Annexe 2 : l’échec en politique fait la victoire du point de vue humanitaire, et l’humanitaire fait, dans ses pompes et ses œuvres, le crime contre l’humanité.

 


Il est peut-être utile de rappeler ici que le processus de sacralisation de l’extermination des juifs d’Europe, qui a conduit à la fin de la guerre à l’invention vocable du « Crime contre l’Humanité » et qui s’est poursuivi ensuite jusqu’au « Grand Sacrifice » — Holocauste et Shoah — a commencé pendant la guerre, en même temps que l’extermination elle-même. La ligne de la sacralisation s’opposait à celle de la lutte politique et militaire pour s’opposer à l’extermination. Avant de se résoudre à mener seuls la guerre qu’ils déclarèrent à l’Allemagne, - la seule guerre déclarée contre la destruction des gens pendant cette guerre mondiale — les dirigeants du ghetto de Varsovie avaient d’abord demandé aux alliés qu’ils fassent tomber des tracts sur les villes allemandes, pour déclarer qu’une ville serait détruite s’il n’était pas mis fin à la déportation de la population juive de Pologne. Ils demandaient à leurs amis de par le monde d’appuyer cette demande par des manifestations. Ils surent alors qu’ils n’avaient pas, en tout cas pas assez, d’amis. Le grand militant Samuel Zygelbojm s’est suicidé en mai 1943 quand le ghetto fut incendié, après avoir en vain « remué ciel et terre », c’est-à-dire réunions et meetings en Angleterre, pour un soutien effectif aux juifs de Pologne. C’est alors qu’il laissa le message suivant, adressé aux dirigeants du gouvernement polonais en exil : « Le dernier acte d’une tragédie qui n’a pas d’égale dans l’histoire se déroule actuellement derrière les murs du ghetto. La responsabilité du crime d’extermination totale des populations juives en Pologne incombe en premier lieu aux fauteurs du massacre, mais elle pèse indirectement sur l’humanité entière, sur les peuples et les gouvernements des nations alliées qui n’ont jusqu’ici entrepris aucune action concrète pour arrêter ce crime […]. Je dois constater que le Gouvernement polonais n’a pas secoué l’opinion publique avec une vigueur suffisante, même quand il a essayé de le faire. Ses démarches, en effet, ont été sans proportion aucune avec le drame qui s’est déroulé en Pologne […]. Je ne saurais continuer à vivre pendant qu’on extermine les derniers débris du peuple juif en Pologne auquel, moi aussi, j’ai l’honneur d’appartenir. Mes camarades du ghetto de Varsovie sont tombés au cours d’une lutte héroïque. Il ne m’a pas été donné de mourir comme eux, ni parmi eux. Je leur appartiens cependant. Par ma mort, je voudrais pour la dernière fois protester contre la passivité d’un monde qui assiste à l’extermination du peuple juif et l’admet. Je sais la valeur infime d’une vie humaine par les temps qui courent, mais n’ayant rien pu accomplir pendant ma vie, je pourrai peut-être par ma mort aider à briser l’indifférence de ceux qui ont la possibilité, ultime peut-être, de sauver les derniers juifs polonais encore vivants. »

La victimisation et sacralisation étaient alors déjà bien avancées dans le « yishouv », c’est-à-dire parmi les juifs installés en Palestine, pionniers de l’État d’Israël. Ainsi l’historien Tom Segev écrit : « Cette tendance à repousser le meurtre des juifs dans le passé, afin de le transcender, rejoignait cette autre tendance qui prévalait alors et qui consistait à tirer les leçons d’une tragédie qui ne s’était pas encore déroulée pour les appliquer à un avenir incertain. Certains dessinaient déjà les plans des monuments à la mémoire des victimes. D’autres, parmi lesquels David Ben Gourion, songeaient déjà aux réparations que le peuple juif allait demander à l’Allemagne après la guerre […] Un ancien délégué aux Congrès Sionistes, Mordechaï Shenhaby, proposa en 1942 que le Fonds National Juif bâtisse un mémorial aux victimes du génocide, « les morts et les héros d’Israël ». Peu après, le projet de mémorial prit le nom qu’il porterait lorsqu’il serait construit quelques années après : Yad Vashem. Les propositions de Shenhaby furent suivies de débats et de correspondances. Un Comité fut mis en place pour les examiner. Il n’y eut pas de manifestation plus claire, plus vulgaire et plus macabre de cette tendance à penser le Génocide au passé : alors que le yishouv discutait de la meilleure façon de commémorer leur souvenir, la plupart des victimes étaient encore vivantes ».

