Compte rendu de la rencontre avec le Dr Béatrice
Badin de Montjoye
et Mr. Christophe Privileggio au centre Cassini (hôpital
Cochin)
(mardi
17 janvier 2006)
Le centre Cassini dépend de l’hôpital Cochin. Il est situé
en bordure de son enceinte, dans une rue latérale.
Ce centre existe depuis dix ans. Il s’occupe des personnes
dépendantes à un produit, tabac excepté. Il comporte en son sein un centre
réservé à la distribution de méthadone.
Le centre est débordé par la demande de soins (deux mois
d’attente sont actuellement nécessaires pour tout rendez-vous). Il est géré par
une équipe multidisciplinaire composée de médecins (eux-mêmes de différentes
disciplines) et de travailleurs sociaux ou paramédicaux.
Le Dr de Montjoye nous confirme ce que nous avait dit le Dr
Dugarin (Espace Murger de l’Hôpital Fernand
Widal) le 8 décembre dernier : quand on travaille médicalement avec
les toxicomanes, on ne peut raisonner seulement par rapport à un produit. Le
toxicomane consomme, le plus souvent, différents produits, dans une stratégie
de polyconsommation très mobile.
De même, un médecin ne peut travailler correctement avec un
toxicomane s’il reste isolé face à lui : le travail d’équipe est ici
essentiel. Ainsi dans ce centre, le soignant peut opérer « en transversale »
c’est-à-dire avec des médecins de différentes compétences (hépatologie,
infectiologie, psychiatrie, etc.).
Pour le Dr de Montjoye, elle-même psychiatre, « la
toxicomanie » n’existe pas comme maladie spécifique. Il faut plutôt la
concevoir comme une coloration
particulière de pathologies fort différentes, représentant somme toute le
spectre complet des pathologies psychiatriquement distinguées :
différentes psychoses, perversions, névroses, états border line, troubles de la personnalité, etc. Ainsi le psychiatre
travaillant avec les toxicomanes rencontre toute la panoplie des pathologies
concevables.
La substitution permet de calmer le jeu toxicomaniaque, de
traiter les maladies collatérales éventuelles, de restaurer un minimum de
narcissisme primordial et de laisser transparaître les éventuels symptômes
d’une comorbidité psychiatrique.
C’est pourquoi un rapport médical aux toxicomanes implique
un abord qui soit transversal aux distinctions et spécialités habituelles.
En un sens, on pourrait donc dire
– c’est là notre remarque — que la « spécialité toxicomanie » serait
duale de la médecine interne, celle-ci
s’occupant également de symptômes fort divers mais en les regroupant en un seul
faisceau (en les intégrant donc) quand le spécialiste en toxicomanie tendrait
au contraire à les dissocier pour les traiter séparément.
Selon le Dr de Montjoye, le cracker ne se distingue des
autres toxicomanes que par sa « coloration » singulière, en bonne
part surdéterminée par des considérations sociales plutôt que psychiatriques :
le cracker est en effet le plus pauvre (à tous les sens du terme) des
toxicomanes, également celui qui passera le plus souvent à l’acte (en raison
cette fois de la violence du produit). D’où les problèmes singuliers qu’il peut
poser aux riverains…
Face à notre analyse du toxicomane comme nihiliste, le
docteur soutient pour sa part que pour beaucoup de toxicomanes, la consommation
de drogues se présente plutôt comme un non-choix. C’est le cas en particulier
pour un certain nombre de femmes qui, ayant par exemple été violées dès leur
enfance, souffrent d’une déstructuration originelle.
Au total, à son sens, seule une approche polyfactorielle de
la toxicomanie (comme en un certain sens celle de l’autisme quoique ces deux
« maladies » supposées n’aient bien sûr rien à voir sur le fond) peut
permettre d’y comprendre quelque chose et surtout d’aider le toxicomane, pris
cas par cas, à évoluer positivement.
*
L’impression que nous laisse ce discours médical est, je
dois dire, plutôt convaincante : visiblement le docteur de Montjoye parle
en vérité de son activité de psychiatre, non dans une tonalité désabusée ou cynique.
Elle présente les difficultés propres de son travail non pour s’en défausser
mais bien les penser en leur singularité irréductible.
La conclusion qui s’impose, me semble-t-il, est celle-ci
(conclusion provisoire bien sûr : nous la mettrons à l’épreuve de nos
prochaines rencontres) : il n’y a pas, en l’état actuel de la clinique
médicale et psychiatrique, à tenir qu’il y aurait une véritable pathologie
psychiatrique particulière aux toxicomanes.
Il faut donc concevoir la toxicomanie non comme une
pathologie psychiatrique particulière mais plutôt comme un mode particulier (ce que le Dr de Montjoye appelle
« une coloration ») de souffrir des différentes pathologies
concevables.
