Pourquoi des lettres en réponse à des journaux et magazines de la presse écrite ? [1]

 

 

Des journaux, des magazines sont acquis aux thèses du technico-humanitaire [2], thèses qui se résument à : il est impossible de traiter, dans son ensemble, la question des 28 000 000 d’Africains malades du Sida.

 

Plus précisément, dans les journaux Libération et le Monde, nous relevons, environ depuis début décembre 2002, une constante : les Africains sont responsables de ce qui leur arrive. Leurs dirigeants sont corrompus ; ils ne prennent pas soin de leur santé.

Ce point de vue apparaît au moment où ces journaux qui, depuis longtemps, font allégeance au discours technico-humanitaire, discours du « c’est mieux que rien », discours de l’aide sélective aux malades, laissent entendre que tous les Africains actuellement malades du Sida ne seront pas traités — seuls quelques dizaines de milliers le seront — et que tous les Africains qui ne sont pas encore malades du Sida, et qui le seront à l’avenir, ne seront pas traités non plus. La faillite non avouée du technico-humanitaire en Afrique se mue donc en accusation de l’Afrique comme cas désespérant. À ce propos, notons que le regain d’intérêt journalistique pour l’épidémie du Sida en Asie n’est qu’un symptôme de la désespérance orchestrée du technico-humanitaire en Afrique : il est une façon commode d’oublier l’Afrique.

Oublier l’Afrique, c’est permettre de ne pas traiter la question des traitements antiviraux pour tous, pour tous les malades du Sida dans le monde, où qu’ils soient et quels qu’ils soient. Car oublier l’Afrique, c’est oublier le point central à partir duquel la question du Sida, c’est-à-dire la question des traitements antiviraux pour tous, est universelle. En effet, si l’on pose que chaque vie compte — ce que nous, membres du Collectif politique Sida en Afrique, posons —, vouloir expliquer, comme le font les journaux Libération et le Monde, l’épidémie du Sida par la nature des lieux où elle sévit, par le temps qu’il y fait ou par les coutumes des gens qui y vivent, c’est vouloir traiter de questions qui, habituellement, n’intéressent que quelques touristes et, en l’occurrence ici, quelques touristes de la question du Sida.

Ce que racontent les journaux et magazines du technico-humanitaire — je dis bien : « racontent », car, souvent, ce sont de véritables contes néo-coloniaux que publient ces journaux et magazines — ne sont pas seulement des monceaux de lieux communs et d’idées reçues — est-ce de la bêtise ou de la malveillance ? —, ce sont aussi des discours méthodiquement assénés, des discours pour assommer les consciences, des discours supposés rester sans réponse. Car devant l’énormité d’un discours technique et humanitaire, autrement dit, devant le consensus, que faire ?

 

C’est d’abord parce qu’ils sont supposés rester sans réponse — nous pourrions parler longuement de l’arrogance des tenants du discours technico-humanitaire, qui se comportent et agissent en véritables propriétaires de la question du Sida — que nous, membres du Collectif politique Sida en Afrique, donnons réponse à des articles parus dans les journaux Libération et le Monde, les magazines Elle et les Inrockuptibles.

Et c’est en répondant à ce qui est pensé comme devant rester sans réponse que nous comprenons comment fonctionne ce qui se trouve en face de nous, que nous comprenons comment ne pense pas ce qui se trouve en face de nous. Comment ce qui est en face de nous ne voit pas d’autre possibilité que le technico-humanitaire. C’est-à-dire ne voit rien d’autre qu’une impossibilité.

Notre principe est simple : à chaque fois que la question du Sida en Afrique n’est pas pensée politiquement — volontairement ou involontairement, il n’est pas facile d’en décider —, nous formulons une réponse.

Plus précisément, c’est toujours un « je » qui répond, sous son propre nom et comme membre du Collectif politique Sida en Afrique. Si plusieurs personnes répondent ensemble, et écrivent « nous », c’est l’ensemble des « je » qu’il faut voir dans ce « nous ».

« Je ne suis pas d’accord et je le dis. »

Qu’est-ce que donner réponse à ce qui a été conçu pour n’en avoir pas, sinon affirmer sa singularité, son point de vue singulier sur la question du Sida et poser un « je », imposer un « je » ?

Ce « je » s’adresse à des personnes qui représentent des journaux et des magazines de la presse écrite.

« Je n’écris pas aux courriers des lecteurs. Je ne demande pas à être publié. D’ailleurs, les personnes en question ne me publient pas ni ne me répondent. »

« Je ne cherche pas à occuper le terrain de la presse écrite. Qu’est-ce que je cherche alors ? »

Juste à dire : Attention à ce que vous dites ! Puisque maintenant vous savez. Si vous continuez à faire, à dire, à écrire comme si vous ne saviez pas, vous aurez à rendre des comptes.

