LE CERCLE DE CRAIE / PARCOURS — ET SORTIE – DU DISCOURS MONDIAL

 

Il y a le multiple des situations et des pays – pouvoir le nommer monde est à quoi veut aussi contribuer notre bataille -, et il y a le théâtre mondial, monotone, identique, avec ses jours, (les « journées mondiales » pour le Sida, les femmes, les espaces verts, etc.), ses représentations en forme de conférences et ses piètres acteurs, occasionnels, professionnels, les fonctionnaires des instances internationales chargés de « jouer mondial » sur quelques thèmes, pollution, commerce, enfance, et le Sida. J’essaierai tout à l’heure, à propos de la conférence de Barcelone, de mieux saisir la fonction de ce théâtre : pourquoi ces représentations, quel rapport entretiennent-elles avec les situations et les pays, et comment influent-elles sur la situation dans les pays ? Il apparaît d’emblée que les représentations sont destinées à l’opinion publique des pays riches (le prix des billets d’entrée lui est d’ailleurs en approprié). Et au fond, si on se rapporte au système décrit plus haut des axiomes de la voie humanitaire, on comprend que cette forme de production et de dispensation d’un « discours mondial », avec ses instances spécialisées et ses rendez-vous internationaux de plus en plus fréquents est adéquate à son contenu. Cela installe merveilleusement l’irresponsabilité des riches, leur absence de patrie, la forclusion de la politique, et enfin la constitution du couple des deux mondes : il doit y avoir, comme chacun sait, la possibilité de se représenter un Un du deux, sinon les riches seraient inquiets, un monde couplé, et c’est à quoi la représentation pourvoit, avec un terme dominant, imposant sa technique et sa règle, mais aussi impuissant, puisqu’il s’incline démocratiquement devant l’irréductible deux (nous connaissons la vogue du thème de l’autre, la différence, très respectable, etc..). Dans les cours impériales il fallait à la fin produire quand même une décision, même à celle du roi lion de Jean de La Fontaine, mais maintenant l’action est dans la représentation de l’impuissance démocratique, quand il s’agit de la santé ou de la nourriture bien sûr (on commence à comprendre le couplage du Sida avec l’enfance la météo et les baleines).

 

C’est à ce titre donc, puisqu’il fournit la propagande que déversent tous nos journaux et périodiques, que le « discours mondial » (je le nommerai désormais sans guillemets) nous intéresse. Concernant le Sida ce discours a connu trois périodes (nous sommes dans la troisième), marquées comme il se doit par les conférences internationales qui lui sont consacrées. On repère au cours des trois périodes des motifs récurrents : l’annonce de catastrophe, la négation – on peut même dire négationnisme, négationnisme « en temps réel »- et leur synthèse dans le thème du « retard ».

 

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La première période va du début de l’épidémie aux années 96 98, au cours desquelles la preuve est faite que, en utilisant des associations d’antiviraux suffisamment puissantes (ce qui commence en Europe et aux États-Unis en 1996 avec l’arrivée de la classe des antiprotéases), il est possible d’obtenir un contrôle de la réplication virale tel qu’il permet de prévenir la sélection de virus résistants aux médicaments : donc un contrôle prolongé, virtuellement indéfini (auparavant, on utilisait déjà des antiviraux, appartenant à la classe des inhibiteurs de la reverse transcriptase, d’abord l’AZT puis des bithérapies, qui permettaient de contrôler partiellement la réplication virale, ce qui améliorait la situation des malades, mais de façon partielle et forcément transitoire, un an, deux ans, puisque dans ce cas la sélection de virus résistants aux médicaments utilisés, donc l’exhaustion de leur effet, était obligatoire).1996 est donc, pour les personnes atteintes ayant accès au traitement et pour ceux qui les soignent l’année d’une fantastique révolution : car ce qui est en termes biologiques et pharmacologiques le franchissement d’un seuil est pour l’individu atteint la réversion de la mort vers la vie : et l’amélioration clinique, pour les gens qu’on commence à traiter alors qu’ils souffrent déjà du Sida, est quelque chose d’absolument spectaculaire. La traduction en termes de chiffres de santé publique en est aussi spectaculaire et immédiate, diminution de la mortalité de plus de 80 % en une année, chute verticale du nombre des hospitalisations. Désormais l’infection par le VIH n’est plus mortelle, elle est une affection chronique qu’on va pouvoir, et qu’il va falloir, traiter et contrôler une vie durant.[1]

 

Dans cette période, la ligne de l’OMS a d’abord été, en direction des pays africains, un franc négationnisme. Je cite ici la description qu’en donne le Pr. Gentilini, dans une allocution prononcée en 1997 au cours d’une conférence internationale, la dixième en Afrique (voir document Intervention du Pr. Marc Gentilini à l’occasion de la X Conférence Internationale sur le Sida et les MST en Afrique)

« Mesdames, messieurs, je suis résolument pour les organisations internationales mais ayant, avec quelques-unes parmi vous, le privilège d’une présence active, je crois, depuis l’émergence du Sida, je suis à même d’analyser, le recul aidant, les carences, toutes les carences, y compris les nôtres, dans cette tragique aventure. Si l’on pouvait écrire le “bêtisier” du Sida, les pages lourdes de conséquences se succéderaient jusqu’à former un livre !

Elles résultent toutes de la suffisance des élites et des certitudes affichées par celles-ci, de l’incapacité à nous remettre en cause et du déni de la réalité de 1983 à, au moins, 1990. Or, s’il y a une originalité dans cette 10è Conférence, c’est bien celle d’être une révision déchirante, pour quelques-unes au moins, des affirmations d’hier.

Je voudrais au risque de déplaire ou d’agacer prendre quelques exemples.

L’OMS d’abord qui pendant au moins deux années, deux longues années, a nié l’impact gravissime du Sida en Afrique, dérivant l’attention des responsables sanitaires et politiques sur le concept d’un Sida, maladie de pays riches. Je n’ai pas oublié le temps où l’on affirmait que l’affection des homosexuels de San Francisco ou d’Europe n’avait rien à voir avec les priorités de Santé Publique des pays pauvres, piégeant ainsi leurs décideurs dans la place à accorder aux autres maladies : la malaria, la rougeole, les dysenteries les affections respiratoires.

