Article de Ouest-France (vendredi 21 février 2003)

suivi de notre lettre à la rédaction

Nous sommes heureux de publier cet article que le journal Ouest-France nous a autorisé à reproduire (voir ci-joint le courrier reçu de la rédaction).


AILLEURS

Meseret combat son sida et celui des autres

2,4 millions d'Africains sont morts du sida l'an dernier. En Ethiopie, on estime à trois millions, dont 150 000 enfants, le nombre actuel de séropositifs. A Dire-Dawa, dans l'est du pays, une jeune femme de 28 ans, Meseret, se bat. Pour sa petite, Caramela, 3 ans, elle aussi contaminée.

DIRE-DAWA. ­ Cette fois, Meseret a craqué. Des larmes ont recouvert le souvenir de son bonheur perdu. C'était loin de ce logement qui chauffe sous les tôles dans l'un des quartiers pauvres de Dire-Dawa. Meseret et Abébé, son soldat de mari, rêvaient de s'évader d'ici, d'aller vivre aux Etats-Unis. Il existe une loterie où l'on peut gagner la fameuse green card, la carte verte, qui donne le droit d'émigrer là-bas. La chance allait peut-être leur sourire.
Alors ils sont allés tous les deux passer le test obligatoire du sida. Et tout s'est arrêté là. Tout. Meseret a aussitôt été renvoyée de son emploi de serveuse, au Ras, le grand hôtel de la ville. « Nous avons eu beaucoup de problèmes, les gens ne venaient plus à la maison. » Ils auraient pu se laisser aller au désespoir, se replier tous les deux autour de la petite Caramela. Abébé et Meseret se sont au contraire révoltés. En juin 2001, ils ont créé l'association Tesbirat, Vivre et laisser vivre. « Nous étions huit seulement au départ. »
L'association loge depuis peu dans une maison bien située, à la porte et aux fenêtres bleues, fournie par la ville. « Nous sommes quarante adultes maintenant avec cinquante-quatre enfants, dont quatorze ne sont pas séropositifs. Seulement, ils n'ont plus de parents. » Caramela, qui aujourd'hui a trois ans et la langue bien pendue, n'a plus son père non plus : Abébé est mort il y a dix-huit mois. Il est toujours là, en photo, à côté d'un symbole éthiopien, le coureur Haile Gebreselassie, mais Meseret doit poursuivre la lutte sans lui. Le premier combat est celui de l'entraide. En cet après-midi, une demi-douzaine de gens discutent dans la maison. « C'est beaucoup plus grave quand c'est la femme qui s'en va, souligne Meseret, un homme ne sait pas comment s'occuper des enfants. » Il demande donc à l'aîné de s'occuper des autres. « Si un père se retrouve seul avec des petits, l'association met en place une aide à domicile. »
Une autre bataille, c'est de continuer à lutter contre le rejet. C'est long, toujours à recommencer, mais ça vient : « A force de parler, on casse les tabous. » Enfin, il y a le travail majeur : informer, alerter, prévenir les autres. L'association, maintenant connue, est sollicitée par les écoles, des organisations de femmes, le gouvernement local. Mais il y a du boulot : « Les jeunes savent maintenant, ils ont l'information mais n'utilisent pas les préservatifs. » L'association, pourtant, en délivre gratuitement avec l'aide de la société Trust.
Malgré ce travail, malgré les tests de mieux en mieux acceptés (et systématiques avant le mariage), la maladie progresse toujours à Dire-Dawa. L'hôpital recense quelque six mille cas par an et renvoie régulièrement des malades vers l'association, à défaut de pouvoir les soigner. Trithérapie et a fortiori vaccin : les progrès et les espoirs vécus en Occident ne sont pas encore arrivés à Dire-Dawa. On n'en parle même pas.
« Je fais du sport, répond Meseret en souriant ; il ne faut pas se laisser aller. » Avec rien, elle se battra toujours. Continuera, surtout, à passer ses journées chez les uns et les autres. Comme chez Rahel. Elle a 37 ans, reste assise sur son lit qu'elle ne quitte plus. Son mari est mort il y a quatre ans. « Ça fait un an seulement que je le sais mais je suis sûrement malade depuis cette époque-là. » Maintenant, elle « ne peut que dormir », elle ne mange pas. Où iront les enfants, assis là, sur le lit ? Meseret s'en occupera sûrement.
« Je vais voir chaque malade au moins une fois par semaine ; Rahel est faible, je la vois chaque jour », précise-t-elle en partant chez Zebenaye et Wasyoun. Eux vivent encore tous les deux avec leurs trois enfants. Ils reçoivent 100 birrs par mois (environ 5,50 euros), comme les autres malades ; le loyer en prend déjà 90. La famille et les amis les aident de temps en temps. « Avant, j'étais maçon, commence à raconter Wasyoun, maintenant je n'ai plus de force. »
Meseret passe ensuite chez Siyoum et Jemanesh, sa femme. Siyoum ouvre la porte, il y a un grand lit vide : Jemanesh est depuis une semaine à l'hôpital. Meseret a quand même fini par rentrer chez elle. Elle a continué à parler de son combat. S'est passé un moment les mains sur le visage. La fatigue peut-être. Puis elle a enveloppé Caramela dans ses bras, l'a embrassée dans les cheveux et soudain a tout résumé : « Je ne vis que pour elle. »

Michel ROUGER.


Collectif politique Sida en Afrique

Paris, le 5 mars 2003.

