Conversation amicale

 

 

En amont de ce texte, il y a eu une conversation amicale. À cette occasion, une amie déclare qu’elle n’a pas de passion particulière. Son activité professionnelle la satisfait moyennement. Par conséquent, elle se trouve dans une certaine vacuité. Elle constate un consensus ambiant sur différentes questions (la situation politique française, la guerre…). Et elle se demande ce qu’elle peut faire dans ce monde.

 

Ce à quoi j’ai répondu que, dans ce monde, j’ai trouvé quelque chose à faire : participer au Collectif politique Sida en Afrique pour que la France fournisse les traitements aux malades. Mon amie sait déjà que je fais campagne. Elle a eu différents documents : la déclaration initiale, la liste des premiers signataires, des textes écrits par les membres du Collectif, les tracts. Mais il n’y a jamais eu de discussion.

 

Elle m’a posé plusieurs questions :

Qu’est-ce que cette campagne va te rapporter ?

Tu as rencontré quelqu’un qui t’a parlé de cette campagne.

Combien êtes-vous à participer ?

Comment cette campagne va-t-elle évoluer ?

J’ai répondu à mon amie sur ces différents points. Les réponses données oralement sont complétées dans ce texte par des citations.

 

Qu’est-ce que cela va te rapporter ? Tu n’es pas directement touchée par la question, tu n’es pas concernée.

Je ne suis pas porteuse du virus et je n’ai donc pas besoin d’un traitement. Ce fait permet-il pour autant de m’exclure de la campagne ?

Je ne suis pas Africaine. Je ne fais pas campagne parce que je me sens redevable vis-à-vis des Africains.

Je fais campagne car celle-ci me paraît juste et réalisable.

Juste parce que les gens ont besoin d’être soignés. Il paraîtrait sans doute moins étrange de faire campagne pour des Français, je serais sans doute plus concernée et plus proche.

 

Bertolt Brecht

« Ce qui n’est pas singulier, trouvez-le surprenant !

Ce qui est ordinaire, trouvez-le inexplicable !

Ce qui est habituel doit vous étonner.

Discernez l’abus dans ce qui est la règle

Et là où vous avez discerné l’abus

Trouvez le remède ! » [1]

 

Réalisable, parce que les moyens sont disponibles. Les traitements existent et la logistique peut être mise en place. Manque la volonté politique de fournir les traitements.

 

La question n’est pas de savoir ce que cette campagne va me rapporter.

Il s’agit de dépasser le fantasme qu’il n’y a rien à faire dans ce monde et que l’on est impuissant. Cela nécessite de penser et de s’interroger sur ce qui est donné à penser, notamment par la presse.

 

Il est beaucoup plus facile et plus réconfortant de se dire : la situation est terrible, les humanitaires agissent, qu’est-ce que je peux faire ? Je ne peux rien faire, je constate mon impuissance.

 

Saül Karsz, sociologue, à propos du consentement passif (Gramsci) :

« Extrême difficulté sociologique à comprendre que la résignation subjective, voire la jouissance intime vis-à-vis de la domination subie est la contribution des dominés à l’étayage de leur domination. Difficulté à comprendre que cette domination suppose, chez ceux qui en bénéficient, une certaine estime de soi, voire une estime certaine, l’émerveillement devant le spectacle d’un monde et d’une société régis par des inégalités somme toute naturelles. Les gens d’en haut ont « le mal de vivre » (le spleen), tandis que les gens d’en bas ont souvent « du mal à vivre ». » [2]

 

Tu as rencontré quelqu’un qui t’a parlé de cette campagne. On ne fait peut-être jamais ce type de rencontre.

Cela aurait pu être une autre campagne.

Effectivement, il y a eu une rencontre, des discussions, des échanges, puis des lectures et maintenant des interventions. Et il y a eu cette rencontre parce que je pense que j’étais disponible pour cette campagne.

 

Il s’agit de cette campagne et pas d’une autre. Les campagnes ne sont pas équivalentes.

C’est une campagne politique qui parle du monde dans lequel je vis.

Je suis dans ce monde. Le fait, la réalité que 29 millions de gens peuvent mourir ne m’est pas indifférent. Évidence peut-être, mais qui est à dépasser pour agir en fonction de cette réalité et non de celle présentée par le discours humanitaire.