Toutes déclarations qui aboutirent pour une large part à freiner la prise de conscience des autorités des pays d’Afrique, entraînant un retard catastrophique tardivement réparé par la déclaration de Dakar datant de 1992, soit 12 années après le début de la maladie même si l’UNESCO, par l’appel de Venise avait, elle, sonné l’alerte un an plus tôt… »

La négation et le retard. Au passage, notons de quelle façon un homme de bonne volonté se rapporte à une telle conférence : celle-ci est la bonne qui va changer les choses, « pour quelques-unes au moins. » ajoute-t-il. Car ce propos est récurrent d’une conférence à l’autre, et cela se conçoit, puisqu’il s’agit d’actions de représentation qui tiennent lieu d’action tout court, ce sont les actes du discours. De même, le passage d’une période du discours mondial à une autre va être marqué par la création d’une nouvelle instance internationale dévolue au sujet. Création de l’ONUSIDA qui s’ajoute à l’instance habituelle en matière de santé, l’OMS, pour la première période. Pour le passage de la seconde à la troisième, ce sera la création du Fonds Mondial promu par Kofi Annan. Toute la question est dans le « quelques-uns au moins », qui atteste d’un rapport de l’auteur de ce texte au réel, reste à savoir qui sont ces quelques-uns et ce qu’ils font, sont-ils capables de sortir pour de bon du piège labyrinthique du discours mondial, le veulent-ils pour de bon : cela se juge très loin des salles de conférences.

La négation et le « retard » de la première période donnent la mesure de ce qu’est le débat qui paraît-il structurera la « discussion mondiale » dans la période suivante : prévention ou traitement (pour le monde pauvre s’entend). Puisque nous remarquons ici que dans la première période, en l’absence de traitement efficace, le mot d’ordre de l’instance internationale était : pas de prévention ! Dans la deuxième période, c’est devenu : pas de traitement, faites de la prévention

 

Pas de traitement quoi qu’il en soit est le mot d’ordre de l’OMS dès le début des années 90, quand les premiers traitements retardent l’évolution de la maladie, et quand on prouve que l’AZT seule diminue de moitié le risque de transmission de la mère à l’enfant. J’ai malheureusement perdu le texte de la déclaration de l’OMS imprimée dans « Le Monde », mais elle date de cette période là, qui déclarait fièrement : pour juguler l’épidémie du Sida, les traitements sont la solution pour le nord, le vaccin pour le sud. À cette petite différence près que les traitements existaient dès cette époque tandis que le vaccin n’existait pas même à l’état de concept, et il en va exactement de même aujourd’hui. Le maniement propagandiste du mot vaccin dans l’histoire de l’épidémie du Sida a quelque chose d’extraordinaire par sa constance comme par son impudence. Je le mentionne une fois pour toutes ici, puisque l’agitation de ce hochet propagandiste a commencé avec l’épidémie et se poursuit, ponctuée de shows télévisés, avec la même absence de vergogne. (En 1992, lors de la conférence internationale d’Amsterdam, nous avions été effarées, une amie virologue et moi, de voir un orateur du fameux NIH - National Institute of Allergy and Infectious Diseases, USA - sortir des diapositives donnant des chiffres correspondant au nombre de vies qui seraient épargnées en l’an 2000 grâce au fameux vaccin.[2] Les choses en étaient-elles là, avions-nous pu manquer une nouveauté scientifique aussi importante ? Mais non, ce que nous ignorions alors, c’était l’effronterie possible dans une conférence que nous imaginions encore à l’époque « scientifique ». Il n’y avait rien de nouveau, c’est-à-dire pas l’ombre du début d’une intelligence de la question, il s’agissait de la promotion « d’essais vaccinaux », soit l’injection de quelques supposés antigènes, que la firme américaine Genetech comptait engager, sous l’égide de l’OMS, en Ouganda au Brésil et en Thaïlande. Il apparut assez rapidement que cette conférence d’Amsterdam était essentiellement destinée à ladite promotion. En 2000, quand on a vu le représentant de commerce Bill Clinton, alors président des États-Unis, promettre – sic !- un vaccin pour 2007 cette fois, le « discours-vaccin » aurait pu une bonne fois être classé où il se doit. Je ferme ici la parenthèse vaccin de ce rapport).[3]

 

Le texte de M. Gentilini à Abidjan poursuit par la remarque que la Banque Mondiale « dit aujourd’hui avec des arguments patents le coût énorme des traitements » : nous sommes déjà dans la deuxième période ; puis se tourne vers la nouvelle ONUSIDA, lui proposant d’être « révolutionnaire » plutôt que réaliste…

 

« Le Monde » du mercredi 25 novembre 1998, lui, reste résolument dans la première période. En matière d’annonce de catastrophe, il ne lésine pas, en matière de négationnisme non plus. À aucun moment, ni dans l’article de page 1 sous le titre : « Sida et tuberculose : l’alerte mondiale », ni dans l’article de page 2, sous la plume de Jean-Yves Nau : « Sida : la pandémie progresse de manière presque inexorable » (voir ces articles in extenso document), le mot médicament, traitement, thérapeutique, que sais-je, n’est prononcé. À lire ce journal bien informé, en novembre 1998, on peut croire que le Sida est une maladie aussi inaccessible à la thérapeutique que l’était la peste pour les gens du Moyen-Âge. Le monde pauvre est bien un autre monde, pour M. Nau et son journal, deux ans après la victoire thérapeutique qu’a connu le monde riche, la question du traitement n’y existe même pas, le mot traitement ne le concerne même pas.

 

Pourtant M. Kouchner a officié. Il a lancé à grand bruit, justement lors de la conférence d’Abidjan en 1997, un Fonds Thérapeutique International, et le leadership humanitaire français a été dûment salué, surtout dans les colonnes de Libération. Dans la pratique, cela a consisté à traiter peut-être trois cents personnes en Côte d’Ivoire, mais attention, çà n’est pas négligeable, il ne faut pas conclure que cela n’était qu’effet de manche, car M. Kouchner, ignorait-il lui aussi l’histoire de la thérapeutique dans l’Occident dont il se veut le fer de lance humanitaire, a choisi pour les Africains de traiter par bithérapie.[4] Pour qui pourrait s’imaginer que les lois de la sélection naturelle des virus diffèrent quand le virus infecte un nègre (ce que beaucoup apparemment croient sincèrement chez les experts, puisqu’ils trouvent nécessaires de refaire en Afrique des essais thérapeutiques dont les résultats sont connus de longue date quand il s’agit des Blancs – cf. à ce sujet aussi le texte de M. Gentilini), voici une conclusion à garder en mémoire. Je la tire d’un compte rendu de la dernière conférence africaine (XII CISMA Ouagadougou novembre 2001) : « Bithérapie ou Haart ? (Haart est l’abréviation anglaise pour association d’antiviraux efficace) Les tests de résistance ont tranché. Inquiétante, la résistance aux antirétroviraux se devait de figurer dans les sujets abordés lors de cette XII CISMA. 75 % des patients infectés par le VIH1 inclus dans l’étude présentée par EC Blié – sous-thème 4, session orale 11DT4- présentaient une résistance génotypique pour au moins une molécule de la classe des inhibiteurs de la reverse transcriptase ou de la classe des antiprotéases. Âgés de 30 à 50 ans, tous originaires d’Abidjan, ces patients ont vu progressivement leur charge virale remonter. La plupart d’entre eux étaient sous bithérapie antirétrovirale depuis seulement 6 mois… Les résultats obtenus chez les patients en bithérapie ont clairement montré la prévalence augmentée des résistances avec ce type de traitement ; en revanche les traitements HAART diminuent ce risque ». Eh oui, merci encore M. Kouchner. Je ne le cite pas seulement à titre d’illustration de l’irresponsabilité humanitaire, dont c’est un remarquable exemple. Kouchner est-il concerné par l’avenir des traitements en Côte d’Ivoire ? L’humanitaire passe, ses effets restent : les résistances virales ne sont pas réversibles. Le tir humanitaire peut tuer pour plus tard. Il faudra s’en souvenir dans l’analyse des enjeux d’aujourd’hui et du discours mondial à Barcelone.

