Lecture et analyse du « Rapport d’évaluation du Kit-Base »

(EGO — novembre 2004)

 

(15 novembre 2005)

 

Collectif Stalingrad contre les salles de shoot

 

Auto-évaluation

Ce rapport se présente comme une auto-évaluation du nouvel outil de « prévention » mis en place par EGO en 2003 en direction des fumeurs de crack - le « Kit Base » — et distribué gratuitement dans le quartier de La Goutte d’Or par STEP. Ce « Kit Base » est un paquet composé d’une pipe à crack, de 4 embouts, d’une feuille d’aluminium (filtre), de tampons alcoolisés (pour nettoyer le matériel), de crèmes de soin (pour la peau), d’un préservatif et d’un gel lubrifiant…

 

Noter : une fois de plus, l’évaluation est une auto-évaluation, c’est-à-dire une évaluation faite par ceux-là même qui sont à évaluer ! Autant dire que les « résultats » de l’évaluation sont biaisés. Il est ainsi très instructif de comparer les résultats pour le moins contrastés de l’auto-évaluation truquée menée en 2003 par EGO et Coordination Toxicomanies 18ème et de l’évaluation, elle sérieuse, menée par l’OFDT à la même époque de Coordination Toxicomanies 18ème : vous pouvez pour cela vous reporter au rapport présenté ici même le 15 février 2005 : Évaluation de Coordination Toxicomanies 18ème

http://www.entretemps.asso.fr/Stalingrad/Etudes/CT18.htm

 

Pourquoi d’abord un tel « Kit-Base » ? Car il s’agit pour EGO de limiter « les risques encourus par les usagers de crack par voie fumable » (10).

Risques ou dommages ?

Quels sont ces risques ? Ils tiennent (11) d’une part à la consommation de crack en général, d’autre part au mode de vie associé à la consommation de crack.

1) Les problèmes sanitaires liés à la consommation de crack sont déclarés multiples (11).

Ils sont reconnus d’ordres

·       cardio-vasculaires,

·       pulmonaires,

·       neurologiques,

·       psychiatriques (« violentes crises paranoïaques »),

·       déshydratation,

·       diminution de la protection immunitaire.

2) Les risques liés au mode de vie tiennent aux manques de sommeil et d’hygiène, au maniement et au partage du matériel (12).

Bref, on a d’un côté une longue liste de dommages (on sait ici que la consommation de crack entraîne tels dégâts) et d’un autre côté une liste de risques (ouvrant donc la possibilité d’autres dommages). Faut-il rappeler cette chose élémentaire qu’un risque, par définition, n’est pas un dommage, mais un risque de dommage, la possibilité d’un dommage, quand un dommage, lui, est la certitude d’une dégradation !

 

De cette longue liste de désastres, subjectifs et objectifs, à quoi s’intéresse EGO avec son « Kit-Base » ? Nullement aux dommages directs, aux dégâts attestés, aux torts indubitables et irréversibles que le cracké se fait à lui-même en consommant ce poison délicieux mais essentiellement aux dommages mineurs (lèvres et mains abîmées) et réversibles provoqués par le maniement du matériel et aux risques de dommages latéraux (infection) découlant de l’usage du matériel.

Comment EGO orchestre-t-il cette opération ?

Par une série de photos exhibant les blessures apparentes aux mains (13) et aux lèvres (12) et dramatisant ainsi les torts apportés par le matériel, et ce pour mieux faire oublier les dommages, eux irréparables, portés par le produit lui-même (par la matière crack) au cerveau du cracké, dommages qu’on ne saurait illustrer, eux, par des photos-choc !

Quelques perles…

Quelques perles de ce document :

·       Quand Ego parle (p. 10) « d’inhaler plusieurs substances toxiques », c’est pour mentionner « la peinture de la cannette, la cendre utilisée pour fumer et les bactéries qui existent dans le fond de la canette » ! Bref, le crack, comme principale matière toxique, a été effacé par EGO de l’horizon.

