28 000 000 d’Africains sont malades du Sida.

 

               Pourquoi sommes-nous en train de faire campagne pour que la France fournisse les traitements ? Pourquoi « 28 000 000 » ne donne-t-il pas immédiatement, à tous, la mesure de la situation ? Où la signification des nombres et des mots s’est-elle perdue ?

               28 000 000 : est-ce le nombre qui n’a pas de sens ou est-ce ce qu’il désigne ? L’ordre de grandeur est-il inaccessible ? Les unités qui composent une telle quantité sont-elles imperceptibles ?

               Un nombre aussi massif déjoue l’analyse, ne se laisse pas dénombrer facilement. Il met en échec les représentations. Pour lui donner forme, pour créer des images, pour apercevoir quels sont les hommes qui composent une masse, on peut trouver des systèmes de conversion (28 000 000, c’est presque la moitié de la population française) ou poser des correspondances terme à terme. C’est un usage répandu chez les stratèges de la communication de l’aide humanitaire. En proposant des photographies, des prénoms, des parrainages, en ciblant la destination[1]$ des dons, ils cherchent le moyen de rétablir l’équivalence entre deux individus : celui qui est en photo, celui dont la journée d’école ou le traitement mensuel vaut tant, et celui qui accepte de donner de son temps ou de son argent. L’autre, pour en avoir conscience, il faut l’isoler, le sortir de la masse, de l’innombrable. Il est ce malade, ce pauvre, cet affamé, cette victime dont on nous donne une image. Les qualificatifs deviennent des substantifs ; le pluriel fait place au singulier. Mais quels sont ces hommes ? Où leur nom et leur nombre se sont-ils perdus ? À quel monde appartiennent-ils ?

               Pour prendre la mesure d’un état d’urgence, il faut faire face aux nombres. D’une part, il est nécessaire d’en avoir une représentation globale, d’estimer rapidement les quantités. Mais d’autre part, pour comprendre la situation, il reste à affronter le dénombrement. Le calcul est simple, sans inconnue, c’est une addition :

28 000 000 = 1 +1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 +… + 1. L’important est sans doute de poser l’opération dans le bon sens.

               Un autre mode de calcul se fonde sur l’idée que « les petits ruisseaux font les grandes rivières ». Il consiste à compter 1 + 1 + 1 + 1 + 1 +…, jusqu’à 25, 300 ou 2500. C’est toujours mieux que rien, mieux que zéro. Certes, 25, 300 ou 2 500 vies, 25, 300 ou 2 500 personnes, c’est loin d’être rien mais, simplement, ce n’est pas assez. L’échelle n’est pas la bonne. Si l’on fournit les traitements à 25, 300 ou 2 500 personnes atteintes du Sida, il restera 27 999 975, 27 999 700 ou 27 997 500 malades.

               Dans la logique de l’aide humanitaire sont additionnées des micro-initiatives ; qu’elles soient individuelles, associatives, gouvernementales ou non, internationales, elles demeurent trop souvent bien en deçà de l’ampleur réelle des problèmes. Elles créent et entretiennent l’illusion que l’on finira par accroître l’ordre de grandeur, jusqu’à l’acceptable. Et pour faire du chiffre, augmenter les quantités, ce sont des choux et des carottes que l’on additionne ! 50 malades soignés + 30 réfugiés recueillis + 1 village équipé d’une pompe à eau + 400 enfants scolarisés =… Une seule addition suffit car, après tout, ce sont tous des Africains…

               C’est une addition sans résultat et bien qu’elle soit depuis longtemps posée, il reste qu’aujourd’hui 28 000 000 d’Africains sont malades du Sida. Comprendre d’abord ce nombre, 28 000 000, est le seul point de vue à partir duquel prendre la mesure des actions nécessaires ; c’est le point de vue qui nous amène à considérer que c’est l’affaire d’un pays. Il n’en demeure pas moins que le travail de dénombrement permet de penser le problème, fait advenir le questionnement : pourquoi a-t-on laissé à cette addition inouïe le temps de se faire ? Prendra-t-elle les mêmes proportions en Asie ? Est-il impossible de l’interrompre, prend-elle valeur de loi naturelle dans certaines parties du monde ?

               Une campagne pour que la France fournisse les traitements antiviraux en Afrique fait son affaire de ce nombre : 28 000 000. De ce nombre et de l’addition particulière dont il est le résultat. Il faudra faire face à toutes les autres additions. Pour penser ces 28 000 000, il faut trancher dans la masse et en distinguer les éléments constitutifs. Il faut être capable de considérer un à un les termes de l’addition, de leur donner forme, de se les représenter. Il faut réduire leur altérité et accepter que l’étalon de la mesure du monde soit la simple équivalence entre deux vies. Il va être nécessaire de faire des efforts en arithmétique parce qu’il va falloir faire face à toutes les additions ; en géométrie aussi car le monde change de figure.

 

Juin 2002

Valérie Lozac’h-Legendre