 

« À Vancouver, nous nous sommes révoltés » : ainsi parle le Pr. Ndoye de Dakar lors d’un symposium organisé par un laboratoire à bord d’un yacht ancré devant la Tour Eiffel le 21 juin dernier. Il a été invité à présenter l’expérience sénégalaise, sur laquelle je reviendrai. En fait, dit-il, la création du programme national sénégalais consacré au Sida date de 1986. Fort heureusement le Sénégal n’a pas suivi à cette époque les conseils de l’OMS. L’Ouganda ne les a pas suivis non plus. Depuis, ces deux pays sont partout cités en exemple comme ceux qui ont connu un succès en matière de prévention : comme aime à le redire aujourd’hui le discours des experts mondiaux : pour avoir quelque chance de succès en matière de prévention dans un endroit donné, il faut commencer tôt, avant que l’épidémie n’ait pu se développer..

 

 

 

 

Après 1996, les jours passants il devient difficile d’omettre simplement les traitements et le désir de tout malade d’y accéder, donc le discours mondial est devenu ; les traitements ne peuvent pas être accessibles aux pauvres. Ils sont trop chers, ils sont trop compliqués, les Africains sont incapables de prendre des comprimés.[5] Ainsi en 1997 au lendemain de la conférence d’Abidjan Libération titre : « Devant l’échec de la prévention, l’Afrique en quête de soins (voir document) avant de conclure son dossier par l’interview du Dr. Fransen, qui « gère la lutte antisida à l’Union Européenne », sous le titre : « L’Union Européenne cible la prévention ». Le dossier que le journal Le Monde consacre au compte rendu de la conférence africaine de Lusaka l’année suivante mérite d’être lu in extenso (voir document). On peut y apprécier la délicate ironie de la première page du 198 septembre 1999, avec « La liste des 286 médicaments inutiles » comme gros titre puis en bas de page « La conférence sur le sida en Afrique s’achève dans la déception et l’amertume », la mention : « au lieu de cela (qu’on espérait) des menaces (souligné par moi) de l’Afrique du Sud de ne pas respecter les brevets des industriels pharmaceutiques afin de fournir un traitement à ses 3 millions de séropositifs », la mention de « l’immense solitude » de l’Afrique et l’interview de Peter Piot, dirigeant de l’Onusida. Mais pour qui est pressé, il ne faut en tous pas manquer l’éditorial du 18 septembre, sous le titre « Sida, hécatombe africaine » qui se termine ainsi : « Il serait tout aussi illusoire d’attendre des multinationales pharmaceutiques qu’elles modifient, à cause du sida, les règles en vigueur concernant les brevets ou les lois du marché mondial du médicament : elles ne le feront pas. De cette situation, les responsables africains, politiques et religieux n’ont pas tiré la conclusion qui s’impose ; il leur revient à eux d’abord de tout faire pour changer les comportements sexuels de leurs concitoyens »…

 

Un texte qui mérite de rester dans les annales. Mais merci du conseil, il en est qui n’ont pas attendu et ont tiré une autre conclusion qui s’imposait… Si bien qu’en mai 1999 à l’occasion de la réunion à Genève de l’AMS (Assemblée Mondiale de la Santé, réunissant les ministres de la santé des États membres de l’OMS), l’OMS invite les ministres de la santé autour d’une table ronde intitulée : « VIH / SIDA : stratégies propices à une réaction adéquate et durable face à l’épidémie ». Le journal d’ACT UP que nous citons ici en document précise le libellé de l’ordre du jour de cette réunion (souligné par moi) : « Comment les gouvernements peuvent-ils maîtriser les dépenses liées aux soins palliatifs et aux soins en phase terminale et freiner la demande croissante en thérapeutiques antirétrovirales ? » (ordre du jour de l’AMS 19 mai 1999). Et Act Up de commenter et de conclure : « L’OMS ne s’interroge pas sur la solidarité ou l’équité de l’accès aux traitements, mais se demande comment faire taire les malades qui exigent cet accès aux traitements… Act Up exige que Mme Gro Harlem Bruntland revienne sur les propos émis par l’institution qu’elle dirige. »

 

À garder en mémoire pour plus tard. Pour l’immédiat notons que si le ton est devenu quelque peu défensif, c’est que, dans cette deuxième période, l’initiative a changé de camp :

 

Le Brésil s’est engagé dans la production d’antiviraux génériques. Dans le même temps, le gouvernement brésilien a déclaré qu’en vertu de la situation d’urgence médicale il pouvait s’autoriser de le faire, et il a accordé l’accès gratuit aux traitements pour tous les patients qui en ont besoin. Le Brésil traite actuellement 100 000 des 200 000 personnes traitées dans le monde hors occident.

Une firme indienne privée a elle aussi produit et proposé sur le marché des antiviraux génériques pour un coût presque 100 fois inférieur à celui pratiqué par les firmes pharmaceutiques. Il en est résulté une baisse de plus de 90 % du prix proposé par les firmes concernées. Dès lors le coût du traitement ne peut plus être un argument du discours mondial, et l’argument selon lequel l’affaire dépend des firmes pharmaceutiques tombe en même temps.