·       Quand EGO mentionne les « inconvénients » d’employer un verre comme pipe à crack (10), c’est pour mentionner… les « difficultés de fumer ainsi dans la rue, et le risque d’inhaler de la vapeur » ! Bref, la vapeur, non, mais le crack, oui ! Et grâce au Kit d’EGO, ce sera plus facile de fumer dans la rue (en attendant du moins la prochaine salle de shoot où le confort d’intoxication sera majoré).

·       Quand EGO exhibe par des photos-choc les blessures superficielles des mains et des lèvres, c’est pour s’inquiéter de ce que ces blessures « sont des portes ouvertes à toutes sortes d’infections » (12). Que dans le même temps, les cellules du cerveau soient irréversiblement dégradées n’inquiètent guère EGO, et puis cela est caché au regard du citoyen…

·       Quand EGO réfléchit sur le matériel qu’elle veut pouvoir offrir, c’est dans ces termes (p. 17) :

« La pipe idéale [!] devrait être droite, longue et en verre. Droite pour faciliter le grattage du résidu et ainsi diminuer le risque de coupure aux doigts. Longue pour que la fumée qui passe par la gorge et entre dans les poumons ne soit pas trop chaude. En verre, car les autres matériaux (plastique par exemple), grattés lors de la récupération du reste d’huile, pourraient générer des particules qui seraient alors fumées avec le résidu. Afin de produire une telle pipe, des souffleurs de verre ont été contactés. Malheureusement, le prix estimé à 4 euros la pipe était trop élevé. En outre la fabrication d’un grand nombre de pipes aurait dépassé leur capacité de production. »

Et EGO de s’attrister de ne pouvoir produire cette « pipe idéale » !

·       Quand EGO examine, avec le sérieux du commerçant, l’usage de la feuille d’aluminium pour filtrer la fumée, c’est en ces termes (17) :

« Les usagers mettent souvent de la cendre sur la feuille avant d’y déposer le morceau de crack, une technique que l’équipe décourage fortement car la cendre peut pénétrer dans les poumons et y causer des dommages. »

Où l’on voit qu’EGO se considère bien en état de « décourager fortement » telle ou telle pratique des crackés mais qu’il ne s’intéresse ainsi qu’à la promotion de son matériel, nullement à la matière même (le crack) que ce matériel aide à consommer !

·       Quand EGO se soucie d’éviter les infections collatérales, il inscrit tout cela sous le syntagme « hygiène de consommation » (p. 30), « hygiène du matériel et des mains » (p. 31) et bien sûr jamais d’hygiène de la matière, au cœur pourtant de toutes ces pratiques. EGO ressemble ici au bourreau qui s’enorgueillit de désinfecter les endroits du corps… où il va appliquer la gégène.

Bref EGO opère un tri, draconien, brutal, entre d’un côté les dommages (majeurs, irréversibles) liés au produit, qui laissent EGO indifférent, et les dommages (mineurs, réversibles) ou les risques d’infection qui sont la seule chose intéressant EGO.

 

Bien sûr, ce tri n’est pas justifié. S’il est présent, il n’est même pas thématisé comme tel : il fonctionne désormais comme une évidence idéologique pour tout militant de la réduction des risques. C’est pour lui un axiome qu’il n’y a même plus lieu de rappeler.

Les cinq objectifs d’EGO

Dans ces conditions, quels sont les objectifs de l’action « Kit-Base » qu’il va s’agir pour EGO d’auto-évaluer ?

5 objectifs sont déclarés (15) :

1.     Entrer en contact avec les crackés.

2.     Réduire les risques de VIH et VIC

3.     Mettre en garde les crackés contre les risques liés à la consommation de crack

4.     Susciter la participation des crackés

5.     Faire évoluer le kit proposé

La détermination de ces 5 objectifs n’est pas expliquée, argumentée, justifiée. Pour EGO, tout cela va de soi. Et pourtant ! Reprenons-les un à un et examinons.

1)    Entrer en contact avec les crackés ? Serait-ce donc si difficile pour EGO de rencontrer les crackés, qui peuplent pourtant la nuit les rues du quartier ? Avons-nous eu quelque difficulté à les rencontrer ? Aucune ! Il nous a suffi de nous déplacer, au bon moment (qui, il est vrai, n’est pas celui des heures de bureau) et nous avons pu ainsi nous entretenir de manière approfondie avec une quarantaine d’entre eux (voir notre rapport sur le Samu-toxicomanie).

