
la servitude volontaire de la drogue parce que celle-ci lui permet au moins de
donner sens à son existence, de mettre sa journée sous une loi véritable,
d’intensifier sa vie. Le nihilisme, c’est lorsqu’on pense « Mieux vaut
vouloir le rien que ne rien vouloir ».
C’est quand on croit être condamné – par l’esprit du temps – à ne rien pouvoir
vouloir et qu’on préfère alors (comment ne pas le comprendre dans ces
conditions ?) vouloir le rien (l’autodestruction, la mort…).
Aux
jeunes fascinés par le nihilisme – ce nihilisme que précisément notre
« démocratie parlementaire occidentale » entretient en lui proposant
pour toute horizon la figure comique du citoyen attaché au marché et venant
religieusement déposer son petit bulletin dans l’urne (faut-il rappeler que
l’acte de voter est l’acte irresponsable par excellence : l’acte qu’on
cache – qu’on doit même cacher, faute de quoi le vote ne serait pas décompté –
et dont on n’a ensuite aucun compte à rendre ? Bref, pas de quoi en faire
une fierté, moins encore chrétienne !), à ces jeunes donc, il faut montrer
qu’on peut vouloir quelque chose qui ne soit pas un rien : qu’on peut
vouloir la musique (je suis compositeur), qu’on peut vouloir l’amour (je suis
amant de ma femme), qu’on peut vouloir la politique (je suis militant), mais
qu’on peut aussi vouloir les mathématiques (je suis un peu matheux), la
peinture, la poésie, ou même le sport… C’est cela la prévention. Et convaincre
de cela chaque jeune de ce pays ne peut être que l’affaire collective de tous
ceux qui sont ici, dans ce pays – peu importe leur nationalité, leur statut
social, leur âge, leur religion, etc. -, nullement une tâche que l’État puisse
sérieusement prendre en charge.
Bref, la politique en matière
de drogues ne se réduit nullement à une affaire de politique publique (ou
étatique) et elle n’a nullement le pouvoir d’État (« les pouvoirs
publics ») comme centre de gravité subjectif.
Pour autant, nous ne nous
sommes pas désintéressés des questions de « politique publique » en
matière de lutte contre la drogue. Nous avons même élaboré une nouvelle voie –
que nous avons appelée « politique publique de soins » — en
sorte d’ouvrir une brèche dans les deux politiques publiques dans lesquels on
voulait enfermer le champ des possibles : d’un côté la politique
répressive (à l’américaine – disons une politique de droite), de l’autre la
« politique de réduction des risques » (à la Suisse — disons une
politique de gauche).
Cette politique publique de soins, que nous appelons de nos vœux tout en
refusant de nous organiser en lobby pour sa promotion et sa mise en œuvre –
nous n’avons aucune envie de nous présenter à quelque élection que ce soit -,
mettrait au cœur du rapport des pouvoirs publics aux toxicomanes leur dimension
de malades plutôt que de délinquants (logique de la politique répressive) ou de victimes (logique de la politique de réduction des risques).
Elle continuerait bien sûr la répression des dealers et du trafic mais
prendrait sérieusement, à bras-le-corps (en y mettant en particulier les moyens
budgétaires adéquats) le soin clinique de ce qui, pour beaucoup de toxicomanes
(pas tous : environ la moitié…) prend la forme d’une vraie maladie. Cette
politique publique de soins pourrait avoir pour fer de lance un Samu-toxicomanie
dont nous avons élaboré le projet sous forme d’un rapport déposé auprès des
différents ministères, y compris le premier d’entre eux.
Inutile je pense de vous
préciser que les rapports qu’on a ainsi distribués ont dû aller directement
dans la poubelle des ministres contactés, qui n’ont pas ici agi différemment
des trois maires d’arrondissement dans nos quartiers : on n’a eu aucune
réponse, même pas d’accusé de réception. Mais au moins, notre rapport est
disponible sur le web, et pour notre compte, nous avons bien fait le travail que
nous estimions nous revenir.
Sur le fond, nous savons bien
qu’un changement de politique publique en cette matière ne pourrait procéder
que d’une repolitisation massive de ce pays, repolitisation dont la séquence
proprement comique de la dernière élection présidentielle ne fait que nous
écarter un peu plus.
D’où notre septième rupture
Septième rupture
Politiser vraiment les
choses, c’est – comme on l’a vu — prendre ses distances avec l’idée que la
politique aurait pour cœur la question de la politique publique, de la
politique étatique, bref que la politique aurait pour cœur la question du
pouvoir et de l’État.
Cela a pour conséquence
pratique de récuser la dualité parlementaire gauche/droite, ce totem comique de
nos pays riches occidentaux.