La firme d’état thaïlandaise GPO a commencé aussi à travailler dès 1992 sur la fabrication de génériques. Son travail remarquable a abouti aujourd’hui à la mise au point de médicaments combinés (par exemple le GPO-VIR qui associe trois médicaments — dont les brevets sont la propriété de trois firmes différentes — en un comprimé) ce qui met le prix mensuel d’un traitement à 27 $ US par mois.

 

D’autre part, des initiatives locales exemplaires ont apporté la preuve qu’il est possible de traiter les gens où que ce soit dans le monde, aussi bien et même à vrai dire mieux qu’en Occident : telle est l’initiative menée par Paul Farmer sur le plateau Central en Haïti (voir document), celle de Médecins Sans Frontières notamment dans le township de Khayelitsha en Afrique du Sud, ou celle conduite par le Pr. Ndoye à Dakar. Leurs résultats ont été publiés récemment, mais dès cette période, grâce à leur travail, l’argument de l’incapacité des pauvres à se traiter ne peut plus avoir cours.

 

Enfin, last but not least, des groupes militants ont commencé à travailler à faire de l’accès au traitement du Sida une question politique centrale dans leur pays. Grâce à « Treatment Acces Campaign », la question du traitement du Sida est devenue l’affaire politique majeure en Afrique du Sud. Ce dont la scène mondiale prend acte, puisque le Congrès International de l’an 2000 se tient à Durban - le premier et le seul à ce jour sur le continent africain -. Le Congrès tenu à Durban (voir documents) se démarque notablement des autres par son contenu, son style, son mot d’ordre, qui est un mot d’ordre, (« breake the silence ») et son public. À bien des égards c’est la scène mondiale susdécrite, mais c’est un aussi un lieu où la question du traitement du Sida est affaire politique et urgence militante, et le Congrès porte nettement cette double empreinte.

 

Après Durban, il est clair que le discours mondial précédent ne peut plus avoir cours, la question de l’accès aux traitements ne peut plus être omise ni barrée. On entre donc dans la troisième période. En 2001, Kofi Annan lance la nouvelle instance, le Fonds Mondial pour le traitement des « trois maladies », Sida tuberculose et paludisme ; et l’OMS se déclare solidaire du gouvernement sud-africain dans le procès qui l’oppose aux firmes pharmaceutiques, lesquelles bloquaient depuis trois ans une loi votée par ce gouvernement l’autorisant à fabriquer ou à se procurer des médicaments génériques..[6]

 

Avant donc d’en venir à l’analyse de cette troisième période, arrêtons-nous pour mentionner

notre acte de naissance et les débuts de notre histoire. La déclaration par laquelle nous nous constituons est écrite juste après le congrès de Durban (voir document). Il s’agit de s’appuyer sur le message adressé par Chirac aux participants à ce Congrès pour lancer la question en France. En ce temps-là on ne comprend pas vraiment pourquoi Chirac lui-même ne le fait pas. Il y aurait là une bonne occasion d’apparition majestueuse à la télé, il s’adresserait solennellement aux Françaises et Français, décrirait cette grande cause mondiale, déclarerait que la France quant à elle compte prendre ses responsabilités, demanderait soutien et solidarité dans le pays et annoncerait que la France va fournir les traitements pour la population des pays francophones. Ce faisant il remporterait un grand succès, national (car les gens seraient contents pour une fois de pouvoir être fiers du pays), et mondial. Les Américains et les pingres européens se verraient l’herbe fauchée sous le pied : car comment s’opposer à une telle initiative ? et bon an mal an, ils se verraient contraints d’emboîter le pas…

Depuis l’expérience d’aujourd’hui, on comprend que les choses marchent sans doute dans l’autre sens : ce que nous n’avions pas saisi, c’est l’ordre des conséquences. C’est en tant que Chirac n’intervient ni en politique ni en chef d’État qu’il fait les déclarations qu’il fait, c’est-à-dire qu’il prend une place d’acteur en représentation dans le théâtre mondial. Et en ce cas il faut prendre acte de ce que signifie pour le pays que le chef de l’État se constitue en cette position, en oppositionnel modéré représentant l’ONG France.

 

Pour nous il s’agit de s’adresser aux gens et de faire en sorte que cette question fondamentale de l’accès au traitement du Sida se constitue politiquement. Notre mot d’ordre est clair : que la France fabrique pour son propre compte des antiviraux et les fournisse gratuitement, avec la logistique nécessaire, aux pays d’Afrique victimes de l’épidémie. J’écris nous, mais le premier des objectifs est de constituer ce nous : qui va vouloir devenir un militant de cette affaire ? Nous nous trouvons effectivement à quelques-unes, cependant qu’assez vite des gens nombreux signent la déclaration, tandis qu’aucun journal ni revue ne veut la mentionner[7]. Mais si les gens s’accordent sur l’énoncé, il paraît en même temps trop évident, son acuité échappe, nous semble-t-il. Signer, d’accord, agir, mais face à qui et quoi ? « Je cherche l’ennemi déclaré » disait Genet avec son acuité à lui. Et là on est dans du coton, certains proposent : il faut répondre aux arguments adverses (trop cher, plutôt la prévention etc..) tout en sentant qu’il n’y a là pas de débat réel. Alors, des actions symboliques ? De toute façon, on entre dans la troisième période du discours mondial, celle où « tout le monde » est d’accord pour les traitements. Notre déclaration, signée par quelque 2000 personnes, nous l’avons envoyée à Chirac, en tant que président, il nous a répondu (voir document), et nous l’avons aussi portée aux sièges des candidats à l’élection présidentielle [8]. Bon, alors, on s’en tient là, l’affaire est terminée, ou au contraire elle ne fait que commencer ?

 

Car heureusement, dans le même temps et un peu à l’aveuglette, nous avons commencé à intervenir au coin d’une rue, devant un lycée, sur un marché, ce qui veut dire écrire des affiches manuscrites et des tracts, par conséquent s’expliquer sur le sens militant de l’affaire. Et ce faisant, nous avons commencé à comprendre que le point de vue adverse existe bel et bien, qu’il est bien sûr hégémonique dans la presse et dans l’opinion et que son nom c’est le point de vue humanitaire. C’est grâce à ce travail juste entamé qu’il va être possible de saisir ce qu’est le temps actuel du discours mondial, et d’analyser la récente conférence de Barcelone. Comme l’a dit fort justement un militant sud-africain de TAC dans le meeting précédant l’ouverture de la conférence : « Ce sont les actions dans les pays (domestic actions) qui décident de l’agenda international. Les négociations internationales ne sont pas essentielles » : bien sûr : l’essentiel est la politique dans les pays, pas le discours mondial. Et c’est du point de vue de la politique dans un pays qu’on peut appréhender et penser à sa place le discours mondial. À notre échelle nous en avons fait l’expérience.