Je suis habitante de ce pays, donc je m’adresse aux gens de ce pays. Si j’étais en Allemagne, je m’adresserais aux gens et à l’État allemands. J’interviens d’où je suis, où je vis. Donc, c’est à la France que je réclame les traitements.

Et il y a un véritable travail politique à faire. Tout un chacun peut agir à son niveau.

 

Étienne Balibar écrit dans Droit de cité [3] que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen « énonce ce qui constitue l’homme en citoyen actif : elle a affaire à la capacité politique que le peuple ne délègue pas, et aux responsabilités qui en découlent pour les individus qui le composent. Elle représente ainsi, au sein même de la Constitution, le « pouvoir constituant » du peuple qui dépasse toute constitution et fonde son caractère démocratique. »

 

Combien êtes-vous à participer à cette campagne ?

Une question de nombre ? Faut-il être nombreux pour mener cette campagne ? Y a-t-il un sous-entendu, combien êtes-vous ? Peu nombreux, donc campagne peu intéressante ? J’exagère peut-être sur l’intention de cette question, mais elle a été posée.

 

À propos du nombre passif et du nombre actif, Alain Badiou : « […] à chaque fois qu’une décision capitale doit être prise, dans l’espace politique, par chacun en son propre nom, les partisans du juste et du vrai sont initialement tout à fait minoritaires, voire électoralement insignifiants. » [4]

Pas seulement une question de nombre, il s’agit de savoir ce que l’on fait. Et c’est un travail. Je ne vais pas distribuer des tracts comme je vais faire mon marché. Chacun intervient à sa manière et selon sa disponibilité, et ce n’est pas une question de temps. Être disponible pour entrer dans cette campagne et pour continuer. Et chercher puis trouver les moyens de s’y impliquer.

 

La question du nombre existe, pour les malades, pas pour les membres du Collectif. Au sujet des victimes des camps, Primo Levi : « […] au point qu’on discute aujourd’hui encore sur le point de savoir si les victimes ont été quatre ou six ou huit millions : mais c’est toujours de millions qu’on parle. » [5]

Nous parlons aussi de millions d’individus. Dans quelques années, y aura-t-il controverse sur 28 ou 29 millions de Noirs ?

 

Comment cette campagne va-t-elle évoluer ?

La campagne a évolué depuis la déclaration écrite en 2000, après la conférence de Durban.

Mon implication dans la campagne est aussi en évolution. J’ai eu tout d’abord besoin de m’informer sur la question du Sida en Afrique. Distribuer des tracts aux gens, répondre à leurs questions, présenter l’objectif de la campagne, écrire un texte qui pourrait être diffusé. Choses que je n’ai jamais faites auparavant. Se penser dans une campagne et la faire.

 

Maintenant, ce qui me paraît essentiel, c’est la vigilance (« surveillance attentive, sans défaillance » [6]) en politique et dans cette campagne.

 

Alain Badiou : « L’essence de la politique réside dans ce en quoi on consent, ou dans ce qu’on affirme. » ; « […] ce n’est pas dire « non » à des abstractions comme « racisme » ou « haine », c’est dire « oui » à des orientations politiques tout à fait précises et rigoureuses. » [7]

 

OUI, la France doit fournir les traitements aux malades du Sida en Afrique.

 

 

Mars 2003

Laurence Delorme



[1] Bertolt Brecht, L’Exception et la règle, Théâtre complet 3, L’Arche Editeur, 1955, 1974, page 30.

[2] Saül Karsz, Le Rapport à la loi, au-delà du père, Séminaire 2003, Déconstruire le Social, page 1077.

[3] Etienne Balibar, Droit de cité, Quadrige / PUF, 1998, 2002, page 19.

[4] Alain Badiou, Considérations philosophiques sur la très singulière coutume du vote, étayées sur l’analyse de récents scrutins en France, Revue Lignes 09, De la possibilité politique et des politiques possibles, date de parution : 12 novembre 2002, pages 30-31.

[5] Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés, Gallimard, collection Arcades, 1986, 1989, page 13.

[6] Définition du dictionnaire Petit Robert 1, édition 1984, page 2093.

[7] Alain Badiou, Idem, page 24.