Compte rendu de la rencontre avec le Docteur Jean
Dugarin, directeur du CSST Espace Murger de l’Hôpital Fernand Widal (10°)
(jeudi 8 décembre 2005)
Le docteur Jean Dugarin
(psychiatre) nous a longuement présenté son CSST (Centre Spécialisé de Soins
aux Toxicomanes).
C’est le premier centre de ce
type à avoir été créé (en 1969) et un des très rares, aujourd’hui, à dépendre
directement d’un hôpital de l’Assistance Publique (il n’en existe que deux
autres : dans les hôpitaux Cochin et Georges-Pompidou). Plus encore, il
est le seul à être installé à l’intérieur même du périmètre d’un hôpital et non
pas à sa périphérie (il y en a bien un autre à Paris, mais dans le cadre cette
fois d’un hôpital psychiatrique : celui de Sainte-Anne).
Il faut distinguer ces CSST
des 6 ou 7 ÉCIMUD (Équipes de Coordination et d’Intervention Médicale auprès
des Usagers de Drogues) mises en place à Paris par l’Assistance Publique,
équipes mobiles (entre hôpitaux) et ne recevant pas de toxicomanes en un lieu
qui leur soit propre.
L’Espace Murger était à
l’origine un centre antipoisons qui a progressivement ajouté à son activité de toxologie une pratique visant la toxicomanie (la toxicologie concerne les intoxications accidentelles quand la toxicomanie concerne les auto-intoxications).
Ce CSST a accumulé, depuis
son origine, de 25 000 à 30 000 dossiers de patients pour
une file aujourd’hui active d’un millier de personnes.
Il ne gère pas de lits qui
lui soient propres mais négocie, au cas par cas, une dizaine de lits dans les 4
ou 5 salles des autres services du même hôpital.
Ce fut le premier centre à
mettre en place un programme de substitution à l’héroïne par la méthadone, et
ce dès 1973.
Aujourd’hui une part
significative de son activité concerne toujours les personnes sous substitution
(le plus ancien d’entre eux reste substitué depuis 1973…). Le but de cette
substitution par la méthadone est, pour le Dr Dugarin, de gommer l’effet de manque
tout en assurant au patient une égalité d’humeur, une stabilité de
comportement, la vertu de ce traitement étant alors de faire apparaître les
éventuels troubles psychiatriques sous-jacents jusque-là masqués par le
comportement toxicomaniaque, troubles auxquels l’équipe peut alors s’attaquer
avec les moyens « habituels » de la psychiatrie. Quant aux patients
ne révélant pas de troubles psychiatriques spécifiques, le traitement par la
méthadone leur permet de réengager une vie plus « normale » en termes
de vie tant familiale que professionnelle.
Le Dr Dugarin nous a précisé
qu’à son sens le sevrage de la méthadone n’est guère plus difficile que celui
de l’héroïne (même s’il demande, pour des raisons physiologiques, une durée
double : non plus une semaine mais environ deux) mais qu’il comporte les
mêmes risques : au bout de quelques mois, le toxicomane peut retomber
d’autant plus brutalement dans sa toxicomanie qu’il aura pu croire en être
« guéri » par un simple sevrage.
Il nous a expliqué que si les
centres de post-cures sont en France massivement non médicalisés et pris en
charge par une « triplette » non médicale composée de psychologues,
d’éducateurs et d’assistantes sociales, c’est essentiellement parce que le
corps médical ne s’est guère soucié cliniquement de la toxicomanie.
Un débat s’est alors engagé
sur la responsabilité propre du corps médical, singulièrement de sa composante
psychiatrique, dans l’état actuel de désintérêt clinique et d’inexistence de
soins médicaux en matière de crack.
Le Dr Dugarin nous a indiqué
que les soins psychiatriques en matière de crack sont inexistants faute de
travail médical sérieux permettant de dégager les traits cliniques singuliers
d’une éventuelle « crackomanie ».
Le docteur nous précisait
n’avoir d’ailleurs guère l’occasion de rencontrer des crackés puisque ceux-ci
n’ont pas vraiment de raisons de fréquenter son CSST, sauf en cas de crise
toxicologique aiguë ce qui conduit alors le médecin à ne les traiter que dans
l’urgence sans déboucher ensuite sur un traitement psychiatrique durable.
Le Dr Dugarin nous a détaillé
les difficultés actuelles de la psychiatrie pour penser les troubles mentaux
qui peuvent agir de manière sous-jacente derrière la façade floue et
inconsistante de « la » toxicomanie.
