ANNEXE 4 : CLOTURE DE BARCELONE :LE VIEUX LION ET LE REPRESENTANT DE COMMERCE ou : UN SE DIVISE EN DEUX POUR QUI VEUT ENTENDRE

 

 

  La séance de clôture du Congrès de Barcelone  proposait ,en guise de  bouquet final de sa représentation consensuelle et pieuse du discours mondial , le duo de Bill Clinton et Nelson Mandela, tous deux « anciens présidents », et coanimateurs d’une fondation de lutte contre le Sida.  Ce fut là un spectacle douloureux, d’une indignité presque physiquement insupportable, que de voir la figure de représentant de commerce aviné arborée par Clinton, suant  la satisfaction et le contentement de soi comme qui  clôt  une excellente séance de fin d’année au sortir d’un bon rôt, présenter en tirant derrière lui, comme du cirque le clou, le vieux lion Mandela maigre et splendide, magnifique, immobile, défait et parfaitement noble. « Voilà pour finir Nelson Mandela, s’écriait Clinton, celui que nous aimons tous, que nous admirons tous, notre héros à tous, et nous l’aimons tout particulièrement car il a su renoncer à la vengeance. » Moi qui ne suis alors qu’un spectateur perdu détournant le visage de tristesse et de honte, je remarque  cette phrase, émise par le représentant de l’Amérique,  tout juste ex-président et maintenant son commis voyageur : cette Amérique qui aime autant, exporte autant, comme seule figure du bien qu’elle puisse connaître, l’image du justicier, et les « valeurs » de punition et de vengeance.

 

  Clinton, qui parlait le premier, a fait valoir avec une  éloquence forte et fleurie l’importance des traitements du Sida,  la honte qu’il y aurait pour les nations riches à ne les point financer, alors que çà n’est pas grand chose, et il a dit dans une grande envolée : «  Je pense souvent ceci : si un voyageur venait de l’espace et nous demandait comptes de tout cela, comment pourrions-nous lui répondre, que pourrions-nous dire pour nous justifier ? » Et moi de remarquer : on comprend que Bill Clinton se sente si satisfait et si bonasse. Car il y a peu de chances qu’un martien s’en vienne demain matin lui demander de rendre des comptes. Et Bill Clinton apparemment n’envisage pas du tout la possibilité que des gens ici-bas demandent un jour des comptes, par exemple les millions d’orphelins de l ‘Afrique, dont les parents sont sciemment et délibérément voués à  la mort par l’Amérique et les autres pays riches. Quelle douillette protection que l’axiome des deux mondes, et quand nous disions deux… nous ne savons pas à quelle distance l’Afrique se trouve de Mars, et de  combien plus improbable qu’une invasion extra-terrestre le risque qu’un africain dérange un jour la digestion américaine. D’ailleurs, n’avons- nous pas là Mandela, notre héros à tous, notre exemple à tous, que nous aimons tant, lui qui a su ne pas se venger…

 

    Au tour du vieux lion Mandela de s’avancer sur scène. Après  cette glorieuse présentation, la salle entière s’adonne à l’ovation et au tumulte des applaudissements. Mais le vieux lion étend les bras pour avoir le silence et l’obtient et il commence ainsi : j’ai plutôt coutume d’écouter d’abord une intervention avant de décider si je vais l’applaudir.

Rendons grâce au vieux lion d’avoir parlé même dans cette circonstance, comme si c’était toute autre, selon  le calme et la conviction  des militants qu’on parle, et, quel que soit le lieu, l’entendra l’inconnu qui peut l’entendre. Il y a toujours par hypothèse un inconnu au moins, et pour cette  fois, nous espérons par notre cas déjà le vérifier. Et par ailleurs, tandis que Mandela  parlait, beaucoup de gens quittèrent la salle, et quand il eut fini, même de la part du public qui s’était clairsemé, les applaudissement furent peu fournis, sans comparaison aucune avec ceux  du départ. Ainsi il avait su se faire entendre..

 

   Ce fut une intervention d’allure simple voire banale, comportant  trois moments : outre le propos concernant les ravages du Sida plus importants que ceux de toutes les guerres passées et l’urgence des traitements, il y avait en effet trois adresses et trois points.

La première adresse était aux gens atteints par le Sida, elle disait ceci : « Il y a une vie après le Sida », mais vous devez vous lever et parler. Si vous ne parlez pas, vous signez vous-mêmes votre arrêt de mort. Il ne faut pas signer soi-même son arrêt de mort, et c’est pourquoi il faut vous découvrir et prendre la parole .

 

La deuxième adresse était au monde pris globalement et concernait les orphelins. Les orphelins sont menacés, ils risquent une mort prématurée, ils sont privés d’éducation, plus que les autres maladie et misère les menacent. Vis-à-vis des orphelins, je considère qu’il y a, que vous avez une responsabilité globale, pour leur  permettre de grandir, d’aller à l’école et de parvenir à l’âge adulte.

 

La troisième et dernière adresse était aux militants. Ma plus grande considération et admiration va aux « activistes » (tel est le mot anglais), dit-il, et il poursuit. Il y a des gens qui critiquent les gouvernements et en même temps leur demandent de l’argent – et à ce moment, il joint le geste à la parole sur scène et tend sa main comme un mendiant -. C’est bien compréhensible, poursuit-il, je suis de ceux-là moi-même, moi aussi j’ai critiqué des gouvernements et maintenant je leur tends la main pour de l’argent –et à nouveau il tend sa main comme un mendiant. Mais, si on peut critiquer des gouvernements, n’est- il pas plus important de nous retourner vers nous-mêmes – y compris pour se demander par exemple : pourquoi n’ai-je pas pu obtenir cet argent ?

« Je crois plus important de nous retourner et nous interroger nous-mêmes ». On peut entendre qu’il ne faut pas compter  sur un leader mondial dans le combat en cours : nous le savions déjà. On peut entendre plus important :  la politique l’emporte sur les questions d’Etat, et aujourd’hui tout spécialement, quand l’Etat doit mendier la politique est libre et décide pour elle-même. « là d’où je suis parti, là je reviendrai en retour » :  on peut mettre le lion en cage, et de bien des façons, mais le vieux militant reprend sa liberté quand il prend la parole en s’adressant aux inconnus, aux camarades. Si quelques-uns l’ont entendu, cela  se connaîtra. 

 

Cécile Winter

Novembre 2002