Ceci indique bien un critère par défaut, une condition non déclarée de cet objectif : le but est que les crackés se déplacent de jour au local d’EGO-STEP. EGO préfère éviter d’avoir à circuler régulièrement la nuit dans les rues pour distribuer son « Kit-Base » et préfère que ce soit les crackés qui viennent dans leur local, aux heures d’ouverture…

Remarquons bien que c’est pour EGO le premier de ses objectifs : pour que ce soit les crackés qui se déplacent de jour et non pas EGO la nuit, il faut attirer le cracké au local d’EGO-STEP, en lui offrant quelque chose qui le dédommage de son effort. Autant dire que le premier objectif d’EGO intéresse l’association comme telle bien plus que le cracké au service duquel on se prétend.

2)    Réduire les risques de VIH et VIC.

La messe est aussitôt dite : foin des multiples dommages mentaux et physiologiques inhérents à la consommation ! Circulez : cela n’intéresse pas EGO ! Ce qui l’intéresse, ce qui lui importe, c’est que les crackés n’attrapent pas le sida et les hépatites. Telle est l’idéologie d’EGO : empoisonnez-vous mais n’attrapez pas le sida !

Autant dire qu’il s’agit là de traiter les crackés somme toute comme des corps animaux, dont on soigne l’apparence (foin des troubles psychiques) et qu’on protège des infections contagieuses (cela, comme dirait Pierre Kopp, coûterait alors trop cher).

3)    Mettre en garde les crackés contre les risques liés à la consommation de crack

On se demande bien selon quelle logique il faudrait protéger les gens de risques possibles et les mettre en garde de dommages certains ! La seule raison : ces dommages certains n’intéressent pas qui leur parle, EGO en l’occurrence.

On perçoit clairement que ce troisième « objectif » constitue pour EGO une simple clause de style. On verra d’ailleurs plus loin comment EGO évalue ici son travail.

4)    Susciter la participation des crackés à cette démarche

Par-delà l’idéologie et la phraséologie de cette association (« santé communautaire »…), la logique de cet objectif se dit très simplement : constituer les crackés en groupe de pression appuyant les intérêts propres à l’association EGO.

5)    Faire évoluer le kit proposé

Le dernier objectif vise à adapter le produit offert par EGO à la demande des crackés en sorte de s’assurer que les crackés se déplaceront bien, aux heures de bureau, pour se le procurer dans les locaux où les salariés d’EGO-STEP les attendent.

 

Il s’agit maintenant pour EGO d’auto-évaluer la réalisation de ses 5 objectifs.

Une méthode

Passons sur la méthode mise en œuvre. Il ne s’agit pas ici de discussion technique : sur ce qu’une évaluation doit être, sur les critères minimaux d’objectivité permettant que l’évaluation ne soit pas purement et simplement un discours d’auto-justification.

Essentiellement EGO-STEP va procéder pour ce rapport par différents questionnaires, adressés comme toujours aux seuls crackés qui accepteront de se déplacer de jour dans les locaux de l’association : pas d’enquête de rue, pas non plus d’enquête de nuit, ce qui pourtant était techniquement très simple à mettre en œuvre…

Au total, EGO-STEP a ainsi rassemblé une centaine de réponses venant de crackés.

L’évaluation des cinq objectifs déclarés

Objectif 1

Il va de soi que l’objectif 1 (entrer en contact avec les crackés en leur offrant gratuitement de quoi se shooter, à la seule condition qu’ils acceptent de se déplacer de jour pour venir dans les locaux d’EGO) a été rempli.

Pour ce faire, 33 kits ont en moyenne (sur le premier semestre 2004) été donnés à 1 500 personnes différentes (p. 20).

EGO constate avec satisfaction que la distribution de son « Kit-Base » a bien augmenté sa clientèle.

D’où le premier « succès » attestable dans cette auto-évaluation :

« Le premier objectif de l’action, à savoir entrer en contact avec les consommateurs de crack par voie fumable, a donc largement été atteint. » (p. 21)

On se demande bien dans ces conditions comment cet objectif aurait pu ne pas être atteint !

