Compte rendu de la rencontre avec le Dr Cyrille Orizet,

responsable du Centre Monte Cristo

(lundi 30 janvier 2006)

 

Le Centre Monte Cristo dépend de l’hôpital Georges Pompidou. Il est l’un des trois centres parisiens intégrés à un hôpital, avec l’Espace Murger de l’hôpital Fernand Widal (voir notre entrevue avec le Dr Dugarin le 8 décembre 2005) et le centre Cassini de l’hôpital Cochin (voir notre entrevue avec le Dr de Montjoye le 17 janvier 2006).

 

Ce centre existe depuis une dizaine d’années. Il a été créé vers 1995 (lors de l’arrivée de la substitution) par le Dr Lowenstein qui en est parti en 2002. Après que sa fermeture ait été envisagée, le Dr Orizet (psychiatre) en a pris la responsabilité en mars 2005.

Ce centre, qui fut longtemps conçu comme un lieu de vie (sans y coucher, les toxicomanes pouvaient y passer la journée dans une atmosphère chaleureuse et conviviale), est désormais plus spécifiquement conçu comme un centre de soins (du même type donc que l’Espace Murger ou le centre Cassini).

Ce centre oriente ses soins médicaux selon deux axes :

1) traitement des problèmes somatiques des patients toxicomanes, en profitant de l’intégration du Centre à un vaste hôpital aux nombreuses spécialités ;

2) spécialisation dans les doubles addictions : à la fois aux opiacés et à l’alcool (les toxicomanes sous substitution transférant facilement leur addiction des uns vers l’autre).

Ceci fait que le Centre a peu de rapports avec les consommateurs de cocaïne ou de crack (12 patients répertoriés sur un total de près de 300). Deux raisons supplémentaires à cet écart avec les crackés :

·         d’abord un éloignement géographique du Centre par rapport à la scène du crack (nord de Paris) : le centre Monte Cristo se situe au sud (métro Balard) ;

·         ensuite le fait que le Centre ne tente pas d’entrer en contact avec les crackés, ne disposant pas de moyens spécifiques pour traiter leur toxicomanie (ce qui renvoie une fois de plus au fait qu’on ne dispose toujours pas de produits de substitution pour la cocaïne).

Ce CSST emploie un personnel équivalent à 9,5 temps pleins, dont 2 médecins (en fait un médecin à temps plein – le Dr Orizet - et deux médecins à mi-temps), pour une file active d’environ 300 personnes.

La moitié de ces 300 toxicomanes viennent dans le Centre pour une prescription et une délivrance sur place de méthadone.

Quelques statistiques (voir le rapport 2004) : les 3/4 des patients sont des hommes. 90% des patients ont plus de 30 ans. Plus des 3/4 ont un domicile stable (ce qui indique que le Centre travaille peu avec les toxicomanes en errance). Plus des 4/5 sont venus au Centre de leur propre initiative ou sur le conseil d’un proche. Seuls 4 patients ont bénéficié en 2004 d’un sevrage.

 

Le Dr Orizet a une longue expérience de la toxicomanie puisqu’il travaille dans ce secteur depuis 1987. Il avait déjà dirigé un centre pour toxicomanes entre 1994 et 1999 à Nancy et, après une expérience plus politico-administrative à Strasbourg (Conseil de l’Europe), il a choisi de revenir à la clinique psychiatrique en prenant la responsabilité du Centre Monte Cristo.

 

Le Dr Orizet nous expose sa conception de la toxicomanie.

Pour lui, tout part de l’angoisse : nous sommes tous au départ des angoissés en raison de ce premier traumatisme que constitue l’accouchement, type de traumatisme dont nous savons tous qu’il se répètera, ne serait-ce qu’à notre mort. D’où une angoisse devant la perspective de cette répétition, angoisse qui relève de l’atroce insupportable et appelle des mécanismes de défense.

 

• Pour la plupart des gens, ces mécanismes de défense face à l’angoisse existent : ils découlent du fait que les gens sont structurés, ce qui est tout aussi bien dire qu’ils sont névrosés.

Un mécanisme de défense classique face à l’angoisse est ainsi le déplacement : par exemple, la petite manie consistant à vérifier, une fois de plus que nécessaire, qu’on a bien fermé sa porte à clef, permet de transférer l’angoisse qui rode (sans objet spécifique) en une simple peur (celle de ne pas avoir bien fermé sa porte à clef), peur qui est alors facilement cernable et évaluable.

Les problèmes arrivent, graves, quand ces mécanismes défaillent, ce qui entraîne une dépression. Celle-ci intervient sur les gens « normaux », c’est-à-dire névrosés, c’est-à-dire structurés.

 

• Les problèmes sont d’une tout autre nature pour les gens non structurés, c’est-à-dire les psychotiques. Ceux-ci pratiquent alors d’autres mécanismes de défense face à l’angoisse : tout spécialement le délire.