Faut-il vraiment que des
chrétiens comme vous viennent baptiser évangélique cette farce ?
Qu’avez-vous vraiment à y gagner comme chrétiens ? En quoi votre foi en une transcendance agissante ici
même peut y trouver point d’appui ? Pourquoi ainsi laïciser, séculariser votre
foi en une vulgate tiède, conformiste et sans saveur propre ? À quoi
peuvent bien servir des chrétiens qui répètent, en plus mou et plus docte, les
formules éculées du « grand élan citoyen des présidentielles » ?
Croyez-vous vraiment que votre souci d’éclairer le monde sera pris au sérieux
si vous fixez pour horizon spirituel la perspective… des prochaines élections
municipales ? !!
S’il faut entendre des
chrétiens ayant une parole qui ne soit pas de langue de bois, allez écouter
celle de Valère Novarina qui était conférencier de Notre-Dame ce printemps et
dont L’acte inconnu a été joué cet
été à Avignon et l’est aujourd’hui à Paris (théâtre de la Colline). Cet homme
de théâtre sait que le parlementarisme relève d’un registre comique quand il
prétend faire cause subjective (campagnes électorales) de sa gestion
fonctionnarisée des deniers publics, quand il prétend élever sa vision étatique
et policière des choses à la dignité « d’un choix de société ».
Lisez-le, quand il met en
scène
« le
Sous-Secrétariat à la Direction de l’Autorité à déléguer les Tâches chez Total
Total, les comités Rêve-Général, le Trésorier d’Après moi le Déluge, la
Délégation à la concordance des utopies possibles dans la différence plurielle,
les Désanimés vitaux, le Tribunal des déprimés Citoyens-citoyens et leurs
clubs, les Demeurés gagnants et le public de Perspectives-routières-prospères,
les collectifs “Combien-ça-coûte ?”, les forums Désir-réalité »… (L’acte inconnu : P.O.L. ; 2007 ; p. 62)
Allez rire à la farce des
campagnes électorales :
« Le
candidat céladon : Avoir foi
dans la confiance ! Prévoir un projet !
La
candidate amarante : Le silence
des mots ! Le parti pris d’en parler !
La
candidate outremer : La
réalisation du réel selon les potentialités du possible.
Le
candidat fuschia : Notre futur
est votre avenir. Donnez-nous votre présent. Votre argent m’intéresse.
Le
candidat céladon : L’ensemble
réuni. La violence du calme. La réalisation du réel. Trou pour le mou. Bout
pour le tout. Choux pour le doux. Je doute de tout !
Le
candidat vermillon : Faut que ça
bouge : Osez-moi. » (id.
p. 70)
Huitième rupture
La politique, c’est non pas
la gestion de la réalité et de ses supposés « possibles ». C’est
lorsqu’on pense collectivement un « devoir être ». C’est lorsqu’on
prescrit, en pensée et en acte, ce qui doit être (et qui n’est pas !).
C’était déjà le principal reproche que Tolstoï adressait aux chrétiens de son
temps, en particulier dans son Journal, le même reproche somme toute que Martin
Luther King adressait à l’Église du début des années 60 : se présenter
comme fonctionnaire de ce qui est plutôt qu’en visionnaire de ce qui doit être.
Je viens ainsi d’entendre
Bertrand Cassaigne nous faire l’éloge de cette dialectique
« associative » du « cocktail Molotov dans une main et de la
sébile dans l’autre », fixant
ainsi pour horizon indépassable à nos mobilisations l’ajointement d’une colère
frustre et d’une quête miséreuse adressée aux haut placés, bref, le vieil
alliage anarcho-syndicaliste qui
gueule d’autant plus bruyamment dans la rue (et au comptoir…) qu’il se prépare
à négocier sa subvention annuelle avec « son » fonctionnaire attitré.