 

 

De fait la représentation donnée par le Congrès de Barcelone met d’emblée mal à l’aise parce que difficile à saisir, ne donnant guère de prise : l’enveloppe stylistique est celle d’un carnaval pour des enfants qu’on aurait pris pour des idiots, et le discours est à la fois lisse et errant.

Un ami invité à intervenir parle d’une conférence toxique, tandis que Mark Heywood parlant aussi au nom de TAC dans le meeting d’avant la conférence dit que leur groupe s’est posé la question : faut-il aller ou non à Barcelone ? Ils penchaient pour le non, dit-il, à cause du caractère pervers de la conférence. Et il poursuit : car ce qui est à faire, nous le savons : nous savons qu’il est possible de traiter les gens, nous savons qu’il est possible de produire les médicaments. Pour des millions de personnes, les médicaments antiviraux sont la clé de la survie, il nous faut des mesures d’urgence. Alors ? Alors ils sont quand même venus à Barcelone, dit-il en conclusion, parce que l’OMS et l’International AIDS Society, organisatrice de la conférence, ont affiché l’objectif de traiter 3 millions de personnes pour 2005 : ce qui n’est pas négligeable.

 

Sans doute, puisque pour l’instant 500 000 personnes sont traitées en Europe de l’ouest et Amérique du Nord, 230 000 dans le reste du monde : ces chiffres sont rappelés au cours de la première lecture en séance plénière, pour illustrer qu’il y a deux mondes. Puis on apprend au cours de cette intervention que « l’accès au traitement est le nouveau paradigme » (« the new paradigm is access to care »). Entre-temps, l’oratrice a aussi rappelé que le Fonds Mondial a pour l’instant reçu 2 billions sur les 10 demandés, et que ce qui est demandé par le Fonds représente des broutilles (« peanuts » en anglais, un mot qui reviendra à plusieurs reprises).

 

Le ton et le contenu sont donnés. À la tribune il y aura, pour afficher, célébrer, exiger, ce nouveau paradigme et l’objectif des « x millions en 2005 », 10 billions pour le Fonds, l’ONU, l’OMS, l’IAS, les représentants du Fonds Global, Bill Clinton amenant Mandela, l’économiste Jeffrey Sachs et bien d’autres, et dans la rue les « activistes » et bon nombre des mêmes, manifestants très peu nombreux mais officiels donc, pour exiger que les promesses et objectifs soient bien tenus.

 

Alors : faut-il bouder, ou applaudir, demander plus, se réjouir ou afficher son scepticisme ? Rien de tout çà, proposerai-je, qui se laisserait prendre à faire de ce discours mondial sa référence, mais juste quelques remarques sur l’énoncé et sur l’énonciation.

D’abord l’énonciation : qui parle ?

 

Peter Piot, représentant l’ONUSIDA, parle en cérémonie d’ouverture, apportant un message de Kofi Annan. Son ton est ferme. « Le Sida est un problème politique global », dit-il (« AIDS is a global political issue »), et il insiste : il s’agit de volonté politique (« political will ») : la réponse au Sida est vraiment une question politique (« AIDS response is truly political »). « Nous ne sommes pas venus à Barcelone pour renégocier », poursuit-il, et il martèle le mot : le droit au traitement n’est pas négociable, l’objectif de tant de gens soignés en 2005 n’est pas négociable, les 10 billions ne sont pas négociables… Il ne nous dit cependant pas de quelles négociations il parle : que négocie-t-il, et avec qui ? Juste avant son intervention, Stefano Vella, président de l’IAS, maître d’œuvre et hôte de la conférence, l’a introduit en mentionnant au passage qu’il regrettait l’absence à cette conférence des « gouvernements du nord ». On peut se demander : de quoi parle-t-il quand il parle de négociations, d’engagements et de promesses ? (on ne parle même pas ici de résolutions, un sujet bien connu du peuple de Palestine). On peut se demander aussi : qu’est-ce qu’un représentant de l’ONU, que représente-t-il, qui parle quand il parle ? Peut-être son discours est-il une sorte de reflet moyen de l’état actuel des consciences sur la question dans le monde, déformé et renvoyé : j’ai supposé que telle est même précisément sa fonction, en tant que pièce essentielle du théâtre mondial. Quant à le supposer auteur ou source d’engagements ou de promesses, il faudrait questionner alors à la Staline : l’ONU, combien de divisions, surtout l’ONU sans les gouvernements « du nord » ? (On se rappelle Staline : « le pape, combien de divisions » ? Pour qui s’offusquerait de voir Staline ici nommé, il faudrait remarquer que tous les orateurs de Barcelone sans exception sont sans label démocratique, puisqu’aucun n’est élu : fonctionnaires internationaux, ou déchus d’élections, comme Clinton, quelle valeur a un engagement de leur part et que représentent-ils, dans un monde où le critère démocratique est si essentiel, et où les forts se font forts de châtier les dirigeants des pays faibles sur le motif que pèserait sur eux la charge de ne pas être élus ou le soupçon d’élections douteuses.) [9]. Si bien que, au terme de ces quelques remarques sur le discours prononcé par Peter Piot, on doit faire l’hypothèse que tout est dans le ton. Il dit la vérité tout simplement, bien sûr qu’il n’est pas venu à Barcelone pour négocier ni pour renégocier, il n’a aucun moyen de mener une négociation quelconque. « Nous ne négocierons pas sur les traitements » ! : il l’a dit en acteur consommé, avec le ton qui convenait !