Objectif 2

Le second objectif, je le rappelle, est de réduire les risques d’infection.

On l’a vu : EGO thématise cela comme une hygiène de consommation »

Ici les résultats avancés par EGO sont en vérité bien maigres. EGO souligne que cela tient en bonne part au fait qu’il n’y a pas de changements en matière de lieux de consommation (p. 30). Où pointe l’enjeu pour le nouvel EGO de pouvoir offrir un lieu de consommation tranquille : « les personnes se voient contraintes de consommer dans des lieux peu hygiéniques » (p. 31) soit toujours la même sophistique : c’est le lieu, non le produit qui n’est pas hygiénique…

EGO relève ainsi « la limite de la prévention quand la majorité des personnes est contrainte de consommer dans des lieux où il n’y a pas d’accès à l’eau, ni au savon. » (31)

Bref : mieux remplir cet objectif passe par la création d’une salle de shoot. Cela, EGO ne le dit pas ici ouvertement mais se contente d’en distiller subliminalement le message.

Objectif 3

Il s’agit, rappelons-le, de rappeler aux crackés les dangers inhérents aux crack.

Ici l’auto-évaluation devient proprement surréaliste :

EGO constate d’abord une baisse de la polyconsommation mais déclare qu’« on ignore à quoi est due cette diminution » (34). Il est clair, en tout cas, que cela n’est pas dû à l’action d’EGO !

Quand il s’agit d’aller plus loin, EGO écrit : « le nombre de personnes qui savent qu’il y a des risques liés au partage du matériel servant à la consommation de crack a augmenté » (35). Remarquons bien : une fois de plus EGO a subrepticement substitué un objectif à un autre : il ne s’agit plus de prévenir des risques du crack mais des seuls risques du matériel !

Quand, un peu plus loin (page 36) EGO déclare que « 70 % déclarent que le kit leur avait permis de mieux connaître les risques liés à la consommation du crack », c’est à nouveau pour préciser que cela concerne pour la majorité d’entre eux (52 %) les risques d’infection, les dommages cérébraux n’étant même pas chiffrés… Comme le reconnaît pudiquement le rapport au détour d’un paragraphe : « Les risques associés à la consommation du crack, lui-même, ont été moins bien intégrés. » (36). On se demande d’ailleurs bien comment ils auraient pu être mieux intégrés étant donné que les dommages inhérents au produit sont systématiquement minorés dans les documents produits par EGO.

Objectif 4

EGO se désole de n’avoir pu avancer dans son objectif d’avancer, dans cette affaire, dans la voie d’une syndicalisation des crackés : « l’importance du nombre de réunions autour du kit, avant la mise à disposition de celui-ci, a produit chez les usagers un certain sentiment de lassitude. » (36)

Objectif 5

Ici EGO est satisfait de ce que toute cette opération lui a permis d’ajuster son produit — le « Kit-Base » — aux besoins de sa clientèle.

Au total…

Au total pour EGO cette offre a permis de « générer une certaine assiduité dans la fréquentation du programme » (41).

Oui, certes, mais à quoi cette « assiduité » de fréquentation des locaux d’EGO-STEP sert-elle ? S’il s’agit essentiellement de prévenir du sida, que fait EGO dans le dispositif de « lutte contre la drogue et la toxicomanie » ?

Cette assiduité sert-elle à encourager les crackés à sortir de leur dépendance, à leur donner la possibilité de rencontrer des gens prêts à les aider à s’extraire de leur cauchemar ? Il est clair que tel n’est pas le cas.

 

EGO écrit dans ses outils « de prévention » :

« La consommation de crack nuit gravement à la santé. Néanmoins [il fallait oser écrire ce néanmoins !], si vous consommez ce produit, vous trouverez dans ce mode d’emploi des conseils pour réduire les risques liés à cet usage. »

Dans le même temps, sous le titre « Attention danger », EGO ne parle jamais du danger du produit, seulement des dangers du matériel d’usage (« se brûler les doigts » !)…

 

Et EGO de conclure ainsi son auto-évaluation :

« En résumant, l’expérimentation a dépassé les expectatives les plus optimistes. » (43)

Comment mieux indiquer la nature exacte des « expectatives » d’EGO !

 

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