Autrement dit : Mesdames les rédactrices, Messieurs les rédacteurs des journaux, des magazines de la presse écrite, vous n’écrirez plus n’importe quoi sans être lus, vraiment lus. C’est-à-dire, vous n’écrirez plus n’importe quoi sans que vos textes soient analysés, « traduits » et commentés. Permettez-moi de m’attarder quelques instants sur ce mot : « traduits ». Le discours technico-humanitaire est le discours consensuel, c’est-à-dire le discours accepté par presque tous en étant vérifié par presque personne. Il nous revient, à nous, membres du Collectif politique Sida en Afrique, et parce que nous le décidons, d’en extraire, pour ainsi dire, l’horrifique moelle, de la mettre en évidence et, par contrecoup, par antithèse, de réaffirmer nos propres thèses.

Répondre de manière négative n’est pas une ligne générale et définitive, décidée une fois pour toutes. Il n’est pas certain que ce qui se trouve en face de nous soit aussi constitué, aussi massif et aussi imprenable qu’il y paraît. Nous envisageons, lorsque s’en présentera l’occasion, s’en présenteront les occasions, de répondre positivement.

C’est pourquoi les réponses que nous adressons à ces publications ne relèvent pas de la polémique. La polémique, c’est la recherche de l’opposition systématique pour jouer un jeu dans lequel il n’y a pas de véritable enjeu. C’est une diversion, un divertissement, une espèce de sport à l’usage d’adversaires qui n’en sont pas, d’adversaires qui, comme au catch, jouent la même partie, acceptent les mêmes règles truquées tout en feignant de se détester. Il y a un bon et un méchant mais, après le match, bon et méchant se serrent la main car ils ont tous deux fait recette. Nos réponses ne relèvent pas de la diversion ni même du divertissement. Même si elles peuvent paraître divertissantes — parce qu’elles disent clairement ce que disent obscurément les articles des publications visées ; c’est le décalage entre la simplicité de l’explication de texte et les sous-entendus du texte visé qui est divertissant —, elles relèvent de la politique. La politique, c’est ce qui permet de dire le réel, de voir la réalité du monde dans lequel nous vivons, de distinguer tout ce qui va dans le sens de ce « voir » : 28 000 000 d’Africains sont malades du Sida et, par conséquent, la France doit fournir les traitements antiviraux à tous ces malades.

 

Ce serait leur donner une importance qu’ils n’ont pas — et là je parle de l’importance de notre bataille politique qui est la seule bataille pour que tous les malades du Sida en Afrique soient traités — de penser que les journaux et magazines du technico-humanitaire, d’emblée, puissent prendre en compte nos réponses.

Néanmoins, nous émettons l’hypothèse que :

1) Notre visibilité par les médias du technico-humanitaire — et non pas médiatique car rien de nous n’est publié et, d’ailleurs, n’est publiable dans les médias actuellement — est effective : ils ne pourront pas dire qu’ils n’avaient pas reçu nos lettres et qu’ils ne connaissaient pas l’existence de nos thèses.

2) En adressant des lettres aux journaux et magazines du technico-humanitaire, nous créons un nouvel espace d’intervention, un espace susceptible de nous concilier quelques consciences singulières, quelques consciences capables de relayer ou de développer nos thèses dans ces mêmes publications.

 

Pour conclure : les thèses de nos adversaires occupent la quasi-totalité de l’espace médiatique. Même si cet espace occupé, et bien occupé, pour l’instant, n’attend rien d’autre que ce qu’il connaît déjà, nous pensons que chacune de nos réponses, chaque franchissement de cet espace clos et confortable, consensuellement protégé, constitue une présence qui rend le confort des confortables moins confortable et l’impensé des impenseurs moins impensé.

Logiquement, nous vous invitons à écrire des réponses aux journaux et magazines du technico-humanitaire, à chaque fois que le Sida en Afrique ne sera pas une question politique, c’est-à-dire à chaque fois que le traitement des 28 000 000 d’Africains malades du Sida ne sera pas envisagé.

 

Janvier 2003

Jean-Christophe Legendre



[1] Ce texte a été lu le vendredi 10 janvier 2003, au C.I.C.P., 21 ter, rue Voltaire, 75011 Paris, à l’occasion de la première réunion publique du Collectif politique Sida en Afrique.

[2] Qu’est-ce que le « technico-humanitaire » ? À la possibilité de traiter les 28 000 000 d’Africains malades du Sida, le discours humanitaire oppose une impossibilité technique : il est logistiquement et financièrement impossible de traiter, dans son ensemble, la question du Sida en Afrique. Pour le technico-humanitaire, la sélection des malades du Sida est tout à fait possible — il vient en aide à quelques milliers d’Africains. Tout en définissant ce qu’est l’humanité — en particulier, l’humanité qui mérite d’être traitée —, le technico-humanitaire se présente comme une goutte de possible dans un océan d’impossible.

On comprend que le discours humanitaire est un discours pour pays riches car ces pays n’ont encore jamais refusé de traiter leurs malades du Sida sous prétexte d’impossibilité logistique ou financière.

Le traitement politique de la question du Sida, seule façon de traiter la question du Sida dans son ensemble, n’est jamais envisagé par le technico-humanitaire. D’ailleurs, s’il l’était, le discours humanitaire ne serait plus ce qu’il est : un discours humaniste au service de la destruction massive de 28 000 000 d’Africains malades du Sida. Moins quelques milliers de rescapés.