Face au psychotique, le but du psychiatre ne sera pas de l’empêcher de délirer (la psychiatrie, en l’état actuel, ne sait pas soigner les psychoses, en particulier la schizophrénie, si bien que le psychotique est condamné à le rester ad vitam æternam) mais de l’aider à vivre à l’extérieur de l’hôpital avec son délire [1]. En quelque sorte le clinicien, ne sachant soigner le schizophrène, choisit de l’accompagner médicalement.

 

• Il y a, en dehors des névrosés et des psychotiques, une troisième catégorie de gens : ceux des états limites, qui ne sont pas aussi structurés que les névrosés (gens ordinaires) ni aussi destructurés que les psychotiques (les fous). Pour ces personnes, les mécanismes de défense face à l’angoisse ne sont ni du type déplacement (comme pour les névrosés), ni du type délire (comme pour les psychotiques).

Pour beaucoup de ceux-là (border line), c’est alors la consommation d’un produit, d’une drogue, qui va remplir la fonction de mécanisme de défense contre l’angoisse. Dans ce cas, le rapport au produit (qui remplit ainsi pour ces gens une fonction psychique) ne peut être changé d’un coup (pas plus que le psychotique ne pourra – semble-t-il - faire l’économie de son délire). Pour aider cette personne à se déprendre de sa dépendance psychique au produit, il faudra alors l’aider à renforcer ses mécanismes de défense et de lutte contre l’angoisse.

On sait que parmi les toxicomanes, grosso modo 1/3 relèvent de la psychose, les autres relevant en bonne part (un autre tiers ?) de ces états border line.

 

Nous demandons au Dr Orizet pourquoi il n’inclut ni la paranoïa (autre type de psychose), ni les perversions dans sa typologie.

Il nous répond n’avoir pour ainsi dire jamais rencontré parmi les toxicomanes de véritables paranoïaques (1 ou 2 seulement en près de 20 ans de clinique). Quant aux pervers, il admet ne pas bien conceptualiser la notion de perversion, et donc ne déceler que peu de pervers parmi les toxicomanes rencontrés…

 

Concernant le soin médical aux toxicomanes, le Dr Orizet décrit ainsi le trajet idéal : le Centre propose, si nécessaire, un traitement de substitution qui va permettre de calmer la situation, d’injecter de la temporalité dans une situation jusque-là uniquement marquée par l’immédiateté (celle de la quête du produit), d’élaborer dans cette temporalité un projet thérapeutique et de prendre progressivement en charge l’insertion ou la réinsertion.

Le rôle du produit de substitution est de stabiliser les émotions du toxicomane. Le problème principal, pour le toxicomane, devient très vite que la vie, sans stimulations, apparaît pour lui difficile : le risque devient pour lui celui de s’ennuyer ! D’où l’importance de l’aider à s’investir ailleurs, de le stimuler et l’encourager à reconstituer d’autres raisons de vivre. C’est aussi à cela que sert l’assistante sociale du Centre. C’est à cela aussi que devraient servir des ateliers thérapeutiques (et non pas occupationnels), ateliers dont le Dr Orizet déplore la rareté.

Il n’est pas possible, selon lui, de soigner quelqu’un qui ne le voudrait pas, quelqu’un qui a minima ne dirait pas qu’il va mal et qui ne déclarerait pas son souhait que ça change. Il déclare n’avoir jamais rencontré de personnes pouvant vivre heureusement grâce aux produits, et tient lui-même qu’il n’est guère possible de vivre heureusement en misant sur les produits. Mais c’est une chose que ceci soit impossible, c’en est une autre que le toxicomane le reconnaisse, et reconnaisse que cela ne va pas.

 

Quand nous lui faisons remarquer que son exposé - comme ceux d’ailleurs des deux autres psychiatres, responsables de CSST – semble indiquer que la clinique psychiatrique est devenue intellectuellement stérile, puisqu’elle ne semble plus que gérer les situations des patients au plus court, au plus empirique, le Dr Orizet reconnaît que la panne d’idées en matière de psychiatrie est mondiale, et non pas spécifiquement française. Ce à quoi nous lui objectons que la France a pourtant su jouer un rôle moteur et inventif dans l’histoire de la psychiatrie. Il nous précise alors que la psychiatrie cherche actuellement sa voie dans deux directions :

·         celle de la biologie,

·         celle de l’environnement (comportemental ou sociétal).

Il ajoute que l’état matériel de la psychiatrie en France est dramatique : le manque de moyens va jusqu’à priver certains directeurs d’un simple ordinateur !

Nous lui répondons que le désastre semble avant tout d’ordre subjectif, et singulièrement parmi les psychiatres eux-mêmes. Ce qu’il nous indique de l’orientation psychiatrique consistant à attendre la lumière des autres disciplines aggrave cette inquiétude, surtout quand on connaît les difficultés propres aujourd’hui de la biologie moléculaire, elle-même en panne de nouveaux concepts (sans parler du fourre-tout « scientifique » constitué désormais par ce thème de l’environnement, notion qui met en vrac la famille, la société, la Nature…).

