JEFFREY SACHS ET JOSYANE

 

 

L’économiste américain Jeffrey Sachs s’est fait connaître depuis deux ans par ses efforts sincères et constants en faveur de l’accès au traitement pour les millions de pauvres atteints du Sida dans le monde. Il a montré, chiffres à l’appui, que traiter tous ces gens reviendrait à une faible dépense pour les États-Unis, quasiment une broutille (si je me rappelle bien, par exemple, sa remarquable intervention lors du Congrès Américain sur le Sida à Chicago en 2OO1 — dit CROI —, cela correspondrait pour les américains à un impôt du montant d’une place d’entrée au cinéma – je ne sais plus si c’était avec ou sans les pop-corns, mais lui l’avait calculé et précisé. Son intervention lors de ce Congrès avait été d’autant plus encourageante et heureuse à entendre qu’elle était — pour moi en tout cas — inattendue, et qu’elle se produisait devant une salle de médecins américains et européens parfaitement glacée). Le texte qu’il a signé avec nombre de ses collègues de Harvard en mars 2001 démontre avec précision que le traitement des pauvres des pays pauvres est tout à fait à la portée des riches de ce monde.[1] Suite à quoi s’est développée la ligne adverse, éminemment représentée par exemple par messieurs Marseille et col., dont nous avons traduit in extenso l’article dans cette brochure. L’économiste du Massachussets Institute publiée dans Libération, que nous citons à la fin du texte « le cercle de craie », se réfère aussi explicitement au texte écrit par J. Sachs et ses collègues de Harvard, pour le réfuter. La controverse semble se présenter comme purement technique, comme un débat d’experts économistes sur les chiffres et les coûts estimés. Par exemple, la dame publiée dans « Libé » estime que J. Sachs a fait l’erreur d’extrapoler le coût des soins à partir d’expériences pilotes conduites dans certaines régions pauvres du monde. Elle-même, comme l’épidémiologiste Marseille, part d’une assertion sur le caractère forcément limité du budget qui peut être alloué aux dépenses de santé (sans le chiffrer pour ce qui les concerne), pour en conclure que soigner les gens (les pauvres des pays pauvres s’entend) dépasse les possibilités d’un tel budget, qu’il vaut mieux tout entier consacrer à ceux qui ne sont pas malades et si possible pas encore nés.[2]

 

Jeffrey Sachs, dans son intervention lors du Congrès de Barcelone, s’en est tenu à ce terrain de discussion technique sur les coûts et les chiffres. C’est une question de simple arithmétique, a-t-il dit pour conclure. Soigner les gens qui ont besoin d’être soigné est une bonne chose, et c’est une chose possible, et cela ne coûte pas cher. Il serait temps que l’administration américaine apprenne l’arithmétique !

 

Cet argument sonnait vraiment peu convaincant ! Ainsi, tout le problème tiendrait à ce que l’administration Bush aurait besoin de cours d’arithmétique ?

 

Le lendemain soir, notre petit groupe professionnel se retrouve à la gare et sitôt dans le train, la conversation roule. Il est question de la gratuité des traitements. Bien sûr que l’accès au traitement veut dire traitement gratuit : nous-mêmes, dans notre ville de banlieue parisienne, ne pourrions traiter nos malades si ce n’était pas gratuit. Ce qui est vrai en banlieue parisienne est vrai a fortiori là où les gens sont bien plus pauvres. Au Congrès on a entendu l’intervention d’un Chilien qui rapportait comment, dans une situation où certains seulement ont droit à un traitement gratuit, les malades les plus pauvres s’en vont revendre leurs pilules au marché en échange d’un repas pour le soir ou d’un lit pour la nuit. Pour pouvoir soigner les gens, il faut l’accès gratuit au traitement pour tous ceux qui ont besoin d’être traité : comme cela s’est fait au Brésil. C’est bien ce pour quoi militent les quelques groupes constitués sur cette bataille dans le monde, dis-je. Et de citer l’exemple des Thaïlandais. C’est alors que Josyane, assise à mon côté, intervient brutalement sur le ton de l’indignation et de la colère : « Justement, il y en a qui ne sont pas du tout contents de çà ». « De quoi » ? « Il y en a à qui çà ne plaît pas du tout que les malades du Sida aient droit à des traitements gratuits ». « Mais de qui parles-tu ? » « Beaucoup de gens en Thaïlande ». Et comme nous restons quelque peu interdits, Josyane poursuit, avec dans la voix une émotion grandissante : « Il faut voir que là-bas, les femmes doivent accoucher à la maison, et les femmes meurent en couche, et si quelqu’un n’a pas d’argent, on le rejette tout simplement à la porte de l’hôpital ». « Tu penses », c’est moi qui réponds, « que les gens pourraient être jaloux si les patients atteints du Sida avaient la possibilité d’être soignés, qu’on les considérerait en quelque sorte comme des privilégiés ? Mais cela veut dire, me semble-t-il, que la question de l’accès aux soins pour ceux qui sont atteints du Sida porte avec elle celle du droit à la santé en général : et que le mouvement pour l’accès aux traitements du Sida, s’il progresse, surtout dans des pays où tant de gens sont concernés par l’épidémie du Sida, va plutôt porter en avant la question de l’accès aux soins pour tous en général ». A ces mots Josyane se lève, en proie à l’émotion qui la submerge, et, tout en me lançant sur un ton de colère et de larmes, « j’espère que tu dis vrai », elle sort dans le couloir. Nous restons un instant stupéfaits et interrogateurs, puis nous allons rejoindre Josyane, qui a le nez à la fenêtre et encore quelques larmes dans les yeux, et nous partons ensemble au bar clore cette affaire en la noyant et redoubler de prévenance les uns envers les autres, et avant tout l’une envers l’autre.