Quelques pages plus tôt, Tom Segev a décrit en ces termes le groupe qui tenta de faire prévaloir l’autre voie dans le yishouv : « À la fin de l’année 1942, un groupe de quelque vingt-cinq écrivains, historiens et intellectuels. se regroupèrent pour tenter d’imaginer des actions afin de développer la prise de conscience du génocide dans le public et demander aux dirigeants du yishouv qu’ils donnent la priorité absolue à leur action. Le groupe prit le nom d’Al Domi (« ne garde pas le silence »). Le groupe adressa des lettres aux dirigeants du yishouv et aux journaux, il publia des communiqués et essaya de mobiliser certaines personnalités à l’étranger… Cette initiative ne connut qu’un faible succès et ne déboucha que sur quelques solutions pratiques, mais la colère était grande et les langues aiguisées. Ils combattirent l’apathie, la complaisance et l’indécision. Ils alléguèrent que tout n’avait pas été entrepris pour les juifs d’Europe. Ils demandèrent la création d’un gouvernement de salut national dans le yishouv. Lors d’une commémoration du souvenir (souligné par moi), l’un des membres du groupe se leva, monta sur la table et se mit à crier. C’était Hehoshua Radler Feldman, connu sous le nom de Rabbi Benyamin. Il fut sans doute le premier à exiger des dirigeants du yishouv qu’ils demandent aux alliés de bombarder les camps de la mort. Il était la voix de la conscience, mais comme c’est souvent le cas, c’est son éclat même qui fit l’objet de discussion. Au lieu de provoquer une discussion sur les thèmes qu’il souhaitait, sa façon de faire devint le principal enjeu du débat. Il nia avoir sauté sur la table… ».

 

Les conférences internationales sur le Sida ont adopté le style de la commémoration religieuse, au moins depuis la conférence de Vancouver, dégoulinant la componction de ses discours sucrés et enrobée dans d’écœurantes étoffes violettes. C’était en 1996, l’avènement de la trithérapie avait cette année-là prouvé que le verdict de mort pouvait être renversé grâce au traitement antiviral. Le motif vocal de cette cérémonie de peu de goût était « one world one hope », deux ans plus tard en 98 il était devenu « bridging the gap ». La Conférence de Durban, en 2000 fut à cet égard aussi une exception, on y battait tambour, remarquons-le, sous le mot d’ordre « breake the silence ». Cette année à Barcelone, pour la cérémonie d’ouverture, les sièges étaient garnis de papiers colorés et de bougies, les participants se voyant invités à agiter les premiers à des moments choisis, puis à allumer et balancer les secondes. Fort heureusement, un groupe de militants espagnols a mis fin à ce pénible office en se mettant à crier des slogans et siffler quand leur ministre de la santé est venu prendre la place de l’officiant. Quel qu’ait été le motif de la controverse, nous leur devons ce bienvenu retour sur terre.

 

Bien entendu, rien ne permet d’en augurer que les morts du Sida se verront élevés dans l’avenir au magnifique rang de Victimes, à l’instar de ceux qui ont eu la grande chance de devenir Victimes de l’Holocauste, ce formidable Sacrifice qui consacre aujourd’hui, paraît-il, la supériorité morale des armes occidentales. Il faut pour un destin posthume si mémorable des titres, et conditions renouvelées. Aussi bien n’est-ce pas notre propos, nous voulons rappeler la lutte, certes combien inégale, mais lutte entre deux voies quand même, qui a eu lieu sur le moment. La victoire de la consécration mortelle sur la lutte politique contre la destruction ne doit pas aller jusqu’à faire oublier qu’il y avait bien deux voies : et que sans doute il y a dû y avoir, chez les quelques qui étaient militants, et quelles que soient les dizaines de raisons pour cela, démesure, désespoir, quelque chose comme un consentement aux mots, partant à la problématique, de la première. Or, comme le vieux lion Mandela l’a encore dit de façon magnifique et simple, alors qu’on le montrait en spectacle, et en cage, pour la clôture de la conférence de Barcelone : certes, nous pouvons critiquer les gouvernements, mais le plus important, me semble-t-il, est de nous retourner vers nous-mêmes et nous interroger sur nos faiblesses, y compris les raisons de nos faiblesses, voire de notre position de mendiants, vis-à-vis d’eux.

 