Ce n’est pas par hasard, au
demeurant, si cette perspective anarcho-syndicaliste promptement repeinte aux
couleurs de l’Évangile nous vient de qui a dirigé, dans la revue Projet, ce qu’il faut bien appeler un très mauvais dossier
sur Les mécomptes de la drogue
(n° 282, septembre 2004) : dossier conformiste, soutenant sans
vraiment oser le revendiquer la catastrophique politique de réduction des
risques, reprenant ainsi ses mensonges en langue de bois, ses postures
faussement humanistes et ses figures manipulatrices en sorte ainsi de faire
passer pour naturel et allant de soi ces orientations de politique publique
dont nous avons appris, à nos dépends, qu’elles constituaient la véritable
raison pour laquelle la police ne faisait plus rien et les pouvoirs publics
laissaient les plus démunis de notre quartier à la merci des dealers de crack…
Un article, il est vrai,
échappe à ce délayage : celui de Michel Jaouen qui, homme de terrain, ne
se paye pas de mots et soutient que « ce qui est catastrophique, c’est
de remplacer l’héroïne par des produits de substitution » (ce qui constitue, précisément, la
mesure-phare de la politique de réduction des risques). Mais le dossier
s’attache à noyer cette singularité (plutôt qu’à l’exhausser) dans la nov’langue convenue (« usager », « complexité », « expertise », « santé publique »…) de la réduction des risques…
Si j’avais un souhait à
exprimer, ce serait que la revue Projet remette la question politique des drogues sur le métier et prépare un
nouveau dossier, cette fois plus éclairé et plus éclairant, mettant en relief
la diversité des politiques publiques et des politiques tout court
envisageables en matière de drogues plutôt que promouvant en cachette la
politique de réduction des risques, celle qui emporte l’adhésion de la droite
comme de la gauche pour une raison somme toute très simple, et
consciencieusement dissimulée dans ce dossier : c’est la politique publique
qui coûte le moins cher « au contribuable », ce « citoyen »
de base…
*
Si des chrétiens doivent agir
et parler comme chrétiens sur
toutes ces questions, agir en particulier pour l’émancipation de ceux qui sont
dans la servitude volontaire, ce n’est pas en ayant les yeux tournés vers le
pouvoir et l’État, en conseillant aux gens d’adresser leur requêtes aux élus et
ministres…
D’un simple point de vue
chrétien, une voie autrement consistante me semble se dessiner autour de
l’association Aux captifs la libération du défunt Patrick Giros (avec qui j’ai agi dans la TVAS en direction
des « blousons noirs » à la fin des années 60…) qui intervient dans
la rue auprès des clochards et des toxicomanes, non pas avant tout comme
assistance sociale (fonction, au demeurant, bien utile) mais comme invitation à
la foi chrétienne : voilà en effet des chrétiens qui vont publiquement
soutenir que pour eux, l’existence est intensifiée par leur foi, par leur
conviction que toute leur vie se tient devant un Dieu personnel et qui vont
faire de cette orientation une proposition concrète pour tout un chacun, pour
n’importe qui, y compris pour un clochard ou un drogué, proposition qui prend
aussitôt pour forme immédiate celle du partage offert d’une prière dans la rue.
Je suis de ceux « qui ne
croient pas au ciel », mais je trouve cette logique de foi consistante et
respectable. Je ne sais si cette logique « marche » — je me doute
d’ailleurs que les critères pour évaluer ce que « marcher » veut dire
en matière de prière et de foi ne sont pas forcément mes critères d’athée… —
mais au moins, voilà des hommes et des femmes qui soutiennent une voie
originale, qui fixent une perspective singulière, qui s’adressent à quiconque
avec des pratiques et une langue propres et qui ont donc une parole qui ne se
fond pas dans le paysage journalistique…
Pardonnez-moi d’enfoncer une
dernière fois le clou : ce type de chrétien ne s’adresse pas « aux
élus, bien entendu [!] mais aussi
aux responsables associatifs » ;
il n’a pas pour « ambition [!],
modeste mais centrale » de
« faire fructifier, d’honorer [!],
de respecter les récents scrutins comme le prochain scrutin de proximité » (voir votre texte introductif). Il assume ce
qui singularise sa vie et vient le proposer comme ce qui est possible aujourd’hui
à tout un chacun de vouloir
(est-ce à un athée de rappeler qu’une Thérèse de Lisieux, comme semble-t-il une
Mère Teresa, pouvait écrire : « je ne sais pas si je crois, si j’ai
la foi, mais je sais que je veux
croire et que j’oriente ma vie en conséquence »).
Il me semble que nos
différentes ruptures par rapport à ce qui semble constituer la doxa de Chrétiens
en forum sont ainsi compatibles avec
une foi chrétienne véritable, non pas qu’elles convergent avec une telle foi
mais qu’en tous les cas elles ne s’y opposent pas.
C’est cela que je voulais
soutenir devant vous, non par provocation – en extériorité donc à vos
préoccupations – mais en essayant de configurer nos orientations en intériorité
à votre problématique de chrétien, en misant sur le fait que votre invitation à
venir débattre avec vous pouvait m’autoriser à une telle franchise et me
laisser croire que vous pourriez entendre – je ne dis pas approuver – mon propos qui se présente de manière inhabituelle,
pour vous comme pour moi, comme un véritable « sermon ».
Comme nous sommes un dimanche
matin, veuillez recevoir cela comme une manière de rendre hommage, avec un peu
d’humour, à votre culture chrétienne.
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