Nous sommes heureux de publier cet article que le journal Ouest-France nous a autorisé à reproduire (voir ci-joint le courrier reçu de la rédaction).
2,4 millions d'Africains sont morts du sida l'an dernier. En Ethiopie, on estime à trois millions, dont 150 000 enfants, le nombre actuel de séropositifs. A Dire-Dawa, dans l'est du pays, une jeune femme de 28 ans, Meseret, se bat. Pour sa petite, Caramela, 3 ans, elle aussi contaminée.
DIRE-DAWA. Cette fois, Meseret a craqué. Des larmes
ont recouvert le souvenir de son bonheur perdu. C'était
loin de ce logement qui chauffe sous les tôles dans l'un
des quartiers pauvres de Dire-Dawa. Meseret et Abébé,
son soldat de mari, rêvaient de s'évader d'ici, d'aller
vivre aux Etats-Unis. Il existe une loterie où l'on peut
gagner la fameuse green card, la carte verte, qui donne
le droit d'émigrer là-bas. La chance allait peut-être
leur sourire.
Alors ils sont allés tous les deux passer le test obligatoire
du sida. Et tout s'est arrêté là. Tout. Meseret
a aussitôt été renvoyée de son emploi
de serveuse, au Ras, le grand hôtel de la ville.
« Nous avons eu beaucoup de problèmes, les gens
ne venaient plus à la maison. » Ils auraient
pu se laisser aller au désespoir, se replier tous les deux
autour de la petite Caramela. Abébé et Meseret se
sont au contraire révoltés. En juin 2001, ils ont
créé l'association Tesbirat, Vivre et laisser
vivre. « Nous étions huit seulement au départ.
»
L'association loge depuis peu dans une maison bien située,
à la porte et aux fenêtres bleues, fournie par la
ville. « Nous sommes quarante adultes maintenant avec
cinquante-quatre enfants, dont quatorze ne sont pas séropositifs.
Seulement, ils n'ont plus de parents. » Caramela, qui
aujourd'hui a trois ans et la langue bien pendue, n'a plus son
père non plus : Abébé est mort il y a dix-huit
mois. Il est toujours là, en photo, à côté
d'un symbole éthiopien, le coureur Haile Gebreselassie,
mais Meseret doit poursuivre la lutte sans lui. Le premier combat
est celui de l'entraide. En cet après-midi, une demi-douzaine
de gens discutent dans la maison. « C'est beaucoup plus
grave quand c'est la femme qui s'en va, souligne Meseret,
un homme ne sait pas comment s'occuper des enfants. » Il
demande donc à l'aîné de s'occuper des autres.
« Si un père se retrouve seul avec des petits,
l'association met en place une aide à domicile. »
Une autre bataille, c'est de continuer à lutter contre
le rejet. C'est long, toujours à recommencer, mais ça
vient : « A force de parler, on casse les tabous. »
Enfin, il y a le travail majeur : informer, alerter, prévenir
les autres. L'association, maintenant connue, est sollicitée
par les écoles, des organisations de femmes, le gouvernement
local. Mais il y a du boulot : « Les jeunes savent maintenant,
ils ont l'information mais n'utilisent pas les préservatifs.
» L'association, pourtant, en délivre gratuitement
avec l'aide de la société Trust.
Malgré ce travail, malgré les tests de mieux en
mieux acceptés (et systématiques avant le mariage),
la maladie progresse toujours à Dire-Dawa. L'hôpital
recense quelque six mille cas par an et renvoie régulièrement
des malades vers l'association, à défaut de pouvoir
les soigner. Trithérapie et a fortiori vaccin :
les progrès et les espoirs vécus en Occident ne
sont pas encore arrivés à Dire-Dawa. On n'en parle
même pas.
« Je fais du sport, répond Meseret en souriant
; il ne faut pas se laisser aller. » Avec rien, elle
se battra toujours. Continuera, surtout, à passer ses journées
chez les uns et les autres. Comme chez Rahel. Elle a 37 ans, reste
assise sur son lit qu'elle ne quitte plus. Son mari est mort il
y a quatre ans. « Ça fait un an seulement que
je le sais mais je suis sûrement malade depuis cette
époque-là. » Maintenant, elle «
ne peut que dormir », elle ne mange pas. Où iront
les enfants, assis là, sur le lit ? Meseret s'en occupera
sûrement.
« Je vais voir chaque malade au moins une fois par semaine
; Rahel est faible, je la vois chaque jour », précise-t-elle
en partant chez Zebenaye et Wasyoun. Eux vivent encore tous les
deux avec leurs trois enfants. Ils reçoivent 100 birrs
par mois (environ 5,50 euros), comme les autres malades ; le loyer
en prend déjà 90. La famille et les amis les aident
de temps en temps. « Avant, j'étais maçon,
commence à raconter Wasyoun, maintenant je n'ai plus
de force. »
Meseret passe ensuite chez Siyoum et Jemanesh, sa femme. Siyoum
ouvre la porte, il y a un grand lit vide : Jemanesh est depuis
une semaine à l'hôpital. Meseret a quand même
fini par rentrer chez elle. Elle a continué à parler
de son combat. S'est passé un moment les mains sur le visage.
La fatigue peut-être. Puis elle a enveloppé Caramela
dans ses bras, l'a embrassée dans les cheveux et soudain
a tout résumé : « Je ne vis que pour elle.
»
Michel ROUGER.
Collectif politique Sida en Afrique
Paris, le 5 mars 2003.
Monsieur François Régis-Hutin, directeur et responsable de Ouest-France
10, rue Breil
35000 Rennes
« Nous vous en prions instamment :
Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse !
Qu'en une telle époque de confusion sanglante
De désordre institué, d'arbitraire planifié
D'humanité déshumanisée,
Rien ne soit dit naturel, afin que rien
Ne passe pour immuable. »Bertolt Brecht, L'exception et la règle.
L'article Meseret combat son sida et celui des autres que
vous avez publié le vendredi 21 février dernier
dans votre rubrique Ailleurs nous fait penser que, comme
nous, vous considérez qu'il existe un ici, c'est-à-dire
un lieu où l'on peut décider.
Nous vous écrivons en tant que militants du Collectif
politique Sida en Afrique : la France doit fournir les traitements.
Nous faisons campagne pour l'accès gratuit aux traitements
pour tous ceux qui en ont besoin. Nous considérons que
notre pays se doit de déclarer un état d'urgence
sanitaire mondial et, en conséquence, d'assumer la fourniture
des traitements, avec la logistique nécessaire, au moins
à ses anciennes colonies.
Dans cette campagne, notre première adresse a été
la presse nationale (Le Monde , Libération)
qui a refusé de faire paraître notre déclaration
(ci-jointe). Ce refus nous a amenés à analyser ce
que nous nommons le discours technico-humanitaire sur la question
du Sida, discours dont la presse se fait la chambre d'écho
et les instances nationales, la chambre noire.
Contre ce discours, nous avons élaboré des principes
sur lesquels se fonde notre campagne : toute vie compte ; il y
a un seul monde ; il est possible de penser la situation dans
son ensemble ; l'engagement des pays est décisif ; la politique
n'est pas sous le coup de l'économie ; c'est l'affaire
des gens de ne pas consentir à la mort de 29 400 000 Africains.
Notre idée est, pour que cette campagne aboutisse, de nous
adresser aux gens ici, sous l'hypothèse qu'il appartient
aux gens de penser la situation de leur pays dans le monde. Ce
qui signifie, au regard de l'épidémie du Sida, de
penser la question de la responsabilité de la France en
tant que pays et en tant qu'ex-puissance coloniale vis-à-vis
de l'Afrique et, plus particulièrement, de ses anciennes
colonies. Il est réconfortant de constater qu'un journal
prend en compte l'existence des gens dans leur vie réelle.
Aucun pathos sur les différences culturelles, les mauvais
gouvernements, les murs des Africains, aucune grille d'analyse
néocoloniale de l'Afrique. Non, dans ces lignes, de simples
faits, des gens. Des gens que Michel Rouger nous fait rencontrer
à égalité. On peut percevoir l'admiration
de l'auteur pour la lutte et la radicalité de Meseret.
Contrairement à ce que nous lisons dans les autres journaux,
l'article de Michel Rouger privilégie la vie plutôt
que la mort, le réel plutôt que le discours, les
gens plutôt que les instances.
L'association de Meseret s'appelle Tesbirat, Vivre et laisser
vivre, ce qui, pour nous, représente une autre voie,
opposée au mot d'ordre « Faire vivre et laisser mourir
». Ce mot d'ordre est celui du bio-pouvoir, concept élaboré
par Michel Foucault, en 1976, et dont nous voyons la mise en pratique
opérer des ravages aujourd'hui.
« Vivre et laisser vivre » est aussi un mot d'ordre
opérant pour notre bataille.
Par ailleurs, pour qui, comme nous, répand l'idée
de l'accès gratuit aux traitement et aux soins pour tous,
il est essentiel de noter ce que déclare Meseret : «
« Je vais voir chaque malade au moins une fois par semaine
; Rahel est faible, je la vois chaque jour » (...) ».
En effet, le travail de Paul Farmer, médecin à Haïti
(texte disponible sur notre site : http://www.entretemps.asso.fr/Sida)
montre que les seules contraintes techniques, quant à la
prise de la trithérapie, sont de disposer sur place d'un
médecin connaissant les médicaments et d'un réseau
de gens susceptibles de passer voir les malades fréquemment,
veillant ainsi à l'efficacité des soins. Votre article
nous renforce dans ce que nous pensions à partir du travail
de Paul Farmer, à savoir que le défaut de structure
sanitaire, argument fréquent de l'impossibilité
de l'accès aux traitements dans les pays d'Afrique, n'est
pas réel.
D'autre part, il est important, pour vous comme pour nous, de
prendre en considération la lutte des gens, ce qui signifie
que, par delà l'obligation morale pour les pays riches
d'assumer leur surpuissance en fournissant les traitements, la
situation va évoluer. La France pourrait être mise
en cause, la responsabilité de chacun, mise en évidence.
La déclaration initiale du Collectif politique Sida en
Afrique propose également de défendre la figure
de notre pays dans le monde.
Nous désirons vous signaler l'exception de cet article
qui prend en compte l'existence des gens et des pays. Si on en
mesure les conséquences, il peut permettre de développer
une logique hétérogène à la vision
du monde que propose la presse en général.
Nous vous demandons de façon militante l'autorisation de
reproduire cet article sur notre site et dans notre brochure sur
la presse.
Nous nous tenons à votre disposition si vous désirez
connaître plus précisément notre travail.
« Mais nous vous en prions :
Ce qui n'est pas singulier, trouvez-le surprenant !
Ce qui ordinaire, trouvez-le inexplicable !
Ce qui est habituel doit vous étonner.
Discernez l'abus dans ce qui est la règle
Et là où vous avez discerné l'abus
Trouvez le remède ! »Bertolt Brecht, L'exception et la règle.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur, l'expression de nos
salutations distinguées.