Le mot de crime contre l’humanité par référence au cas princeps susmentionné se trouve aujourd’hui prononcé par quelques-unes qui veulent en appeler à une prise de conscience de ce qu’on laisse aujourd’hui délibérément périr par millions des gens qui peuvent être sauvés. On l’a entendu lors de la conférence de Durban, et un représentant de Médecins Sans Frontières l’a dit aussi lors de la réunion précédant l’ouverture officielle à Barcelone. La référence la plus claire et la plus développée à cet égard se trouve dans une allocution prononcée l’an passé par le vice-président du Malawi, Justin Malawezi, lors d’une consultation du Fonds Mondial sur le Sida dans son pays. J’en traduis ici l’essentiel : « A chaque minute, tandis que nous siégeons dans cette pièce, dix personnes meurent de ces trois maladies, Sida tuberculose et paludisme. Ce n’est pas seulement effrayant et tragique, c’est aussi scandaleux. C’est scandaleux parce que nous disposons des connaissances, des moyens technologiques et des ressources permettant de répondre au défi du Sida, de la tuberculose et du paludisme, mais que nous n’avons pas encore mobilisé une volonté politique suffisante pour prévenir et traiter ces trois maladies d’une manière adéquate et à l’échelle requise par la dévastation à laquelle est confrontée l’humaine communauté (“the human family”) »… Il conclut son allocution par ces mots : « Les gens souffrent et les gens meurent. Une génération entière d’enfants grandit sans parents. Dix millions de personnes (NDT aujourd’hui c’est vingt) sont morts du Sida, de la tuberculose et du paludisme. C’est un nouvel holocauste. Sans actions sérieuses maintenant, dix autres millions vont mourir. Chaque mort singulière porte accusation envers nos consciences. L’épidémie du VIH / Sida menace la sécurité du monde. Combien de temps le monde est-il prêt à attendre ? Combien de dizaines de millions de personnes doivent encore mourir avant que nous ne traitions la situation sérieusement ? Les futures générations d’historiens discuteront les raisons pour lesquelles le monde aura mis si longtemps à répondre aux problèmes du Sida, de la tuberculose et du paludisme. Ils concluront probablement que ce retard est aussi incompréhensible qu’il est immoral ».[1]

 

Tel que je le lis et vous le présente aujourd’hui, il me semble que ce texte dit assez par lui-même sa boiterie (une boiterie qui est celle de beaucoup des meilleurs) entre indécision et faiblesse politique, et sincère désespoir. Mon argument est de montrer, pour qui est en proie à l’ampleur du désastre, qu’il faut chercher remède dans la clarté et l’appui d’une décision politique (si faible soit on, on peut, comme le vieux lion en cage, en tout cas parler clair et se défaire du « nous » qui entrave) ; et d’autre part, pour qui, fort de sa fermeté politique, serait tenté de ne voir là aucun combat digne de son sens de la démarcation, de montrer que le refus de constituer ce combat politique serait un choix, une décision prise à l’avance en faveur du terrain et donc du crime « humanitaire ». En fait, symétriquement, dans l’un et l’autre cas, le terrain est laissé tout entier à l’adversaire.[2]

 

Cécile Winter

Août 2002-12-05

 

 

Post-scriptum de décembre

Pour la journée du 1er décembre 2002, le journal Libération a titré : « Sida : crime contre l’humanité ». Ces mots sont repris d’une interview de Mr. Feecham, directeur exécutif du Fonds Mondial pour le Sida, qu’on peut lire à l’intérieur de ce même numéro du journal – et aussi  sur notre site internet, car ce texte mérite à plus d’un titre les honneurs. « C’est un crime contre l’humanité », déclare M. Feecham, « l’histoire nous jugera ». Et bien, voilà une fois encore une affaire tranquillement réglée.. L’histoire, avec ou sans H majuscule, n’est pas un juge bien inquiétant. Mr. Feecham peut donc, dans la suite de l’article, montrer à quel point il a bien retenu la leçon d’un autre héros de « l’affaire » précédente, dont « l’histoire » malheureusement n’a pas retenu le nom, le comptable qui, devant le commando du camp d’Auschwitz où se trouvait Franz Marmelade qui avait dérobé, de là son nom à lui, un pot de marmelade pour le jeter aux femmes mourant de faim, s’est écrié : « Comment juifs, avez-vous pu tomber assez bas pour voler la nourriture du peuple allemand ? » Nous commentons ce joli texte sur le site, lui ayant décerné le titre « d’article du mois ». Je souhaite ici marquer combien ainsi la boucle se trouve bouclée quant à l’usage de l’expression de crime contre l’humanité. Mais aussi par conséquent ponctuer ceci. Aujourd’hui, comme dans l’affaire précédente qui a créé cette belle expression, les gens, des millions de gens ne sont pas encore morts, n’en déplaise à M. Feecham, au journal Libération et aux autres amateurs du vocable. Les offrir, comme ils le font, à l’histoire, peu nous importe ses jugements, est un choix qu’ils font aujourd’hui. Mais les gens sont vivants, par conséquent c’est de la politique, il y a un choix présent : on peut choisir, comme nous le faisons et vous invitons instamment à le faire, de mener le combat politique dont l’enjeu est leur vie. Quant à savoir dans quelles poubelles finiront ou non ceux qui les ont déjà passés aux pertes et profits de l’histoire, il faut bien dire que nous nous en contrefoutons complètement



[1] Texte intégral sur http://www.hdnet.org

[2] J’ai moi-même, en proie au sentiment du gouffre, composé en décembre dernier un cantique, en me servant du texte de J. Malawezi et de textes des années de la guerre, puis me tournant vers la « déclaration de Cange »(voir document     ) et vers Tolstoï à la campagne : aveuglément vers le salut de la «  liaison de masse », délimitant ainsi en creux le manque à combler du collectif et de la bataille politiques (« Go down », un cantique 2001)