 

« Nous ne sommes rien, vous êtes tout » ! est effectivement ce que déclare benoîtement le représentant du Fonds Mondial aux « activistes » présents dans la salle, nous sommes le lendemain, mardi 9 juillet, et la circonstance mérite d’être un peu détaillée. D’abord, la session s’intitule : « domestic response : global solutions » (notre camarade de TAC disait la veille l’inverse, domestic actions first.) : qui donc va nous instruire des « global solutions » ? Le premier orateur inscrit est Tommy Thompson, secrétaire d’État américain à la santé. Mais la veille, lors de la réunion quotidienne des activistes, il a été décidé qu’il ne parlerait pas. Et c’est effectivement un plaisir, dont je n’ai pas manqué de prendre ma part, que d’empêcher un officiel américain de parler. Après tout, nous connaissons la position officielle américaine : aider les malades du Sida relève de la philanthropie privée. Mais on pourrait aussi se dire que le seul représentant politique réel « du nord » présent à Barcelone s’est trouvé, grâce à l’action des activistes, dispensé de s’expliquer. Après une station de quelques minutes sur l’estrade, il a laissé la place au représentant du Fonds Mondial, lequel s’est tout de suite hautement réjoui de la présence des « activistes » : « Le Fonds Mondial est à vous », a-t-il déclaré, nous recherchons votre aide et votre assistance (« your help and assistance »), car il faut maintenant en passer du consensus intellectuel à la réalité pratique (from intellectual consensus to practical reality), et pour cela les ONG, qui connaissent « le terrain » sont essentielles. Et d’ajouter : « The Global Fund is a financial mechanism. We call for your help. We need a partnership ». C’est la veille que son créateur Kofi Annan nous a fait savoir par la bouche de Peter Piot que toute l’affaire est politique. Comment ne pas alors ajouter foi à ce discours d’impuissance bras tendus, venant d’un « organisme financier » étranger à la politique et ne disposant pas des cordons de la bourse ? Et le représentant du Fonds Mondial de terminer : « The only light is the light of our imagination » (la seule lumière est la lumière de notre imagination), il y aurait de quoi avoir les yeux humides, et de fait, en cette salle pleine ‘d’activistes’ dont vient d’être « chassé » l’officiel américain, il termine sous un tonnerre d’applaudissements, laissant la place au troisième et dernier orateur, Mme Gro Harlem Bruntland, représentant l’OMS.

Et voilà son discours : « beaucoup des pires prédictions concernant le Sida se sont trouvées réalisées, et l’extension de l’épidémie dépasse de loin tous nos efforts… Le silence a été brisé à Durban (cette phrase s’apprécie en référence à un paragraphe concernant les agissements de l’OMS tout juste avant Durban) et nous avons maintenant une réponse unanime. Il s’agit de “scale up” » (ce scale up est un mot qui revient si souvent, dans le contexte immédiat on l’apprécie particulièrement eu égard à la phrase précédente), donc « “scale up the response” pour en arriver à l’objectif de trois millions de personnes soignées en 2005. Les conséquences d’un échec seraient des millions de morts », ajoute-t-elle (nous savons que le Sida est responsable actuellement de trois millions de morts par an). « Cela peut être fait et cela doit être fait », ajoute-t-elle (« It can be done and it should be done »), et elle ajoute encore et pour finir : il n’y aurait pas d’excuse à ne pas le faire (« really no excuse »)…

 

Mais oui, tout le monde dit la vérité. Peter Piot a dit la vérité : il n’a rien à négocier. Le représentant du Fonds Mondial a dit la vérité : il fonctionne en boucle avec les activistes. Mis en place à grand bruit par l’ONU et célébré comme la réponse mondiale au Sida, le Fonds Mondial n’est qu’un organisme financier dépendant de ce qu’on veut bien lui donner et sans moyen d’actions, il s’adresse donc aux ONG pour l’aider, lesquelles vont essayer de lui donner une allure de réalité tout en lui demandant de « tenir ses promesses » comme s’il était le héros de la pièce, pendant que le vilain représentant américain est passé en coulisse. Enfin l’OMS de Mme Gro Harlem Bruntland nous expose qu’il faudrait essayer de faire un pas en direction de quelque chose qu’il serait sans excuse de ne pas faire, vu que de toute façon le pire est déjà assuré et le virus cavale loin hors de portée desdits efforts. Tous disent la vérité sauf sur un point peut-être, qui déclare leur désir – c’est donc la vérité de leur désir — et donc ils y insistent énormément : consensus intellectuel, unanimité, nous sommes bien tous d’accord…

 

Bien sûr ce cercle dit unanime est, eu égard à ce que sont et pensent l’immense majorité des gens, un cercle infime. Mais ici il s’agit du discours et de l’hégémonie du discours. Nous espérons vous avoir convaincus qu’il importe de ne pas se laisser piéger en ce cercle que ferme le discours mondial, fût-ce dans un rôle de marginal ou de méchant : reste à trouver, direz-vous, comment s’entendre et se faire entendre malgré ses puissants haut-parleurs. Certes, ceci est notre question militante : mais il est essentiel d’avoir posé déjà sa propre axiomatique : c’est d’ailleurs, d’ores et déjà, ce qui nous a permis de le voir fonctionner. Dès lors qu’on est à l’extérieur, hors du cercle de craie, on voit la machinerie des haut-parleurs et ce qui semblait couvrir le monde porteur de vie contre la mort. prend sa vraie dimension de petit cirque aménagé.[10]

 

Du cirque mondial on peut déjà prévoir, si rien ne venait l’entraver, la prochaine représentation. Il seyait bien à la dame de l’OMS (qui n’en répondra pas, elle compte quitter la scène, mais elle représentait l’institution qui perdure) de l’annoncer : malgré tous nos efforts, conjoints, le virus nous a devancés, et maintenant il est devenu résistant, — hélas, étant donné ce que sont l’Afrique et les africains, c’était à prévoir !- et on retourne au commencement, une affreuse maladie sans traitement efficace. L’OMS et l’IAS (International Aids Society) annoncent à Barcelone qu’elles mettent sur pied un grand Observatoire de l’Emergence des Virus Résistants en Afrique (voir document). Lors du symposium militant précédant la conférence, que nous avons déjà cité, un activiste américain a parlé d’un échec programmé (« planned failure campaign ») Était-ce exagéré ? « Échec » l’était peut-être, qui suppose qu’il s’agit d’une tentative réelle, mais programmé, il y a lieu de le penser.

 

