La trop dure réalité ou comment faire le mort
Une figure extrême du
consentement
Certains pêcheurs à la ligne, quand la situation
l’exige, excellent dans l’art de l’esquive. Ces mêmes
pêcheurs racontent que le taureau ne piétine pas – en tout
cas très rarement – l’homme couché à terre,
l’homme qui fait le mort.
Il y a trois semaines, je retrouvais un ami que, par
discrétion, j’appellerai A., ami à qui j’avais,
lors d’une discussion au mois de novembre de l’année
précédente, présenté la campagne de notre Collectif
et à qui, dès le lendemain de notre rencontre, j’avais
adressé trois de nos textes : 28 000 000, Cette
campagne est aussi ma campagne et Intervenir sur les marchés ainsi qu’un tract.
Plusieurs
mois de silence s’étaient donc écoulés entre notre
conversation et nos retrouvailles. Retrouvailles qui, je dois le
préciser, étaient de mon fait.
Puisqu’il ne m’en disait rien, je lui demandai ce
qu’il pensait de nos textes. Il fit mine de suffoquer.
Ici, donc, simulation de mort par étouffement.
Puis, tout en marchant car le temps – comme les mots –
semblait lui manquer, il me fit cette réponse :
« Ce n’est pas à moi de te dire ce que
je pense. »
Je lui fis aussitôt remarquer que s’il ne me disait
pas ce qu’il pensait, personne d’autre ne le ferait à sa
place. Je précisai que c’était son avis, à lui, qui
m’intéressait. Mais il resta muet.
Puis, devant mon insistance, tout en marchant, il me dit :
« Ça me transverse. »
Ne comprenant pas le sens de ce mot, je lui demandai de me
l’expliquer. Il fit une mine d’impuissance.
Ici, donc, simulation de mort par transpercement.
Enfin, comme pour clore la discussion en cours, il me dit sur un
ton définitif :
« Il me semble que vous êtes peu nombreux.
C’est un groupuscule. »
Je lui dis qu’effectivement nous n’étions pas
un parti.
Puis nous nous saluâmes et nous quittâmes.
Revenons maintenant sur ces trois répliques et tentons
d’analyser leur contenu :
1) « Ce n’est pas
à moi de te dire ce que je pense. »
Ce que propose le Collectif,
ce que pense le Collectif, A. ne dit pas qu’il n’en pense
rien. Il dit que ce qu’il en pense, ce n’est pas à lui de me
le dire. Je fais donc la supposition que A. me demande de deviner et de
dire à sa place ce qu’il ne veut pas dire.
Dois-je aussi comprendre que penser la
question du Sida en Afrique telle que la pense le Collectif politique Sida en
Afrique est une chose devant toujours être dite par quelqu’un
d’autre et jamais par soi-même ?
Ce serait réduire la question du
Sida en Afrique à un jeu de devinettes entre personnes bien
élevées, jeu qui serait sous-tendu par des formules du
type : « Devine ce que j’en pense, tu sauras qui je
suis » ou « C’est celui qui le dit qui y est ;
si je le dis, j’y suis ; si j’y suis, j’existe.
Merde ! »
Mais qu’est-ce que c’est que
de ne pas vouloir y être ?
C’est refuser d’être
dans le monde. La limite dans laquelle s’inscrit ce refus a pour
nom : mon confort.
Mon confort, c’est de ne rien dire
du monde. De la place qu’y occupent les 29 400 000 Africains
malades du Sida ; de la place que j’y occupe tout en sachant cela.
Villa Mon Confort, c’est vacances
toute l’année.
La pensée s’y repose. Une pensée qui ne
s’affirme pas comme la pensée d’un
« je » est une pensée en vacances.
Quand « je » est un
« tu » : « je » ne pense pas
donc « tu » est (celui qui pense à la place de
« je »).
2) « Ça me
transverse. »
On peut comprendre que :
·
Le discours
du Collectif me transperce (je souffre).
·
Le discours
du Collectif me traverse sans grand dommage (même pas mal !).
·
Le discours
du Collectif me bouleverse (je pleure).
·
Le discours
du Collectif me renverse (je n’en crois pas mes oreilles).
Dans tous les cas, le discours du
Collectif ramène A. à la position qu’il tient dans le
monde. La culpabilité de A. est une des modalités de son
confort – c’est-à-dire que sa culpabilité est sans
conséquence. A. n’engage son corps et sa parole – et
uniquement cela – que le temps d’un
« transversement ».
On peut souffrir, faire semblant d’être courageux,
pleurer, n’en pas croire ses oreilles ou même tout ça
à la fois. Ce qui pose problème, c’est l’acceptation
de toutes ces postures comme se suffisant à elles-mêmes, comme
pouvant couper court à toute discussion, comme pouvant légitimer
que la pensée et l’action paralysées soient une fin en soi.
Pour le dire autrement : les pleurnichements, les
lamentations et les frémissements ne sont pas l’ultime mode
d’action sur le monde.
3)
« Il
me semble que vous êtes peu nombreux. C’est un groupuscule. »
C’est ce que disent
habituellement les gens qui ne sont pas indifférents au nombre –
quand le nombre tient lieu de pensée. A., après avoir
« subjectivement » exprimé son refus
d’exister dans le monde, revient enfin à la raison. On peut dire
qu’il exprime une bonne raison nihiliste de ne pas intervenir dans le
monde.
Pour conclure : la mort plusieurs
fois simulée de A. lui permet d’effacer l’inconfortable
image de 29 400 000 Africains qu’on laisse mourir du Sida.
Mars 2003
Jean-Christophe Legendre