Pourquoi pensons-nous
qu’il faut intervenir ?
Mais plus sur le marché
Richard Lenoir.
Nous abandonnons
l’hypothèse selon laquelle nous ne devrions pas reconnaître
de spécificités aux lieux et selon laquelle le silence
opposé à la question politique, nous le retrouverions partout
comme marque du consentement au discours unanime et consensuel.
Nous pensions que la nouvelle affiche, adresse directe aux
gens, à leur pouvoir de décision, nous permettrait de rompre avec
le silence que nous rencontrions au marché Richard Lenoir. Cette affiche
a bien eu un effet mais pas celui de susciter des discussions. Elle a
renforcé notre isolement dans l’espace et nous a fait
apparaître l’opération du consentement sous toutes les
formes de l’évitement : perte de la nonchalance, sourires
niais, symptômes d’irritation, sourcils interrogateurs,
détournements de regards, têtes baissées, plongeons dans
les chaussures, grands détours, ignorance chosifiante, rappels aux
plaisirs de la consommation. Au-delà de la lassitude provoquée
par le côté systématique et répétitif de ces
figures de l’évitement, nous avons eu tout loisir de tirer des
conclusions sur ce qui les motivait et définissait une spécificité
de ce lieu. C’est le lieu d’un rituel où des individus
viennent jouer aux gens et au réel : acheter de vrais
légumes avec de vrais sous, accompagnés de vrais enfants, jouer
aux parents et au couple, au milieu d’autres individus qui consentent
à jouer le même jeu.
Proposant une position sur les gens, le pays, le monde, nous
étions nécessairement exclus de ce jeu. Faire faire irruption au
réel, sans transition, n’était ni bienséant ni
fair-play. Comme nous l’avions observé lors de nos
premières interventions, au moment des élections
présidentielles et législatives, ces personnes peuvent consentir
à se livrer à une autre coutume : être des citoyens et
des électeurs (nous avions alors quelques discussions). Mais,
confrontés au réel tel qu’il apparaît sur l’affiche,
ils se refusent à être des gens.
Nous en concluons que le silence qui nous
est opposé est définitif et qu’il exprime deux
choses : d’une part, qu’à un certain degré de
consentement il n’y a plus de discours formulé et, d’autre
part, qu’il est nécessaire de maintenir ce silence,
d’ignorer le réel afin de garantir le caractère immuable du
jeu.
L’enquête prend maintenant une
autre forme : trouver les lieux où il y a des gens.
Nous faisons une nouvelle hypothèse
qui est que là où il y a des gens, quelque chose se dit du pays
et du monde.
Cherchant un équivalent à
Bobigny, nous avons décidé de nous rendre, le dimanche
après-midi, aux Puces de Montreuil.
Là, les réactions face
à l’affiche ont été différentes. Nous
n’avons pas été confrontés au silence et nous avons
eu de nombreuses discussions en réponse à notre adresse directe
aux gens. Un vieux monsieur arabe est venu nous dire qu’il savait
pourquoi nous étions là : Parce qu’ici, il y a le
peuple. Une jeune femme
nous a confirmé : Vous avez raison, ici, il y a des gens.
D’autre part, il nous a
semblé que nos interlocuteurs mesuraient la force et la dimension de
notre proposition. Un monsieur nous a dit : Merci de faire ça, mais pas à la manière des
« Merci et bon courage », autres figures de
l’évitement que nous avions déjà rencontrées.
Une dame arrêtée par l’adresse mais doutant du fait que nous
puissions agir dans une situation est, finalement, tombée d’accord
sur l’efficacité et la rareté des discussions.
Efficacité qu’elle a exemplifiée : grâce
à la discussion, sa voisine et elle ont réussi à organiser
le partage du travail de nettoyage du palier (habituellement lieu de conflit)
et même le partage des outils.
Quand les gens sont des gens, ils
accordent de l’importance au fait que nous soyons là et que la
campagne existe. Ce qui n’est pas clarifié, c’est la
manière dont nous allons nous rencontrer sur le mode de la politique.
Lorsque le vieux monsieur nous a parlé du peuple, il a
ajouté : … mais il n’y a que des fantômes,
parce que si tu parles tu meurs ! Parce que, autour, il n’y a que
les assassins et les voleurs. Il a également semblé à la dame qui discute
avec sa voisine que notre mode de distribution (qui consiste à attendre
que les gens viennent chercher le tract) ne nous permettrait pas de faire lever
la tête aux passants qui regardent leurs chaussures. Elle a donc tenté de prendre en
charge la distribution, interpellant individuellement chaque personne.
Ces deux personnes nous ont
transmis leur expérience : l’une a vécu la guerre
d’Algérie, événement indicible ; l’autre
est un vieil ouvrier en France.
Pour une jeune femme, la rencontre a
exprimé autre chose. Elle a d’abord comparé le fait que les
traitements ne soient pas fournis au fonctionnement de son assurance : si
elle ne ferme pas sa porte à clef et qu’elle est
cambriolée, son assureur invoquera le « défaut de
négligence » pour ne pas la rembourser ; il lui semblait
que, de la même façon, on invoquait la négligence pour ne
pas soigner les Africains malades du Sida. D’autre part, elle
établissait un rapport étroit entre les maladies mortelles et
l’argent : Vous n’avez qu’à voir,
l’A.R.C., ils ont détourné tout le pognon, mais ça,
c’est parce que le cancer, c’est une maladie mortelle. Ce sera
pareil pour le Sida. Lui
ayant expliqué que nous n’entendions pas demander de
l’argent mais les traitements, elle nous a répondu : Alors
ça, ça va. Il faut faire une manifestation pour ça, avec
les gens, parce que vous avez raison, ici, il y a des gens. Ce serait mieux
qu’une manifestation contre la guerre en Irak, parce qu’en fait,
nous, nous ne sommes pas des Irakiens ; nous ne demandons pas aux
Américains : par pitié, ne nous bombardez pas ! Ce que nous proposons peut être
son affaire, tout autant que la guerre est l’affaire d’une
Irakienne menacée par les bombardements. Elle était
également sur le mode de la politique quand elle nous proposait une
forme d’action. De même, un habitant d’un foyer du XVe
arrondissement nous a donné les coordonnées d’un mouvement
intervenant dans les foyers qui a décidé de travailler à
penser la question de l’épidémie du Sida en Afrique.
Il nous semble que les Puces
de Montreuil constituent un lieu vérifiant notre nouvelle
hypothèse : il y a des gens, ils se font donc une idée du
pays et du monde. Logiquement, ils nous ont beaucoup parlé de la guerre.
Le temps de nos interventions croise aujourd’hui une
conjoncture nouvelle. Nous pensons qu’une résonance avec la
campagne est possible, qu’un présent est possible. Nous devons
tenir compte de cette conjonction et, pour notre Collectif, de nouvelles
tâches se dessinent : une affiche a déjà
été rédigée et il apparaît urgent de
multiplier les interventions sur les lieux où nous rencontrons des gens.
Mars 2003
Bruno Blanche et Valérie Lozac’h-Legendre