Trait également inquiétant pour la discipline psychiatrique comme telle : cette tendance à considérer simultanément que le nombre de malades croît et que le nombre de maladies identifiées (par les psychiatres : c’est leur responsabilité propre) si ce n’est décroît du moins n’évolue guère. Par exemple les toxicomanes sont bien tenus pour être des malades (nullement des usagers !) sans que pour autant la toxicomanie soit elle-même considérée comme une maladie. D’où que paradoxalement il y ait à la fois de plus en plus de malades psychiatriques (ne serait-ce que parmi les 180 000 héroïnomanes qui n’existaient pas en 1970) et de moins en moins de maladies psychiatriques ! Or, la tâche proprement clinique du médecin est bien d’affronter la maladie comme telle plutôt que de « s’occuper du malade » [2]. Somme toute, pour la pensée clinique, sans maladies pas de « malades », mais seulement des gens qui se portent mal (ou croient mal se porter), des gens malheureux ou déclarant leur mal être, etc.

 

Quand nous demandons au Dr Orizet ce qu’il pense de la caractérisation de la toxicomanie dégagée de notre précédent entretien avec le Dr de Montjoye - la toxicomanie ne serait pas une maladie spécifique mais un mode spécifique de maladies d’ordre psychiatrique (un mode toxicomaniaque d’expression de maladies psychiatriques existant par ailleurs) -, il nous déclare son accord avec cette conception des choses.

 

*

 

Notre compréhension au sortir de cette première série d’entretiens se résumerait ainsi : le toxicomane est bien (dans la plupart des cas : les 2/3 ?) malade, psychiatriquement malade, même s’il ne convient pas de dire à proprement parler qu’il est malade de la toxicomanie (puisque celle-ci ne serait pas une maladie mais un mode d’expression de maladies psychiatriques relativement autonomes).

La question du soin médical - spécifiquement du soin psychiatrique - à fournir au toxicomane reste dans ce cadre déterminante (même s’il ne s’agit alors pas, en toute rigueur, de soigner psychiatriquement la toxicomanie comme telle) : ce souci du soin psychiatrique pour les toxicomanes malades s’avère déterminant si l’on ne veut pas se contenter de les soigner des maladies infectieuses et, pour le reste, de « prendre soin » d’eux, en vérité de les neutraliser socialement (et pour pas cher) grâce à la méthadone et au subutex (comme on neutralisait jadis le bidasse avec des doses régulières de bromure – cela s’appelle Le Meilleur des mondes… -).

Quant aux toxicomanes qui ne sont pas psychiatriquement malades, ceux dont la toxicomanie relève plutôt du nihilisme (lequel bien sûr n’est pas une maladie !: le nihiliste n’est pas en soi malade - même s’il peut l’être, par ailleurs… -), il s’agit de se rapporter à eux pour les inciter à intensifier leur existence autrement que par la drogue, pour les encourager non à se résigner (à ne plus rien vouloir, à survivre !) mais à vivre intensément en voulant enfin quelque chose (l’amour, la musique, les mathématiques, la poésie, la politique, le théâtre, le sport, la danse…) et non plus le rien du produit (le Dr Orizet pointe ce combat contre la résignation d’une vie ennuyeuse quand il parle de les encourager à « s’investir ailleurs », à « se reconstituer d’autres raisons de vivre » - et pas seulement de survivre…). On sait que la biopolitique de réduction des risques fixe aux toxicomanes pour horizon la simple survie (ce que Michel Foucault appelait l’objectif proprement biopolitique de « faire vivre et laisser mourir »), une survie qui épargne à la collectivité les coûts du sida et des hépatites (d’où son orientation néo-libérale quant aux mesures de réduction des risques : elles deviennent une fin et non plus un moyen au service de la clinique psychiatrique).

*

L’enjeu pour nous de ces rencontres avec les CSST parisiens implantés dans les hôpitaux et dirigés par des psychiatres est précisément de donner droit à de tout autres rapports aux toxicomanes (ce serait le mérite d’une politique publique de soins que de les favoriser) : de véritables soins psychiatriques pour les toxicomanes malades, et des encouragements à sortir du nihilisme par le haut (l’intensité de la vie libre, non la survie résignée) pour les toxicomanes qui ne le sont pas.

 

 

 

François Nicolas

(Collectif Stalingrad contre les salles de shoot)



[1] de « faire avec » son délire dans la vie sociale, ce qui, au demeurant, explique pourquoi les psychiatres aujourd’hui prônent si largement un « faire avec » les troubles (psychotiques comme toxicomaniaques) plutôt qu’un « les soigner » en vue de les guérir. La psychiatrie est-elle bien condamnée aujourd’hui à ne pouvoir qu’aménager les maladies et troubles du comportement relevant de sa clinique, faute de savoir les traiter ? On sait que la vogue actuelle des thérapies « comportementalistes » surfe sur cette « conviction » (remarque de F. Nicolas).

[2] tout à fait comme la tâche propre de l’enseignant est d’instruire en transmettant ses savoirs – ce qui suppose déjà que l’enseignant tienne en considération ces savoirs - bien plus que d’« éduquer l’élève » (de même qu’un psychiatre n’est pas une assistante sociale, de même un enseignant n’est pas un éducateur…).