 

Qu’est-ce qui a pu provoquer la violente émotion de Josyane ? Qu’elle m’ait soupçonnée de ne m’intéresser qu’aux malades du Sida et de ne pas vraiment vouloir d’accès universel aux soins… cela l’aurait mise en colère, mais ne l’aurait pas fait pleurer. Non, elle-même s’est trouvée prise en compte et en conflit avec tout cela. Personne qui soit plus également attentif à chacun, plus foncièrement et simplement dans la conviction agissante que chacun est le même et aussi compliqué, aussi unique, aussi tragique (car tant par expérience que par penchant elle est sensible aux côtés sombres[3]) que tout autre, que Josyane, qui s’occupe avec constance d’aide à la prise des traitements – un travail qu’elle a entamé, en ce qui concerne les antiviraux, dès l’arrivée des antiprotéases en 1996. Mais ce réel individuel et quotidien n’a pas de connexion avec le système de représentations et d’énoncés qui trament l’univers social dans lequel se meut Josyane – le voyage de vacances en Thaïlande, par contre, si. « Les Thaïlandais » qui ne seraient pas contents, on comprend que c’est elle, de même que c’est à elle qu’elle lance « j’espère que tu dis vrai » — car pour elle, et par ma faute,[4] la contradiction devient en cet instant insupportable, le réel de Josyane d’un côté, de l’autre cette représentation que les Thaïlandais — et donc n’importe qui — ne pourraient quand même pas être comme nous, avoir la Sécurité Sociale comme nous, nous « qui sommes quand même bien en France », comme dit Josyane et tout le monde et surtout en rentrant de Thaïlande. Que deviendrait ce « bien » si tout le monde peut y prétendre : ce bien que justement on sent en ce moment rogné et menacé.

 

Convaincre les gens d’ici que la défense de la sécurité sociale, elle-même l’emblème et le fleuron du « social » français qui est leur bien le plus précieux, ne requiert pas la fermeture et l’abaissement, mais plutôt de s’inscrire dans une proposition universelle : que Robespierre leur va mieux que Pétain ; trouver pour le moins le chemin de ne pas laisser la question informulée et indivise ; aller vers une vraie ligne de partage : il se peut que ce soit impossible, qu’il n’y ait pas de ligne partage à partir du « social ». Aucune mesure en vérité, ni division qui supposerait un fond commun. Mais Josyane, et jusqu’en cela même, a répondu à Jeffrey Sachs : inutile, car cela nous affaiblit, de faire comme si on se trouvait dans une controverse purement technique, inutile d’effacer l’horizon et de faire semblant d’ignorer de quoi il retourne. L’horizon est celui du rapport aux pauvres gens du monde, et la décision sur l’accès aux traitements du Sida engage essentiellement chacun dans son rapport à son propre pays.