Si ceci est vrai, soigner médicalement le toxicomane
implique moins un type spécifique de soins médicaux (qui lui seraient propres)
qu’une manière particulière de le soigner médicalement de pathologies partagées
par d’autres.
D’où, il est vrai, une imbrication singulière dans son cas
entre le fait de le soigner (cure) et la
manière de prendre soin de lui (care) :
le care est nécessaire pour
pouvoir engager un cure qui n’a
pas ici de noyau spécifique. Ou encore : le care (prendre soin) sert à dégager le cure (soigner) approprié au cas de chacun.
La séparation entre un faux et un vrai care (entre une manière sérieuse de prendre soin du
toxicomane et un semblant d’attention qui lui est accordée), passe alors par le
fait d’orienter ou non l’attention qu’on lui porte au soin médical qui, dans un
second temps, pourra découler d’un diagnostic clinique enfin ajusté à sa
situation particulière.
*
Qu’est-ce que tout ceci veut dire du point de la politique
publique de soins que notre collectif n’a de cesse de prôner ?
Nous rappelons : nous menons
cette enquête pour éclairer en raison le débat politique que nous ouvrons
contre la politique de réduction des risques, pour une politique publique de
soins.
Il y aurait bien dans la population consommant des drogues
deux types de figures subjectives (pas nécessairement séparées : il y a
une intersection non vide de ces deux catégories) : des nihilistes et des
malades. Aucune de ces deux catégories n’est intelligible comme celle de
simples « usagers de drogues » puisque dans tous les cas, les
consommateurs sont usés par les drogues plutôt qu’ils n’en usent.
L’élément commun aux deux types de toxicomanes relèverait de
ce qu’on peut nommer soit comme un « malaise dans la civilisation »,
soit comme une dépression dans la volonté (nihilisme), soit comme une désubjectivation
liée la dépolitisation générale de ce pays… Il est clair que rien de ceci ne
relève, à proprement parler, d’une maladie : le nihilisme pas plus que la
dépolitisation ne sont des maladies qui appelleraient le médecin.
Par contre la consommation de drogues qui est
« encouragée » par ce contexte collectif organise à la fois de
nouvelles figures subjectives (relevant du nihilisme : vouloir au moins
« s’éclater » plutôt que ne rien vouloir…) et de nouvelles manières
d’être malades : précisément la manière toxicomaniaque.
Tout ceci confirme qu’à notre sens la puissance publique
doit se rapporter au toxicomane comme à quelqu’un qu’il faut décourager de se
droguer et qu’il faut (pour certains tout du moins : pour la part d’entre
eux qui relèvent de la maladie) encourager à se soigner. Prendre soin du
toxicomane malade (il n’y a guère sens à vouloir prendre soin du toxicomane
nihiliste : ceux qui l’envisagent ne visent qu’à le pousser à « se
shooter propre »…) doit donc être orienté par l’objectif qu’il se soigne
de tout ce dont il a besoin d’être soigné (au lieu de fuir cette nécessité dans
la toxicomanie) en sorte de sortir de sa servitude et de reconquérir son
autonomie de pensée et d’action.
Cela indique que le toxicomane, singulièrement le cracké,
est particulièrement maltraité lorsqu’il est traité par la politique de
réduction des risques comme « usager » de drogues (à qui l’on offre
alors, comme le fait cyniquement EGO, « la pipe idéale » pour bien se
détruire le cerveau mais ne pas s’abîmer les mains !). La puissance
publique doit, tout au contraire, bien le traiter en lui donnant les moyens de
prendre soin de lui en vue d’enfin se soigner des maux dissimulés dont il
souffre.
À ce titre, rappelons que nous n’objectons pas en soi aux
mesures dites de réduction des risques (mesures qui ne sont en vérité à nos
yeux que des mesures élémentaires d’hygiène) : échange de seringues,
produits de substitution dispensés dans le cadre d’un plan de soins médicaux.
Il faut certes prendre ces mesures, mais nulle raison d’en faire tout un
plat ; l’important (où se joue le partage des politiques) réside dans le
but de ces mesures, donc dans les autres volets qui accompagnent ou
n’accompagnent pas ces mesures.
La politique de réduction des risques se caractérise de
prôner unilatéralement ces simples mesures d’hygiène et par là de décourager la
lutte contre la toxicomanie au prétexte qu’il y en aura toujours, et de plus en
plus dans nos sociétés.
De son côté, une politique publique de soins ne viserait pas
à supprimer ces mesures d’hygiène : elle viserait principalement à
encourager les toxicomanes à s’émanciper de leur servitude pour enfin soigner
les maux originaires dont ils souffrent et que leur toxicomanie ne fait
qu’aggraver.
François Nicolas
(Collectif Stalingrad
contre les salles de shoot)