Il tient en effet que
« la toxicomanie » n’existe pas comme telle, ce terme de toxicomanie recouvrant un ensemble inconsistant de traits
parfaitement hétérogènes. Cette position nous a semblé pertinente, certains
d’entre nous étant déjà alerté sur ce type d’inconsistance par le fait qu’en un
même sens il y a lieu de tenir que « l’autisme » n’existe pas, le
terme « autisme » ne faisant que regrouper, sans cohérence clinique,
et dans un grand fourre-tout, des traits hétéroclites.
Nous lui avons alors demandé
ce que la psychiatrie entreprenait pour clarifier ce fourre-tout, pour forger
les nouvelles catégories psychiatriques aptes à dégager ce qui se jouait
cliniquement sous ce terme fourre-tout, et en particulier pour caractériser ce
que serait une éventuelle « crackomanie ».
Il nous a rappelé qu’en
vérité les psychiatres n’avaient guère l’occasion de rencontrer d’éventuels
crackés.
Devant cette objection
récurrente – les psychiatres ne connaissent guère les crackés car ceux-ci ne
viennent pas les voir -, nous lui avons demandé pourquoi certains psychiatres
ne font pas l’effort d’aller les rencontrer sur leur terrain, c’est-à-dire la
nuit dans la rue. Somme toute, il y aurait sûrement lieu de renouer à cette
occasion avec la tradition des « médecins aux pieds nus » : ces
médecins courageux qui, abandonnant toute posture mandarinale (pour le
mandarin, le médecin, loin d’être au service des malades, doit être servi),
vont à la rencontre des malades et ne se contentent plus de les faire attendre
dans les lieux et aux horaires qui conviennent aux seuls médecins.
Le Dr Dugarin nous a répondu
qu’il ne pensait pas qu’une telle perspective serait aujourd’hui susceptible
d’intéresser de jeunes psychiatres.
Il ressort donc clairement de
cette rencontre que les « soins » en matière de toxicomanie restent
en France massivement étrangers à toute véritable clinique médicale, et ce
faute de travail spécifique des médecins.
D’où que s’empare
exclusivement de la dimension « soins » un personnel non médical et
relevant de l’association psychologie-éducation-assistance sociale. Ceci se réalise alors à l’abri d’un glissement
subreptice de sens du mot « soins » au profit d’un « prendre
soin » plutôt que d’un « soigner » — là où la langue anglaise
distingue pour sa part care
(« prendre soin ») de cure
(« soigner ») -.
L’idéologie de la réduction
des risques a cyniquement profité de cette ambiguïté pour promouvoir un
programme de « soins » de nature exclusivement sociale et faisant
l’économie des soins médicaux en matière de toxicomanie — c’est ce qu’une
Nicole Maestracci a longuement promu à la MILDT sous couvert d’une nécessaire
« culture commune » à tous les intervenants : il s’agissait
alors pour elle d’apprendre à ceux-ci à manier une même rhétorique permettant
de dévoyer les mots de « soins » et de « prévention » en
sorte à la fois de tromper les gens et de se mettre d’accord entre
« professionnels » sur l’effectivité réelle de ces termes.
Il semble donc que cette
idéologie ait pris appui sur ce qui apparaîtrait comme une profonde démission
de la psychiatrie française dans sa tâche propre : renouveler un cadre de
pensée spécifiquement psychiatrique sur les troubles mentaux associés aux
pratiques toxicomaniaques.
Le résultat de cette
démission serait que la pratique psychiatrique actuelle aurait réduit le
travail clinique à sa portion congrue, se contentant de remplir un
questionnaire ordonné aux cases préformées par le DSM IV et de prescrire
les médicaments mécaniquement associés aux diagnostics codés et pré-mâchés.
Tout ceci dessinerait au
total un grand vide en matière de soins médicaux concernant le crack ce qui
expliquerait que l’offre publique récente de mettre en place des soins
spécifiques aux crackés n’ait été relevée que par EGO, association
non-médicale, et spécialiste d’un abord exclusivement « social »,
« éducatif » et « psychologique » de la question.
D’où notre propre conclusion
de cette intéressante rencontre : il nous faut enquêter plus largement sur
l’état actuel de la psychiatrie, en particulier dans les deux autres CSST
parisiens dépendant de l’Assistance publique, pour évaluer s’il est vrai qu’il
n’y a plus de psychiatres prêts à se retrousser les manches pour penser cliniquement ces troubles mentaux qui semblent associés, dans de
nombreux cas, à la consommation maniaque de crack : « les psychiatres
doivent faire leur travail clinique ! »
François Nicolas
(Collectif Stalingrad contre les salles de shoot)