 

Parvenus en ce point, force est de remarquer que la ligne de Marseille et consorts est celle qui a pour elle d’être dans le droit fil de la logique du capital. Comme l’a dit Marx dès le début de son gros livre, « il y a un moment où la valeur de la force de travail tend vers zéro ». Si la vie de millions de paysans pauvres d’Afrique et d’ailleurs n’a aucune valeur, si elle ne vaut pas même un seul penny, alors il est bien vain de démontrer à force de calculs arithmétiques que les soigner ne coûterait pas un sac de cacahuètes. Donner une cacahuète est déjà trop pour quelque chose qui ne vaut rien (et qui ne peut, par sa présence et son agitation, qu’être une cause d’ennuis). C’est bien ce que nous disent les Marseille, dames du Massachussets, et autre experts d’Amérique ou d’ailleurs, relayés par la contre-déesse aux mille bouches de la presse et des associations : « il faut avoir le courage de sélectionner (sic) » s’exclamait M. Marty-Lavauzelle, dirigeant de l’association Aides, lors d’un très parisien symposium organisé juste avant le Congrès de Durban ; choisissons donc les riches, ou bien les productifs, ou bien les « classes moyennes », ou les associatifs, au choix, ou bien encore, car c’est plus simple et plus éthique, dit la dame du Massachussets Institute, laissons-les tous mourir dans le même sac.

 

Que peut donc opposer à cela un Jeffrey Sachs ? Au passage, notons que nous avons entendu à son sujet des diatribes « de gauche » tout à fait torves et mal venues, en ce qu’elles ne concernaient pas le contenu de son propos, mais ce qu’il « est ». Il paraît, disait-on, qu’il est lui-même un économiste libéral, pas un héros « anti-capitaliste » de l’anti-mondialisation. Soit. Et ensuite ? En ce qui nous concerne, nous ne saurions nous prononcer sur un « être » des gens – à supposer qu’ils en aient un, nous ne saurions le définir : et qui prétend le faire en politique publie par là, à notre sens, qu’il confond « être » et étiquette parlementaire : de là d’ailleurs un doute sur « l’être » de ceux qui ne votent pas et qui sont hors du champ parlementaire…- ; mais nous nous occupons du contenu des positions et des propositions. Quelle est la position de Jeffrey Sachs, quel est le contenu de sa proposition ?

 

Nous entendons qu’il propose que les États-Unis assument véritablement les responsabilités de leur rang impérial. Or il revient à un empire de prendre soin au minimum de ceux qui lui sont assujettis. L’empire qui dure, pensons à Rome, au minimum fait régner l’ordre, convoque les petits rois et leur dicte leur paix, s’occupe de l’administration et des impôts, donc des routes et du blé. Les États-Unis, s’ils laissent mourir les malades du Sida par millions, ne satisfont pas aux obligations inhérentes à leur puissance mondiale.

 

La discussion sur les obligations de la puissance est politique. Bien sûr ce mot, tel que nous l’employons, est obscur voire dépourvu de sens en anglais, mais ici même le mot « policy » conviendrait, pour indiquer qu’on est là dans un champ de questions autonomes qui doivent être traitées pour elles – mêmes.

 

Subjectiver les lois du capital, comme le propose la position adverse, est-ce une proposition en politique ? Chez nous — entendons sans plus le spécifier un nous de majesté pour les amis du peuple en général —, il y a longtemps que l’idée d’une transition de « l’économie » à la politique a été critiquée. On sait depuis longtemps que « lire le capital » dans tous les sens qu’on veut ne va jamais conduire au « Manifeste Communiste ». (Notons au passage, c’est pourquoi j’inscris « économie » entre guillemets, que le capital, pour ce qui est d’exister çà existe, l’économie, on pourrait demander ce que c’est, en dehors du capital s’entend. « Le Capital » de Marx porte d’ailleurs comme sous-titre « critique de l’économie politique »). Peut-être serait-il temps de remarquer que le service non plus que la critique du Capital ne peut faire politique. Que le corps, dont le cerveau est sans nul doute partie, soit l’ensemble physico-biologique qu’il est est une chose : considérer qu’il en découle que la pensée ou le projet d’une vie ne pourrait être que le penser ou le service de ses fonctions, en est une autre, un symptôme pas très folichon. Qu’on vive dans le capitalisme c’est sûr, qu’il en découle qu’on doive se consacrer à dire la messe du capital, par devant ou derrière, à Davos ou Porto Alegre, en est une autre. Par derrière, çà fait un peu grosse farce : « monsieur du Capital, continuez s’il vous plaît à nous servir la soupe mais évitez de péter trop fort afin de ne pas nous polluer » (mais les tenants de l’antimondialisation se prennent quand même très au sérieux, comme il convient à des gens conscients de ne pas appartenir pour ce qui les concerne à la catégorie des « sans-valeur ») Et par devant ? Côté pile çà fait moins rigolo car la manière de se prendre au sérieux est celle des chemises brunes, « Hitler et sa chemise fécale », comme écrivait Henri Bauchau. Car le nazisme proposait bien une subjectivation des lois du capital, pratiquée de manière conséquente ; la conséquence est guerre et destruction sans frein, car la machine à supprimer les « sans-valeur » ne doit pas s’arrêter et donc doit désigner et fabriquer ses pauvres et faibles au fur et à mesure qu’elle les avale. D’où cette conjonction particulière d’une apparence de rationalisation extrême et d’une authentique folie finalement suicidaire, avec cette accélération très spécifique du processus de destruction, cependant que la notion de puissance et d’empire relève de l’horizon immuable du fantasme — c’est le Reich de mille ans —.