Par exemple, on sait que l’AZT, administré dans la période précédant l’accouchement, pendant l’accouchement et au début de la vie de l’enfant diminue de moitié le risque de transmission de la mère à l’enfant. On sait qu’un autre médicament, la Nevirapine, administré juste sous la forme d’un comprimé juste avant l’accouchement puis une fois à l’enfant, diminue le risque de transmission d’autant. Mais on sait aussi que : il faut environ 6 mois pour sélectionner un virus résistant à l’AZT, par conséquent l’usage de ce médicament en monothérapie n’obère pas l’efficacité d’une association médicamenteuse ultérieure. Il en va tout différemment pour la Nevirapine : une seule prise peut suffire pour sélectionner un virus résistant à la Nevirapine (et aux autres médicaments de la même classe existant actuellement) : et dans l’étude de réduction de la transmission de la mère à l’enfant par la Nevirapine menée en Ouganda, il a été montré qu’un tiers des femmes chez qui l’étude du genotype viral a été effectuée avait, après la prise de Nevirapine, un virus résistant à ce médicament. On sait aussi que les trithérapies utilisées où qu’on envisage d’utiliser dans les pays pauvres comportent justement la Nevirapine ou un médicament de la même classe. Si l’on envisage réellement de traiter les gens atteints par le VIH, est-il raisonnable de prévoir une stratégie de réduction de la transmission mère-enfant qui va d’emblée rendre le traitement futur inefficient pour un tiers des femmes qui en auront « bénéficié » ? Et pourtant, les programmes internationaux, patronnés par l’OMS, de réduction de la transmission de la mère à l’enfant prévoient d’utiliser massivement la Nevirapine. Est-il obligatoire d’agir ainsi ? Non, ces programmes pourraient prévoir d’utiliser largement l’AZT et, seulement si cela s’avère impraticable, (parce que la femme est arrivée juste au moment de l’accouchement par exemple), la Nevirapine. Ainsi agit-on par exemple en Thaïlande. Pour quelle raison l’OMS et les autres « bailleurs internationaux » ne font-ils pas de même en Afrique, pourquoi prévoir des programmes Nevirapine à large échelle sans informer sur le problème, sans même le mentionner ? Sans le mentionner, j’exagère, car lors de la conférence de Barcelone, lors de la séance consacrée au risque de transmission de la mère à l’enfant, j’ai pu noter la recommandation suivante, qui émane de l’OMS : « Concerns over Nevirapin resistances should not delay the implementation of MTCT (pour mother to child transmission) programs », soit : les inquiétudes concernant les résistances à la Nevirapine ne doivent pas retarder la mise en place des programmes de réduction de la transmission de la mère à l’enfant. (sic) Comment l’entendez-vous ? Pourquoi, de la part de cette si précautionneuse et noble organisation, un tel manque de prudence ? Certainement il y a urgence et même depuis un bon bout de temps : Moins de 4 % des personnes infectées par le VIH en Afrique, soit 30 000 sur 28 millions, reçoivent actuellement un traitement : mais la mise en place de programmes n’obérant pas l’avenir demanderait-elle plus de temps ? Une assemblée où s’entendrait le point de vue des gens concernés et celui des médecins qui les soignent ne se soucierait-elle pas en ce cas de prévention : la prévention de l’émergence des résistances virales — qui, nous l’avons dit, sont, une fois apparues, irréversibles ?

 

Peuvent être aussi médités les chiffres suivants : au Sénégal, avant la mise en place d’un programme national, une étude du génotype viral a montré la présence de résistance à au moins un médicament chez 40 % des personnes traitées étudiées. Dans le cadre du programme national, on l’a constaté chez moins de 12 % des patients. Par conséquent le Fonds Mondial, ou notre ANRS française, savent ce qu’ils font quand ils financent ou se proposent de financer des protocoles ou des initiatives partielles et émiettées sans même de garanties pour la durée. L’émiettement, le sauve-qui-peut, le marché informel, sont des moyens sûrs d’obtenir des virus résistants au traitement, cela est déjà prouvé, et au rebours il est prouvé que le traitement gratuit dans un cadre codifié, tant étatique que militant donne d’excellents résultats (voir document MSF).

Bien sûr, c’est en ce point que nos responsables « du nord » en viennent à s’incliner avec une modestie et un respect dont ils n’ont pas coutume devant les gouvernements des pays concernés, attendant pour proposer leur aide au niveau national que les pays touchés aient fait la preuve… qu’ils n’en ont pas besoin (comme s’est risquée à le dire une dame qui parlait au nom de la Norvège : « Le Fonds Mondial est une instance financière : nous ne voulons pas de leadership. Nous voulons le leadership des gouvernements nationaux »).

 

Ainsi la boucle est bouclée de ce détour minutieux par l’étude de l’énonciation. Nous voici rendus aux axiomes, et on peut s’en tenir simplement au contenu. Annoncer l’objectif de tant de gens traités en telle année relève entièrement des axiomes de la voie humanitaire : deux mondes n’ayant pas même échelle, etc.. Pour nous, sont à traiter partout ceux qui sont à traiter.[11] Ce serait piètre politique que d’accepter de se laisser paralyser par le discours construit sur les axiomes de l’adversaire. Mais pourquoi a-t-il fallu tout ce détour ? La vacuité de l’énoncé ne suffisait-elle pas ?[12]

 

« Je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! ».[13] Tout ce détour fut nécessaire pour nous, et donc peut-être utile pour vous, rigoureusement pour en arriver là. Pour en arriver là rigoureusement : les pauvres, les pauvres paysans ou ceux que la mort des campagnes a chassés vers les bidonvilles, ne seront pas soignés parce qu’ils n’ont qu’à mourir. Quand on s’est dégagé du discours étouffoir et qu’on en vient à la réalité, c’est écrit noir sur blanc. Ainsi (voir document), même dans le journal Science, quand on en vient à une situation – le Malawi- le mot n’est plus : scale up, mais c’est : scale back ! En France on se distingue, mais cela aussi il faut le discerner rigoureusement. Si Chirac parle, lui qui est chef d’État, sur la scène du théâtre mondial parmi les autres histrions du discours pour les riches, c’est à raison du rôle de fantoche spécialiste désormais dévolu à la France. Aussi est-il logique que le ministre à qui on a finalement demandé de nous répondre (voir document) nous écrive : la France agit, nous avons abrité une réunion d’experts ! Et qu’on lise dans Libération, que, si le Fonds Mondial a reçu 500 millions des USA, et 200 d’Italie et d’Angleterre, la France en a de son côté promis 150 et ne les a même point versés (voir documents et).

 

Le juge sud-africain Edward Cameron a dit à Barcelone que si les principaux intéressés faisaient entendre leur voix, certains débats n’auraient pas cours ! Plus on s’éloigne du théâtre mondial, plus on entend la voix de gens bien renseignés : « comment docteur, vous n’avez compris qu’on veut que les africains meurent ? » Malheureusement, ajoutait-il, bien qu’ils soient des millions leur voix ne se fait pas entendre ici. Assurément, si la voix des millions pouvait se faire entendre, c’est le discours mondial - ainsi le grand débat avec Messieurs Marseille et consorts qui passionnait tant Barcelone, (voir document), où l’intérêt du traitement se voit appeler « utilité collatérale » comme les bombardements s’appellent dommages collatéraux - qui aurait de bonnes chances d’être très latéralisé. Le théâtre mondial pourrait bien recevoir son congé !

 

Que quelques-uns sortent du cercle tracé pour eux est pour cela une condition essentielle. Faire un pas de côté, se délocaliser un peu - aller sur le marché près de chez soi par exemple - permet de dissiper les fumées étouffant vision et pensée.

