Les intervenants du mois (Février 2003)

 

 

Ils sont deux, honneur à eux, car pour la première fois ce sont des — pour l’instant — inconnus intervenant au cours de notre travail d’enquête : les premiers donc des auteurs, acteurs en même temps que destinataires du travail politique du collectif.

 

Le premier, un lycéen, à la porte du lycée d’A., où maintenant pas mal de gens ont lu attentivement le tract.

— Vous faites un autre travail, en plus du travail de l’association ?

Nous voici donc à la bonne heure dans les questions sur la politique, son processus, ses militants.

Donc. J’ai un travail, où je retourne dans un instant. Ceci, c’est du « travail en plus » que je me donne à moi-même, parce que je l’ai décidé. La politique est un travail gratuit.

Deuxièmement : nous ne sommes surtout pas une association, mais un collectif politique, ou, si vous voulez, un collectif militant.

— Mais avez-vous des subventions ?

Question logique, car qui dit association dit subventions. En général une association s’occupe avant tout de ses subventions : elle travaille donc pour qui la subventionne. Nous ne sommes pas une association, nous ne voulons surtout pas l’être, et personne ne nous subventionne.

Approbation de notre interlocuteur et de son ami. Ils connaissent les associations.

— Mais comment payez-vous les tracts ?

Nous nous cotisons pour le faire, de même que nous nous cotisons pour payer la salle quand nous faisons une réunion.

— Et si on n’a pas d’argent, est-ce qu’on peut quand même participer ?

La réponse est oui, assurément. « participer », comme tu dis, est de loin le plus important. La politique ne dépend pas de l’argent.

 

Le second sort de son autobus et vient directement à nous au terminus de banlieue où nous intervenons, il a lu le tract donné la semaine dernière et a sa question prête :

— D’où vient ce virus HIV ? Vous ne pensez pas que ce sont les Américains qui sont venus faire des expériences et qui l’ont apporté en Afrique ?

Votre question, nous savons que beaucoup la partagent. Paysans haïtiens, nous l’avons lu dans des livres, mais aussi ouvriers maliens, qui n’ont pas affaire directement aux États-Unis, nous l’ont dit ici : « ce sont les Américains qui nous ont envoyé cette maladie ». En vérité, il n’y a pas besoin d’imaginer le virus comme arme bactériologique pour penser la responsabilité politique des États-Unis et des autres pays riches du monde. Il est utile de distinguer l’origine du virus et celle de l’épidémie. Le virus VIH, descendant d’un virus du singe, a une histoire datant probablement de plusieurs centaines d’années, avec non pas un seul événement de transmission originaire mais sans doute plusieurs foyers distincts dans plus d’une région d’Afrique. Autre chose est le développement de l’épidémie du Sida, c’est-à-dire l’extension de la transmission inter-humaine et son développement exponentiel depuis deux décennies (laquelle a par ailleurs un effet propre sur l’agent infectieux, le virus, et sa virulence). L’épidémie, elle, a des causes économiques et sociales (la comparaison souvent faite avec la peste est ici légitime. Le bacille responsable de la peste ne naissait pas avec les grandes épidémies, il était déjà là, mais des situations particulières, guerres, famines, déplacements de gens qui s’ensuivent, etc.. donnaient carrière aux grandes épidémies).

Notre interlocuteur est tout à fait d’accord avec cette thèse. Il est venu à nous, nous dit-il, pour vérifier qu’il en était bien ainsi, et est intéressé à lire un article du virologue français Pierre Sonigo, qui porte précisément sur l’origine du virus et la distinction entre origine du virus et origine de l’épidémie, que nous nous proposons de lui apporter. Mais, ajoute-t-il, il a entendu dire que les Américains étaient venus plus d’une fois en Afrique, faisant aux gens des prélèvements sanguins sans dire pourquoi et repartant. Nous pouvons lui confirmer que tel est bien le cas, y compris dans l’histoire de l’infection VIH, pas mal d’équipes « scientifiques », américaines mais aussi européennes font des « études » sur le virus, sa transmission, etc. en prenant des gens en Afrique comme simple matériau. La « cohorte des prostituées de Nairobi » est à cet égard fort connue dans les colloques de spécialistes du VIH. Ce faisant, ces « scientifiques » américains et européens ne font que manifester leur mépris radical pour les habitants de l’Afrique, et ceux-ci donc ne concluent pas à tort que les blancs transportent avec eux le malheur. Plus récemment, quelqu’un nous rapportait que les gens de villages, dans un pays d’Afrique de l’ouest, disaient tous « cette maladie nous vient parce que les blancs veulent nous détruire nous africains ».

Peut-on dire qu’ils ont tort, qu’ils se trompent ? Ou bien doit-on reconnaître que l’œil du paysan voit juste ? Et bien, malheureusement, force est de reconnaître que quant au fond, le paysan africain voit juste. Certes, le virus n’a pas été inventé pour le détruire ; il est, si on peut dire, « juste l’occasion » de le laisser mourir sciemment, alors qu’il serait matériellement possible de le sauver.

Politiquement donc, le point de vue exprimé là n’est pas faux, il dit la vérité de la situation, et il est important de constater que, en allant juste jusqu’à un terminus de banlieue, on entend cette question qui fait écho au point de vue de millions de paysans du monde.

 

Nous espérons donc que nos deux intervenants du mois pourront se rencontrer ; que des jeunes gens vont se déplacer de plus en plus nombreux aux terminus des banlieues, sur les marchés, dans les cités. Ainsi on se rapproche du monde, et on a chance d’y faire entendre une autre idée.

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