Cette campagne est aussi ma campagne

 

               Lorsque la campagne se présente à moi, d’emblée, je la reconnais. Je la reconnais pour l’avoir manquée, je ne sais ni où, ni quand, ni comment. Je la reconnais pour l’avoir manquée sous une forme qui n’était pas la campagne. La situation et les nombres qu’elle me présente, ne les avais-je jamais lus, entendus ou vus auparavant ? Alors que je lis la presse, j’écoute la radio et je regarde la télévision. Auparavant j’étais indifférent à la situation, aux nombres. Aujourd’hui, en quoi cette campagne pour que la France fournisse les antiviraux à l’Afrique me concerne-t-elle ? Qu’est-ce qui a changé pour moi ?

               C’est une question de présentation, de réception, d’action.

               Question de présentation. La campagne ne se présente pas seule. Celui ou celle qui l’accompagne la représente et me donne une sorte de garantie. Une garantie sur la réalité de la campagne qui est aussi la garantie de ma propre réalité dans cette campagne. Sans cette présence de l’autre, sans la parole qu’il incarne, la campagne ne serait qu’une abstraction de plus, je ne serais pas plus réel que cette abstraction, qu’aucun corps, aucune parole ne viendrait soutenir.

               Question de réception. Ce que dit la campagne me paraît inouï. Qu’elle ose prendre la mesure de la situation me paraît inouï. Que je n’aie rien entendu ou plutôt rien retenu jusque-là me paraît inouï. Pourquoi n’ai-je rien retenu ? Pourquoi n’ai-je pas pensé : « Cette situation me regarde » ? Prendre enfin conscience de la situation, c’est accepter ce regard qui, loin d’être pesant, libère la pensée, la parole et l’action.

               Question d’action. Quand il me faut dire à d’autres ce que j’ai compris, dans une fac ou sur un marché, je suis sur le fil du rasoir. Je me surprends à douter de la réalité de la situation et de ma propre situation dans cette réalité-là. Je fais exister ma parole dans un corps, dans un rôle que je ne me connaissais pas, je m’approprie des mots qui n’étaient pas les miens. Non pas que je me transforme en machine à militer. La parole que j’invente, à partir de ces mots, me permet d’appréhender le monde : je ne suis plus un spectateur de la situation, je suis un acteur de ma propre situation.

               Peur d’écouter, peur de comprendre, peur de dire ce que l’on a compris. Peur de l’Afrique, peur du monde. Faire campagne pour que la France fournisse les antiviraux à l’Afrique n’est une demande insensée que pour ceux qui situent l’action politique dans une logique de peur. Si cette campagne me concerne, c’est parce qu’elle parle des corps, de tous les corps, et parce que les corps dont elle parle, où qu’ils soient, en Afrique et ailleurs, constituent la réalité du monde.

 

Juin 2002

Jean-Christophe Legendre