 

Euthanasie, sélections, départs volontaires ou bien aide au retour, et comités d’éthique : à quel point le vocabulaire nazi est aujourd’hui acclimaté, répandu, diffusé, adopté chez les hommes politiques, commentateurs et journalistes de tous les horizons parlementaires en dit long sur leur subjectivité de serviteurs zélés du capital. Mais on a l’impression, que l’analyse des textes et des déclarations aurait à confirmer, que plus le rang du serviteur est bas et son niveau de responsabilité réduit à son strict intérêt personnel, plus l’abandon à ce lexique est important ; cependant qu’un certain niveau de responsabilité d’ensemble obligerait à quelque retenue – ce qui rend compte du cri typiquement associatif d’un Marty-Lavauzelle qui, homme du rang houspillant les timorés de la tribune, s’exclame « il faut quand même avoir le courage de sélectionner ». Si l’analyse le confirmait, cela serait une bonne indication de ce que le champ étatique et politique est spécifique, distinct, non transitif à « l’économie ». « Fondé de pouvoir du capital », peut-être, ou justement, en charge des questions spécifiques du pouvoir, donc d’un rapport institué aux larges masses de la population.

 

De ce point de vue, la ligne défendue par Jeffrey Sachs est la seule raisonnable, eu égard aux intérêts de puissance américains, en ce qu’elle prend en compte qu’il existe un champ politique et étatique spécifique, dans lequel l’existence des larges masses des gens ne peut être tout bonnement barrée ou ignorée. Cependant que la ligne défendue par Marseille et consorts n’a que l’apparence de rationalité, mais la réalité de folie mortifère de qui confond la politique, même de puissance, avec la subjectivation des lois du capital.

 

Si tel est bien le cas, peut-être gagnerait-on à ce que l’opposition soit formulée de cette façon. À quoi on objectera que, si les protagonistes s’en tiennent à l’apparence d’une controverse technique c’est justement parce que l’Amérique ignore la politique,[5] et c’est pourquoi la ligne négationniste et destructrice des Marseille et des Bush tient le haut du pavé. Peut-être ajouterait-on qu’à propos de l’Irak une telle opposition tente de se formuler…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] « Consensus statement on antiretroviral treatment of AIDS in poor countries by members of the faculty and staff of Harvard University »

[2]Je suis moi-même prête à considérer, assumant par ailleurs mon ignorance complète en ces matières, que le virtuel coûte moins cher que le réel, a fortiori le deux fois virtuel (soit : un enfant pas encore né coûte moins cher qu’un enfant qui est là, d’une part, d’autre part une action irréelle – la prévention sans soins « offerte » par les occidentaux- est moins chère qu’une réelle – les soins, qui s’accompagnent forcément de prévention).

[3] « Pobra gentes ! Pobra gentes toda a gentes ! », « pauvres gens ! pauvres gens tous les gens » : toute la strophe de l’Ode Maritime de Pessoa conclue par ce vers traduit si bien le point de vue et l’attitude de Josyane.

