L’article du mois (février 2003)
Nous avons choisi pour article du mois « L’Afrique aux enfers » par Emmanuel Dupuy, paru dans Le Monde daté du jeudi 6 février 2003, parce qu’il est typique de la campagne de presse actuellement déchaînée contre les sauvages d’Afrique. Nous ne nous étonnons pas de voir servir à cette fin une plume associative (Emmanuel Dupuy est « secrétaire général de l’association Terre Sud 21 »). Cet article a déjà été commenté par nos amis auteurs de plusieurs courriers à la rédaction du Monde et autres rédactions (voir brochure : lettre aux journaux). Chacun fera sans doute sans peine son commentaire personnel, et que ceux qui veulent écrire ne s’en privent pas ! Avec quelle énergie, et quel manque de talent d’aucuns enfoncent le clou « il y a deux mondes ». Chacun verra aussi après cela s’il se sent encore d’attaque pour la tablée de la démocratie ! Quant au propos selon lequel les noirs seraient habitués à mourir et voir mourir leurs proches, du Sida ou d’autre chose, si bien que çà ne les gêne pas du tout, çà ne leur fait pas du tout le même effet qu’à nous, l’auteur de la présente chronique se permet d’ajouter que M. Dupuy n’en a pas la primeur : entendre çà tel quel lui avait déjà coupé l’appétit et la chique, il y a de cela deux ans, à une tablée de médecins lors d’un repas de fin de congrès dans un grand restaurant, offert par un laboratoire pharmaceutique ; c’est pour cela, expliquaient les docteurs, qu’ils recommandent à leurs jeunes internes de recourir aux avis de l’ethnopsychiatrie…
Malgré cela, l’article de M. Dupuy atteint de nouveaux sommets dont il convient de ne pas être privé. Voici ce morceau d’anthologie :
« Au moment
où l’Afrique connaît, en Côte d’Ivoire, les
réminiscences trop bien connues de la guerre civile, du prétorianisme,
du spectre de l’ethnicisme et du paternalisme néocolonial, il faut
— plus que jamais — énoncer les graves maux qui
touchent le continent africain et qui témoignent de
l’incapacité chronique à agir collectivement pour
l’essor du continent africain.
En effet, cette crise est
malheureusement exemplaire : elle recèle tous les
ingrédients qui rappellent les pires heures du génocide tutsi
dans la région des Grands Lacs en 1994, la milicisation du
Congo-Brazzaville en 1999, la destruction de l’État de droit en
Somalie, les soubresauts de conflits ethnico-religieux, à l’image
des rébellions dioulas au Nigéria, chrétiennes au
Sud-Soudan et en Casamance sénégalaise, la sanglante
libération nationale à la mode kabilienne au Congo-Kinshasa ou
encore le chaos libérien ou sierra-léonais en 1995, qui fut moins
créateur qu’apocalyptique.
La première
constatation demeure, malheureusement, le recours devenu systématique
à la privatisation du maintien de l’ordre qui, en Afrique comme
partout ailleurs, relève de l’État de droit. Ce dernier,
devenu moribond, est alors la proie de mercenaires et de milices qui se
partagent les restes de l’espoir d’ancrer durablement la
démocratie en Afrique.
La tribalisation de la
troupe et le développement des milices, souvent sur le mode de
l’utilisation pragmatique des mythes précoloniaux d’essence
guerrière, l’intéressement des mercenaires aux richesses
nationales s’expliquent, dans le cas ivoirien, comme ailleurs auparavant,
par l’incapacité des gouvernements africains à clairement définir
les frontières entre sphères publique et privée,
l’un des éléments constitutifs de la démocratie
partout ailleurs dans le monde.
Certains diront que cette
sous-traitance ponctuelle de la sécurité à
l’instigation des autorités civiles tend à du bon (Note du recopieur : nos excuses pour le style,
digne du contenu. Les grandes causes ont les servants qu’elles
méritent), puisqu’elle
permet de suppléer à la désorganisation ou à
l’anarchie des forces militaires et de maintien de l’ordre,
devenues de toutes façons félonnes à la
légitimité institutionnelle qu’elles combattent.
Cela justifie-t-il pour
autant les exactions, les massacres des populations civiles, le pillage et
l’exploitation des ressources des pays hôtes en échange de
leurs services, comme en témoignent les derniers massacres dans
l’Ouest Ivoirien ?
Les mercenaires
seraient-ils ainsi devenus les nouveaux shérifs du continent
africain ? L’impunité dont ils jouissent et l’arrogance
qu’ils mettent à justifier leur action, en s’imaginant
déjà supplétifs de l’inaction de la
communauté internationale et des Nations Unies à régler
ces conflits, constituent de puissants freins à l’accès
à la démocratie de bon nombre de régimes africains.
L’autre indice de régression manifeste est encore plus
inquiétant, bien que moins évoqué par les médias
occidentaux. Une des conséquences latentes des pandémies, du
développement exponentiel du sida et de la poliomyélite, parmi
tant d’autres sur le continent africain est le jusqu’auboutisme
suicidaire de la plupart des troupes.
La plupart du temps
peuplées d’une cohorte d’enfants-soldats, composants actifs
de bon nombre de forces armées nationales, ou intégrés de
force au sein des milices, ces troupes ne craignent ni la mort ni la souffrance,
qu’elles considèrent comme acquises et inéluctables.
Dès lors, ces combattants de l’extrême — gladiateurs
plutôt que soldats — perdent toute référence
d’ordre moral ou éthique. C’est le triomphe absolu de
l’animalité sur l’humanité et la faillite
parachevée de l’État de droit.
Ne nous trompons pas de
combat. Le caractère profondément
« médiéval » et foncièrement
a-démocratique du drame vécu par les Ivoiriens expose une banale
vérité. L’Afrique ne cesse de régresser
d’année en année, malgré de louables tentatives
visant à sortir le continent de l’ornière.
La fracture sociale,
économique, juridique et démocratique est désormais
béante entre le Nord et le Sud. Sa marginalisation, induite par la
notion du sinistre « Trade but not Aid » (Bill Clinton,
mais son successeur pourrait aisément revendiquer la formule), est
d’ores et déjà consommée.
L’Afrique sort ainsi
progressivement des normes internationales et du développement
commercial pour retomber dans une forme perverse de dépendance et de
subordination à l’égard des anciennes puissances tutélaires
et de celles qui aspirent à le devenir à la place des
premières.
Le chaos ivoirien donnera
peut-être l’occasion unique de restaurer la confiance dans la
capacité des Africains à gérer les crises eux-mêmes,
par la « palabre ». À moins que cette catastrophe
ne préfigure une nouvelle généralisation du
prétorianisme sur le continent. Elle serait difficile à juguler,
car fondée sur une entente de circonstance entre revendications
légitimes de la rue — provoquées par une
paupérisation galopante — et revendications de la troupe
souvent strictement corporatistes ».
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