 

« Rendu au sol avec un devoir à chercher » : sortir du cercle du discours mondial, nous espérons l’avoir montré, est une proposition de conséquence.

 

Août-septembre 2002

 

 

 

 

PS. 1er décembre 2002

 

Nous annoncions une probable nouvelle période de l’après-Barcelone : trop tard, trop compliqué, on a échoué. Comme toujours, la réalité est encore plus proche et plus brutale que l’analyse ne l’a prévue. En ce 1er décembre 2002, « jour du Sida », la quatrième période du discours est déjà , et le discours est simple. Les dizaines de millions de malades africains sont tout simplement déjà passés par pertes et profits. « Le Monde » donne la parole à un démographe : « paradoxalement, cela va rajeunir l’Afrique ». « Libération » donne la parole à M. Feecham du Fonds Mondial et écrit un éditorial : les riches ne sont pas responsables, puis deux jours plus tard, donne la parole à une économiste du Massachussets Institute of Technology, Mme Esther Duflo (page Rebonds Lundi 2 décembre) : « Certes, on pourrait imaginer de restreindre la distribution (des médicaments) aux villes et aux individus suffisamment éduqués et riches pour pouvoir suivre un traitement régulier. Au-delà du problème moral que cela pose, il n’est pas clair que cela soit le meilleur usage d’un budget pour la santé qui, par définition, est limité.. »

 

Nous ne voulons pas déflorer ici l’interview de Mr. Feecham non plus que l’éditorial de Libération, à qui nous avons choisi de décerner la palme de « l’article du mois » sur notre site internet.  Dans cette rubrique, nous rendrons aussi hommage à « l’intervenant du mois » : ce sera ce mois-ci M. Eric Fleutelot, de l’association AIDES, responsable des relations nord - sud. Lui aussi ne veut pas que l’on remette en cause les riches, et il nous a appris une chose importante : si les africains veulent avoir des médicaments, qu’ils commencent par devenir démocrates !



[1] Rappelons nous l’enthousiasme de l’époque, partagé par tous nos collègues, qui comparaient cette révolution à celle de l’arrivée de la pénicilline. Il est vrai que les mêmes ne se faisaient souvent pas prier pour exposer aussi que cette révolution n’était pas faite pour les africains (voir document    Prise en charge au long cours  de la maladie VIH Dr. Bernard Hirschel Journal du laboratoire Glaxo Wellcome )

[2] Daniel Hoth( NIH USA) « Moving potential vaccines into trials”, session 63 “Development of a preventive vaccine”, mardi 21 juillet 1992 11h42, cf. VIII International Conference on AIDS Amsterdam 19-24 Juillet 1992, final program and oral abstracts 

[3] En remarquant quand même que la « communauté scientifique internationale », qui sait à quoi s’en tenir, n’a jamais jugé bon de publier le moindre communiqué de mise au point.

[4] Voir document    French-Led Therapy Fund kicks off in Africa Science vol 284 14 mai 1999

[5] On se rappelle peut-être la forme inéduquée de ce discours dans la bouche d’un officiel américain : les africains n’ont pas de montre et ne savent pas lire l’heure. Je me rappelle sa forme éduquée et française dans la bouche d’un collègue éminent biologiste : « les africains ne sont pas sujets de la science »).

[6] Ce qui marque la césure du discours : désormais « tout le monde » sera pour l’accès aux traitements. Ce qui bien sûr ne veut pas dire que dans les faits les pays ne vont plus rencontrer d’oppositions à la fabrication ou à l’importation de génériques. Mais ce n’est plus le propos du discours

[7] A l’exception notable, mais ce ne sont pas des exceptions mais ceux qui comptent, de deux revues littéraires, Le Croquant et le Horlieu, du journal du Réseau d’Aulnay sous bois, et d’une émission de France Culture.

[8] Chez Jospin on a reçu comme suite une invitation à un cocktail victoire le jour de l’élection, chez Chirac une invitation à rencontrer le porte-parole de la campagne : »c’est une question d’argent n’est-ce pas, nous a –ton machinalement lancé pour entrer en matière, quand nous avons répondu non, c’est une question politique, çà a intéressé. On s’est plaint du peu d’écho dans la presse des discours « tiers-mondistes » de Chirac, nous avons dit sans doute, mais la presse est une chose, les gens en sont une autre ; il fut entendu qu’il y avait une possibilité de choix, s’aligner sur les instances internationales ou avoir une politique propre : il appartiendra au prochain gouvernement d’en décider…

[9] Ainsi apprend-on aujourd’hui dans nos journaux, pour reprendre l’exemple du peuple de Palestine, que le problème dont il souffrirait est celui du manque de démocratie et de transparence.

[10] Boris Pasternak, dans un récit sur sa jeunesse, a écrit que si la vie continue malgré la tendance à la mort, c’est parce que toute nouvelle génération fait un pas de côté. Dire cela de toute génération était peut-être une généralisation trop optimiste, quand son exemple était la génération russe de la révolution. Sans doute marqués par ce bel optimisme, nous avons écrit nos premiers tracts de la campagne « Sida en Afrique : la France doit fournir les traitements » à l’adresse des jeunes gens. Nous les avons trouvés, il faut le reconnaître, extrêmement éloignés de l’idée du pas de côté,  extrêmement préoccupés de ne pas quitter l’ornière. Ce dont il faut conclure que pour les quelques uns qui en sortiront, ce sera un vrai pas de côté, vraiment

[11] Le Pr. Ndoye a rapporté à Barcelone les conclusions d’une récente conférence des médecins africains en matière d’indication de traitement.Par conséquent sont à traiter les gens qui relèvent de ces indications.

[12] voir documents      et   , deux cas de compte-rendus du Congrès de Barcelone qui restent soigneusement « bouclés ». On se la boucle, comme dirait un vulgaire.. Il est intéressant de remarquer que le compte-rendu du  journal Transcriptase rend justice à sa manière au discours mondial, en attribuant au Fonds Mondial le projet de traiter d’ici à 2005… 240 000 personnes. Deux ou trois millions de plus ou de moins, c’est tout comme..

[13] N’oublie-t-on  pas souvent ce « Paysan ! » de la phrase de Rimbaud ? J’oubliai quant à moi également que le texte fameux des Illuminations : « Le drapeau va au paysage  immonde, et notre patois étouffe le tambour.

Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.

Aux pays poivrés et détrempés !-au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! », a pour intitulé : « DEMOCRATIE »