[4] « Rapports de classe », à l’hôpital, précis et rigoureux, à repérer pour un film des Straub. Un matin de printemps ma patronne, comme nous traversons la cour ensoleillée, s’immobilise sur un seul pied dans une stupéfaction totale. Je viens de lui dire, « oui, nous en parlions hier en prenant le café », à propos d’une patiente africaine que nous connaissons bien. Ce n’est que nettement plus tard que je comprends quel court-circuit a eu lieu là. Ma patronne, esprit ouvert et progressiste, m’invite à sa table. En lui mentionnant la présence de cette femme à la mienne, je l’ai en quelque sorte d’un seul coup « alignée » avec elle. C’est plus qu’elle n’en peut supporter, j’en connaîtrai les conséquences. À l’inverse, Josyane : elle a bien des raisons d’avoir vis-à-vis de moi des sentiments mêlés, de m’estimer tout en pensant que j’en prends bien à mon aise. Ainsi en arrivant à Barcelone. Elle est bien sûr contente que nous y allions ensemble. Mais il faut qu’en descendant du train, alors que nous déambulons sur les Ramblas à la recherche de notre gîte, je lève les yeux pour voir qu’il y a justement là une exposition sur « le cœur des ténèbres » de Conrad. C’est vraiment extraordinaire. Comment ne pas faire la connexion entre cette exposition et le congrès mondial sur le Sida ? Il serait intéressant de savoir combien de gens venus pour le Congrès ont su que cette exposition existait et ont pu la visiter. En tout cas, il a fallu que çà tombe justement sur Josyane, à peine débarquée, puisque, devant mon enthousiasme et ma surprise à voir ces mots « Conrad, heart of darkness » flottants dans ce premier matin à Barcelone, tout notre petit groupe s’y était volontiers engouffré. L’exposition était bien faite. On y marchait dans un couloir d’images qui donnait l’impression du vapeur remontant dans le fleuve, il y avait des cartes et documents qui ont intéressé tout le monde, et Josyane en particulier, puis vers la fin, un grand panneau de photos coloniales, l’ingénieur des chemins de fer Duschmoll posant dans la forêt au milieu de ses boys, le convoi des prisonniers boulet au pied en route vers la gendarmerie, etc.. Et là j’avais senti que c’était très pénible pour Josyane, aussi m’étais-je approchée d’elle pour lui décrire la fin du livre, la vision des deux femmes, la blonde droite et guindée derrière ses rideaux de velours à Bruxelles, et celle qui se tordait les bras en gémissant au bord du fleuve, pareilles par leur détresse, et là Josyane était rassérénée et tout à fait d’accord, se promettant de lire le livre à son retour.

[5] Parce qu’en fait — pourquoi, comment, depuis quand, çà ne peut être éclairci ici —, l’Amérique, ce n’est pas dans l’espace d’un pays, pour moi c’est sans espace en fait, puisque çà n’est jamais qu’une collection de réserves, (on dirait la revanche des Indiens) où tout le monde est enfermé selon ses pedigrees et attributs, les riches dans leurs réserves de riches, les pauvres dans leurs zones de pauvres ou plus bas en prison ; de toutes façons pour moi ce sont les cercles de l’enfer puisqu’on ne peut pas en sortir. Aussi chacun s’enroule soi-même de plus en plus dans le maillage serré de déterminations et d’attributs, car si c’est la prison des places équivalentes on cherche à y aménager quelque chose qu’on pourra désigner comme un endroit à soi. Pour qu’il y ait un espace ce ne sont pas les kilomètres qui comptent, ce sont les lieux, le pays et l’arrière-pays. S’il n’y a pas de lieux mais seulement des places, finalement équivalentes, il n’y pas de liberté, pas de carrefours, et peu importe l’orientation (comme si un jour nord et sud n’avaient pu que réciproquement s’annuler), il n’y a ni trajet ni rencontre qui ne soit par avance frappé de nullité. Où il n’y a pas de lieux mais seulement des places il n’y a pas vraiment de possibilité de déplacements. Donc pas de politique et pas d’amour non plus, au sens où nous nous l’entendons : mais des identités poursuivies à n’en plus finir. En Amérique beaucoup de gens sont admirables, ils sont peut-être souvent plus courageux, plus chaleureux, plus conséquents qu’ailleurs ; mais moi je ne pourrais m’imaginer assez désespérée pour y rester. Et que viennent faire ici ces considérations oiseuses et personnelles ? C’est que de là on peut comprendre que le discours patriotique, le culte du drapeau ne trouvent pas de mesure à leur enflure – si le pays « en vrai » est introuvable. (comment vouloir en outre que, depuis leurs réserves et casiers, les gens puissent se représenter un monde ailleurs ?) Le gouffre de cette absence à cette enflure, auquel s’adresse un Bush – ne peut être comblé, (et par là on retrouve la matrice hitlérienne) ou encore, on saisit là que le fond manque par trop où devrait s’ancrer l’idée et la pratique de la puissance.

Il y a les romanciers qui s’acharnent à faire être un pays, de Faulkner à Russel Banks en passant par Melville et Hawthorne, et c’est si grand qu’on veut leur faire confiance. Si on est optimiste, on remarquera en outre qu’il y a un peu plus d’air et de possibilité de déplacement chez Russel Banks que chez Faulkner. On ne peut pas dire qu’ils trouvent quelque appui chez les femmes (Hawthorne si !). Mais il y a celles qui font le travail elles-mêmes, à quel prix, comme Carson Mac Cullers ou Mme Welty.

Et puis il y a l’immense, unique Emily Dickinson : « I’m Nobody ! Who are you ? Are you – Nobody- too ?

Then, there’s a pair of us. »