Monsieur François Régis-Hutin, directeur et responsable de Ouest-France

10, rue Breil
35000 Rennes

Monsieur,

« Nous vous en prions instamment :
Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse !
Qu'en une telle époque de confusion sanglante
De désordre institué, d'arbitraire planifié
D'humanité déshumanisée,
Rien ne soit dit naturel, afin que rien
Ne passe pour immuable. »

Bertolt Brecht, L'exception et la règle.


L'article Meseret combat son sida et celui des autres que vous avez publié le vendredi 21 février dernier dans votre rubrique Ailleurs nous fait penser que, comme nous, vous considérez qu'il existe un ici, c'est-à-dire un lieu où l'on peut décider.
Nous vous écrivons en tant que militants du Collectif politique Sida en Afrique : la France doit fournir les traitements. Nous faisons campagne pour l'accès gratuit aux traitements pour tous ceux qui en ont besoin. Nous considérons que notre pays se doit de déclarer un état d'urgence sanitaire mondial et, en conséquence, d'assumer la fourniture des traitements, avec la logistique nécessaire, au moins à ses anciennes colonies.
Dans cette campagne, notre première adresse a été la presse nationale (Le Monde , Libération) qui a refusé de faire paraître notre déclaration (ci-jointe). Ce refus nous a amenés à analyser ce que nous nommons le discours technico-humanitaire sur la question du Sida, discours dont la presse se fait la chambre d'écho et les instances nationales, la chambre noire.
Contre ce discours, nous avons élaboré des principes sur lesquels se fonde notre campagne : toute vie compte ; il y a un seul monde ; il est possible de penser la situation dans son ensemble ; l'engagement des pays est décisif ; la politique n'est pas sous le coup de l'économie ; c'est l'affaire des gens de ne pas consentir à la mort de 29 400 000 Africains.
Notre idée est, pour que cette campagne aboutisse, de nous adresser aux gens ici, sous l'hypothèse qu'il appartient aux gens de penser la situation de leur pays dans le monde. Ce qui signifie, au regard de l'épidémie du Sida, de penser la question de la responsabilité de la France en tant que pays et en tant qu'ex-puissance coloniale vis-à-vis de l'Afrique et, plus particulièrement, de ses anciennes colonies. Il est réconfortant de constater qu'un journal prend en compte l'existence des gens dans leur vie réelle. Aucun pathos sur les différences culturelles, les mauvais gouvernements, les murs des Africains, aucune grille d'analyse néocoloniale de l'Afrique. Non, dans ces lignes, de simples faits, des gens. Des gens que Michel Rouger nous fait rencontrer à égalité. On peut percevoir l'admiration de l'auteur pour la lutte et la radicalité de Meseret.
Contrairement à ce que nous lisons dans les autres journaux, l'article de Michel Rouger privilégie la vie plutôt que la mort, le réel plutôt que le discours, les gens plutôt que les instances.
L'association de Meseret s'appelle Tesbirat, Vivre et laisser vivre, ce qui, pour nous, représente une autre voie, opposée au mot d'ordre « Faire vivre et laisser mourir ». Ce mot d'ordre est celui du bio-pouvoir, concept élaboré par Michel Foucault, en 1976, et dont nous voyons la mise en pratique opérer des ravages aujourd'hui.
« Vivre et laisser vivre » est aussi un mot d'ordre opérant pour notre bataille.
Par ailleurs, pour qui, comme nous, répand l'idée de l'accès gratuit aux traitement et aux soins pour tous, il est essentiel de noter ce que déclare Meseret : « « Je vais voir chaque malade au moins une fois par semaine ; Rahel est faible, je la vois chaque jour » (...) ».
En effet, le travail de Paul Farmer, médecin à Haïti (texte disponible sur notre site : http://www.entretemps.asso.fr/Sida) montre que les seules contraintes techniques, quant à la prise de la trithérapie, sont de disposer sur place d'un médecin connaissant les médicaments et d'un réseau de gens susceptibles de passer voir les malades fréquemment, veillant ainsi à l'efficacité des soins. Votre article nous renforce dans ce que nous pensions à partir du travail de Paul Farmer, à savoir que le défaut de structure sanitaire, argument fréquent de l'impossibilité de l'accès aux traitements dans les pays d'Afrique, n'est pas réel.
D'autre part, il est important, pour vous comme pour nous, de prendre en considération la lutte des gens, ce qui signifie que, par delà l'obligation morale pour les pays riches d'assumer leur surpuissance en fournissant les traitements, la situation va évoluer. La France pourrait être mise en cause, la responsabilité de chacun, mise en évidence. La déclaration initiale du Collectif politique Sida en Afrique propose également de défendre la figure de notre pays dans le monde.
Nous désirons vous signaler l'exception de cet article qui prend en compte l'existence des gens et des pays. Si on en mesure les conséquences, il peut permettre de développer une logique hétérogène à la vision du monde que propose la presse en général.
Nous vous demandons de façon militante l'autorisation de reproduire cet article sur notre site et dans notre brochure sur la presse.
Nous nous tenons à votre disposition si vous désirez connaître plus précisément notre travail.

« Mais nous vous en prions :
Ce qui n'est pas singulier, trouvez-le surprenant !
Ce qui ordinaire, trouvez-le inexplicable !
Ce qui est habituel doit vous étonner.
Discernez l'abus dans ce qui est la règle
Et là où vous avez discerné l'abus
Trouvez le remède ! »

Bertolt Brecht, L'exception et la règle.


Nous vous prions d'agréer, Monsieur, l'expression de nos salutations distinguées.