Intervenir sur les marchés

 

 

Notre politique se fonde sur des principes et s’adresse à tous. Nous cherchons des lieux où rencontrer tous les gens, quels qu’ils soient. Intervenir régulièrement sur un marché est pour nous, à la fois, soumettre notre politique à l’épreuve du réel et enquêter sur ce réel. Lieu d’enquête et lieu d’intervention, nous définissons un espace et un temps de déploiement pour notre politique.

Nous ne venons pas sur le marché pour faire signer la pétition. Dans un premier temps, la campagne a pris forme autour de la déclaration et du travail de collecte des signatures. Il est apparu que cette seule modalité ne libérait pas d’espace autre que celui délimité par le discours unanime et consensuel de l’aide humanitaire. Nous avons éprouvé, lors de nos premières interventions sur le marché, que nous ne parvenions pas à sortir des limites de cet espace. Nous étions souvent identifiés comme association d’aide, soutenus par des «c’est bien» et des «bon courage». Nous participions d’un espace d’opinions dans lequel certaines thèses apparaissaient, finalement, indiscutables : «il y a deux mondes», «c’est impossible».

Nous venons sur le marché avec une affiche et des tracts. Au départ, nous avons utilisé les documents déjà élaborés par les premiers militants de la campagne (l’affiche portant la déclaration et un tract destiné à des lycéens ; voir annexes). Il s’agissait des supports de la discussion ayant permis que nous devenions militants de cette campagne. Une de nos hypothèses en allant sur le marché était de trouver rapidement de nouveaux militants, susceptibles de nous y remplacer ; nous aurions alors nous-mêmes pu intervenir en un autre lieu. Nous pensions que l’affirmation selon laquelle la France doit fournir les traitements, telle qu’elle était présentée dans la déclaration, pouvait d’elle-même susciter soit l’accord, soit l’adversité. Nous nous sommes aperçus que cette thèse sous-tendait un discours nécessitant un espace d’énonciation que nous devions créer.

Pour cesser d’être englobés dans le discours adverse de l’aide, de la plainte et de la compassion, nous avons rédigé une nouvelle affiche et un nouveau tract (voir annexes). Ce travail d’élaboration nous a révélé la valeur de l’enquête. Au fil des deux mois d’interventions, il nous est apparu que la politique d’aide humanitaire supporte l’opposition et a la capacité de l’inclure dans l’espace de la polémique. Par exemple, des associations comme Act Up organisent une polémique qui n’affecte en rien la politique d’aide humanitaire, mais la commente et l’alimente de façon interne. Ces associations ont pour objet le compte et le nombre, le commentaire des discours de la politique d’aide humanitaire. Cette politique est consensuelle : elle s’appuie sur l’accord du nombre, se justifie par lui et l’organise. C’est pour cette raison qu’elle est véhiculée par les journaux. Être dans l’idée de former un groupe de pression serait donc une erreur tactique. Nous nous placerions alors sur le terrain de notre adversaire et serions soumis au consensus.

Nous proposons des réunions dans un café proche du marché, à la suite de nos interventions. Pour nous, la période n’est pas au nombre mais à la création de l’espace et du temps nécessaires pour penser la situation. Le travail ouvert sur le marché, coïncidant avec celui d’élaboration de la brochure par le collectif, a rendu possible l’écriture d’un troisième tract et d’une troisième affiche (voir annexes). Dans ces derniers, nous opposons, thèses contre thèses, les principes de notre politique aux axiomes soutenant le discours de l’aide humanitaire. Nous ouvrons maintenant un espace, de l’ordre de la pensée et non plus de la polémique, dans lequel peut être mis en doute ce qui apparaissait comme indiscutable.

Notre intervention sur le marché n’est pas épisodique, nous la pensons longue et rythmée. Intervenir longtemps sur un même lieu signifie dépasser le cadre simplement informatif : «des gens pensent». Nous nous installons dans une autre temporalité, celle de nos interventions. Cette temporalité dessine une rupture avec la politique d’aide humanitaire qui propose un cadre intemporel au développement de l’épidémie du Sida et à son analyse. On observe, on se fixe des objectifs en sachant qu’ils ne seront pas tenus. Comme un ricochet, de loin en loin, de temps en temps, de congrès internationaux en congrès internationaux, l’action semble jaillir, même si au bout de son trajet, comme la pierre, elle coulera, laissant les flots lisses d’un temps unique. L’absentement du temps permet de penser l’accès au traitement pour tous et maintenant comme impossible, car toujours sous condition. Notre intervention propose d’inscrire notre politique, et du même coup, la politique adverse, dans sa propre temporalité. Notre intervention sur le marché ne se décide pas en fonction d’une autre conjoncture que la sienne propre. Nous n’intervenons pas en réaction ou en réponse à la politique d’aide humanitaire. Nous rejoindrions les commentateurs insatisfaits du discours, or nous voulons rompre avec l’unanimité en proposant nos principes.

Aujourd’hui, notre hypothèse est qu’en allant sur le marché proposer un nouvel espace et un nouveau temps pour la pensée de la situation, il est possible de rompre avec le consensus et de mettre à nu la dimension de décision politique. Décision politique, c’est-à-dire, finalement, décision individuelle et force subjective. Décision individuelle : rompre avec le discours d’aide humanitaire. Force subjective : développer l’occurrence d’une autre politique.

 

 

Novembre 2002

Bruno Blanche et Valérie Lozac’h-Legendre